Des remembrances

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Gaston Danville, « Des remembrances », Mercure de France, t. II, n° 14, février 1891, p. 108-109.


DES REMEMBRANCES
(ÉTAT D'AME)


 De pâles violettes flétries, dont les pétales blancs se sont tristement refermés.
 Et devant le bouquet fané elle s'est prise à songer.
 Ils les avaient cueillies ensemble. Des souvenirs lui venaient de ce jour de printemps.
 Sous la feuillée naissante, ils étaient allés. Une tiédeur parfumée emplissait la forêt de caresses moites et douces. Les grands arbres, aux troncs moussus, s'enveloppaient de soleil, et les abeilles y bourdonnaient. Ils avaient suivi un chemin qui s'ouvrait devant eux, où des arceaux verdoyants s'entrelaçaient au dessus de leur tête. Tout droit, ils marchaient sur le gazon plus tendre, vers les lointains embrumés d'or. Et c'étaient des vols effarés de petits oiseaux s'enfuyant à tire d'aile, des buissons fleuris qu'en passant ils frôlaient, des ballets de moucherons bruissant dans l'air réchauffé, et aussi des tapis d'anémones et de muguets qui ondulaient en frissonnant.
 Toutes ces choses les rendaient heureux et ils erraient, enlacés, comme dans un rêve d'amour. Il ne lui parlait pas de peur de rompre l'enchantement ; mais ses yeux en les siens se plongeaient parfois, lui disant les adorations ineffables et les inouïes félicités. Elle s'émotionnait délicieusement de cet échange de regards, où s'abîmaient leurs âmes dans l'infini des contemplations. Elle aurait voulu rester toujours ainsi bercée par l'indistinct murmure, qui vibrait continu, perdue près de l'aimé dans cet isolement, au milieu de la forêt protectrice. Une vague langueur envahissait tout son être, elle sentait des bouffées de désirs confus venir brûler ses tempes.
 Au pied d'un chêne enguirlandé de lierre, ils s'assirent, et leurs lèvres se rencontrèrent en un long baiser. Près d'eux des violettes, avec des blancheurs de lys, se recourbaient, gracieuses, sur leurs tiges frêles ; et des fleurettes aux corolles entr'ouvertes montait une buée fraîche, d'odorantes senteurs...
 Oh les pâles violettes flétries, dont les pétales blancs se sont tristement refermés!
 Maintenant encore l'azur des cieux flamboie, et par la fenêtre ouverte viennent des souffles embaumés. Mais cette vision radieuse pour elle s'assombrit, car elle rend plus poignantes les ressouvenances du passé. Seule elle est à aimer ; car tant était fort son amour, qu'il pardonne à l'ingrat la lâcheté de l'abandon. Mais son cœur meurtri toujours saigne, et elle ne peut croire encore à la réalité hideuse. Ses souffrances s'avivent au douloureux retour de ces moments qu'elle avait pu croire éternels. Des pâquerettes émaillent les prairies ; elle ne les interrogera plus, les fleurs menteuses qui répondaient faussement. Des oiseaux chantent, qui lui semblent moqueurs. Pourquoi ce printemps est-il revenu, si semblable à l'autre, — et qu'il lui est odieux! Et de nouveaux printemps renaîtront encore sans lui ramener le bonheur envolé!
 Des pleurs filent sous ses paupières baissées.
 Elle laisse couler ces larmes, dont le cristal prismatise l'horreur de l'à-présent, et peu à peu s'évanouit la douleur qui en est la cause. Son âme se rassérène, et reprend un calme bienfaisant. L'oppression qui l'étreignait de tout le poids d'un irréparable nettement conscient se dissipe. Et, les cils encore humides, mais d'un œil tranquille, oublieuse du passé, inconsciente du présent, peut-être confiante en l'avenir, elle regarde tout ce qui lui reste d'un amour où elle avait mis sa vie : le bouquet fané, et sourit aux pâles violettes flétries, dont les pétales blancs se sont tristement refermés.

Gaston Danville.


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