Deux Empereurs

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Princesse Nadejda, « Deux Empereurs », Mercure de France, t. I, n° 10, octobre 1890, p. 345-349


DEUX EMPEREURS


 Dans un célèbre parallèle, Voltaire avait déjà mis en présence deux princes, l'un de race germanique, l'autre de sang slave. Il faisait là œuvre de dilettante :les deux princes dont il se plaisait à conter l'histoire n'avaient qu'à titre de curiosité intéressé la France ; elle avait, en spectatrice amusée, assisté à leur conflit, indifférente à ce que la victoire restât dans un camp plutôt que dans l'autre. Il n'en est pas de même aujourd'hui, et si les princes, dont elle est obligée de suivre d'un œil anxieux les réciproques politiques, sont peu propres par leur personne à exciter le même enthousiasme que leurs illustres et géniaux devanciers, leurs entrevues, leurs décisions, leurs manifestations, leurs intentions respectives sont pour elle d'une bien antre importance.
 De Charles XII, Guillaume II a tout, sauf cette indépendance d'aventurier qui permit au Suédois, sans trop de responsabilité, de risquer follement sa peau et sa couronne sur tous les champs de bataille de l'Europe. De Pierre-le-Grand, Alexandre III n'a rien, sauf l'imperturbable patience et la foi sereine en la grandeur de son peuple.
 L'Allemand est jeune, intrépide, fougueux ; son tempérament le pousse à oser ; il procède par coups de tête, tantôt généreux, tantôt ridicules, toujours imprudents ; sa vertu, c'est la belle illusion de ses pensées ; son vice, l'intempérance fâcheuse de ses actes ; il vibre, il carillonne, il subjugue ; tout fermentant de vie, il entend communiquer son ébullition à son entourage, à son empire, à ses voisins, au monde ; sa confiance le pousse, son optimisme le guide, son bonheur — jusqu'à présent — a fait le reste. Cet Allemand est un Français ; plus qu'un Français : un méridional.
 Le Russe est lent, compassé, recueilli ; il ne se presse de rien, il attend, il repose dans une immobilité de sage vieillard, il n'agit qu'en permettant très difficilement an cours fatal des choses de suivre plus loin ; il ne décide jamais, il se résoud ; sa volonté, c'est le statu quo ; son mot d'ordre, le silence ; bien loin de tenter l'inconnu, il ne transige qu'avec l'inévitable ; il fractionne, imposant à la porte des traditions ; son esprit contemple, son cœur s'absente, son imagination dort. Ce Russe est un Turc ; plus qu'un Turc : un marabout.
 Chacun d'eux — c'est bien connu — est un mystère : mais l'un est un mystère dispersé à tous les vents ; l'autre un mystère rebelle à tous les rayonnements. D'ailleurs, il n'y a peut-être pas grand secret derrière leur tête ! Mais leur position est si considérable, que l'on s'imagine volontiers que chacun de leurs froncements de sourcils recèle un million de pensées. On ne prête qu'aux riches : combien prête-t-on davantage aux puissants !


