Deux Expositions : Berthe Morisot. - Deuxième Exposition des Peintres Impressionnistes et Symbolistes

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G.-Albert Aurier, « Deux Expositions : Berthe Morisot. - Deuxième Exposition des Peintres Impressionnistes et Symbolistes », Mercure de France, t. V, n° 31, juillet 1892, p. 259-263.




DEUX EXPOSITIONS
Berthe Morisot


 Un discret printemps souriant, avec apparues sous de claires feuillées, des gracilités juvéniles et féminines que baigne une singulière et charmante et limpide atmosphère, faite d'un lumineux poudroiement de délicat bleu-gris et de vert trop tendre...
 La genèse de cette oeuvre, à vrai dire, peut-être la sait-on trop. Malgré soi, l'on imagine une espiègle femmelette vêtant, jadis, en une pieuse et passionnée Mascarade, la défroque du grand maître Manet, son veston de velours et son pantalon de nankin, sans compter son feutre ni sa gambier, et ensuite — très ensuite — mettant longtemps, bien longtemps, à dépouiller, pièce à pièce, comme à regret, l'aimé et glorieux déguisement.
 Et, en vérité, cette exposition, n'est-