 Il suffit que ces deux hommes soient à l'heure qu'il est les arbitres presque absolus des précieuses destinées de notre lamentable Europe : on ne saurait braquer sur eux trop de télescopes — ou de microscopes. Ces deux géants — ou ces deux gnomes — sont capables à eux seuls d'ouvrir ou de fermer les portes du temple de Janus. Leurs proportions ne font rien à l'affaire ; un simple bacille déchaîne dans un homme le choléra ; un petit vibrion nerveux produit dans ce même homme la santé et le bonheur. Alexandre et Guillaume sont dans l'organisme continental ces éléments terribles qui, quelque infinitésimaux qu'ils soient, dispensent à tout le reste ou la vie ou la mort. Seront-ils meurtriers ou féconds ?
 C'est en de si peu réjouissantes pensées que j'étais, l'autre soir, absorbée — autant, du moins, qu'une femme peut se laisser absorber par des pensées. Le jardin supérieur du palais de Peterhof était, depuis le matin, envahi par une foule qui attendait les deux empereurs. Ceux-ci n'arrivaient pas. La foule se dispersa. Prévenue de l'heure probable de l'arrivée, je rôdais à peu près seule dans le parc alors presque désert. Une trentaine de personnes, qui avaient eu vent comme moi du moment auguste, on qui s'étaient obstinées, lancinées du désir violent de contempler durant deux minutes deux impériales figures, fermaient un petit groupe devant l'entrée des appartements réservés au César étranger. Un magnifique suisse, enseveli dans un fastueux manteau rouge chamarré d'aigles jaunes, bondait de sa corpulence la baie de la porte. Deux grands diables d'Allemands, casqués congrûment et culottés de blanc, se tenaient plantés immobiles au bas de l'escalier. Des domestiques de la cour s'affairaient.
 J'étais fort exaspérée d'une attente d'une demi-heure déjà, lorsque le prince Ivan Egorovitch m'accosta et m'offrit son bras.
 Il faut que je présente le prince Ivan Egorovitch. Je ne dirai rien de son physique : ce physique n'intéresse que moi. Mais son état d'esprit est bien digne de remarque, surtout pour un étranger observateur : Ivan Egorovitch est un résumé, un compendium exact de ce que pensent, de ce que croient, de ce que jugent, de ce que veulent, de ce que rêvent plusieurs millions de ses compatriotes. Ivan Egorovitch est russe jusqu'au bout des ongles, mais un Russe mauvais, pédant, intransigeant, un Russe pour qui tout ce qui n'est pas russe est un objet de haine et de mépris, un fanatique de la Sainte Russie — il tient à l'épithète — un panslaviste, non pas seulement dans le sens que tous les Slaves doivent être Russes, mais aussi dans celui que tout ce qui est russe est bien et que tout ce qui est bien est russe. Le voilà défini.
 — Eh bien, princesse, commença-t-il, nous allons donc voir ce jeune héros, ce favori de la gloire... à venir, ce chevalier errant redresseur de torts et pourfendeur de vieilles gibernes !
 Je sentis de suite dans ces paroles et dans le ton sur lequel elles étaient prononcées un trait narquois et perfide décoché à Guillaume II, sans autre raison que le panslavisme et par simple impertinence. Je n'ai jamais aimé ces façons illogiques de satire : et, pour maintenir l'équilibre, j'entrepris illico, à la barbe du prince furieux, une apologie du souverain allemand beaucoup trop complète pour n'être pas exécrable.
 — Que me dites-vous là ? gémit Ivan Egorovitch. Vous êtes incroyable, ma parole. Vous employez vous-même votre vie à dire des méchancetés et à découvrir le ridicule partout, et vous ne me passez pas la moindre moquerie.
 — Pardon, répondis-je, mon cas est fort différent du vôtre. Je suis une cosmopolite, c'est-à-dire une impartiale. S'il me plaît de découvrir le mal et de m'en amuser, je le fais partout où je le trouve, aussi bien en Russie qu'ailleurs et aussi bien ailleurs qu'en Russie. Et ce n'est point là du pessimisme, comme vous avez l'air de me le reprocher. Je suis, au contraire, une optimiste — tout au fond. Ce n'est pas pour rien que je m'appelle Nadejda.
 Nous en revînmes à Guillaume II. Ivan Egorovitch continua à me le fort maltraiter. Suivant lui — et je doute qu'il ait pris ses informations ailleurs que dans son imagination - le jeune Kaiser ne rêve que plaies et bosses. S'il est descendu à Revel, ce n'est pas sans intention ; et s'il se montre en Russie après avoir été en Norvège et en Angleterre, ce n'est pas sans perfidie.
 — Quoi qu'il en soit, continua le prince, ses instincts belliqueux et ses visées ambitieuses ont trouvé à qui parler. Il vient d'assister à nos manœuvres de la garde ; il en a été abasourdi : je dis « abasourdi ». Il a vu nos soldats manœuvrer, comme on ne manœuvre qu'en Russie, par un temps épouvantable, dans un terrain épouvantable, où tous ses Poméraniens seraient restés empêtrés jusqu'à la pointe de leur casque. Il s'est rendu compte que le Russe est maître chez lui, inattaquable, invincible. S'il lui prenait fantaisie de renouveler 1812, il n'en ressortirait pas en meilleur état que Napoléon. Et encore, la nature seule vainquit Napoléon. Outre cette même nature, l'ennemi aurait sur le dos la plus forte armée de l'Europe, la plus disciplinée, la plus endurante, la plus prête à toutes les fatigues et à tous les sacrifices. Aussi, Guillaume II n'est pas content, pas content du tout, et il fait une tête... vous allez voir ça !
 — À mon tour, dis-je, de vous accuser de pessimisme... international : car pour la Russie, vous êtes d'un optimisme qui frise de bien près ce qu'on appelle chauvinisme de l'autre côté de l'Allemagne. Qui vous donne à supposer que de ces deux empereurs, l'un veuille la guerre et que l'autre impose la paix ? Guillaume II, je vous l'accorde, est plus dangereux qu'Alexandre III, lequel, dans son état d'ours en léthargie, me paraît tout à fait rassurant pour la tranquillité de la ménagerie européenne. Mais ce jeune Prussien a donné, lui aussi, d'importants gages de paix. Vous objectez le discours de Koenigsberg, les armements continus, l'expulsion manu imperiali d'un chancelier gênant : je vous assure pourtant qu'on prononce ailleurs qu'en Allemagne et qu'on a toujours prononcé des discours belliqueux en s'adressant à des soldats, que l'on arme partout en vertu du si vis pacem, et que l'on voit assez souvent pour que ce ne soit pas extraordinaire mettre à la porte des ministres qui ont cessé de plaire. Remémorez-vous, par contre, les principaux gages de paix offerts cette année au pauvre monde par les puissances, les deux grands congrès et les arrangements coloniaux entre autres : ils sont d'initiative allemande. À qui attribue-t-on ces intentions de propositions pour le désarmement ? À Guillaume II. Voilà des gages positifs qui valent, ce me semble, les gages négatifs fournis par l'immobilité de la Russie. Ce jeune souverain n'est pas bête ; il est encore moins fou, comme on le dit ici couramment : il n'engagera pas son pays dans une guerre, où il aurait tout à perdre et peu à gagner. Ce qu'on peut lui reprocher, jusqu'à présent, ce n'est guère que son adolescence, sa pétulance, sa faculté de se nourrir d'illusions, le bonheur insolent avec lequel il jouit des faveurs de sa naissance. Ce sont des qualités dans la vie : sur un trône... c'en sont aussi, pourquoi pas?
 En ce moment, il y eut un bruissement de roues, une vision de calèche rapide attelée de deux chevaux blancs. Les empereurs arrivaient.
 Leurs physiques n'ont rien d'impérial. Guillaume II, à ce point de vue, pêche à l'excès. Dans l'ample tunique de général russe, il semble un peu moins grelottant que la dernière fois que je le vis. Mais la figure, soutachée de sa laide moustache jaune sale, est toujours d'une banalité attristante. C'est ce front indécis, ces yeux fades à fleur de tête qui déplaisent tellement chez les princes anglais. L'expression demeure médiocre, malgré le mouvement à caractère de la ligne des lèvres, le moins mauvais morceau de cette physionomie peu attrayante. Le buste entier manque de coup de pouce. C'est par les gestes que se manifeste l'agitation de l'intérieur : ils sont pressés, nombreux, raides et violents ; tout le corps y prend part. La démarche est celle qui est à la mode chez bon nombre d'officiers allemands et russes, surtout chez ceux qui montent beaucoup : la démarche d'un canard qui ferait de grands pas.
 Si Guillaume II est un spécimen de banalité, Alexandre III en est un de grossièreté. Voulez-vous voir un moujik de la plus belle eau, aux traits frustes, taillés à la hache, au nez charnu, à la bouche lippue, aux tempes rudes, an menton submergé dans le flux d'une barbe drue, à l'ossature énorme, au torse lourd, aux remuements lents et ennuyés, à la parole rare, grave, un peu brutale, aux manières sans éducation et à l'absence complète d'une finesse quelconque dans toute la personne, regardez sur le trône de Russie : le premier des moujicks s'y carre. Il faut pourtant noter l'extrême franchise, l'honnêteté du regard ; sans que l'œil soit beau, il a une profondeur qui semble reposer sur un fond de bonté mystique. C'est le point attractif du visage ; et sous le gros front escarpé qui commence à envahir les cheveux, il éclaire d'une efficace sympathie la broussaille épaisse de cette figure.
 Aussitôt les souverains descendus, le chef des écuries offrit à Guillaume II le présent du tsar : une troïka, avec calèche pour l'été, attelée de bêtes de race, d'un joli poil café-crème. L'hospitalité est toujours somptueuse chez les Romanoff. Guillaume avait apporté un char-à-bancs : on lui rendit deux voitures, trois chevaux et un cocher en robe de velours par-dessus le marché. Il s'approcha visiblement charmé, en connaisseur qui veut l'être et le paraître, il palpa les bêtes l'une après l'autre, pinça les naseaux, scruta les dents, tâta les sabots, puis, après le départ du tsar, il s'occupa pendant bien vingt minutes à faire parader devant lui son nouvel équipage, dans cette allure caractéristique des troïkas, où deux chevaux galopent tandis que celui du milieu est lancé au grand trot.
 La représentation terminée, Ivan Egorovich me dit :
 — Dans la république athénienne, le bon sens des citoyens est la principale sauvegarde de l'État. Il est heureusement plus facile à ces deux souverains d'avoir du bon sens qu'aux deux cent millions d'hommes qu'ils représentent. Si l'un n'en a pas, l'autre, au moins, en aura pour deux.
 — Espérons-le, Ivan Egorovitch : quoique, si le mauvais esprit s'en mêle, il lui soit assurément beaucoup plus commode d'avoir raison de deux hommes, que de s'attaquer an même moment à deux cents millions. — Reconduisez-moi donc jusqu'à ma voiture.


Princesse Nadejda.


 Peterhof, août 1890.


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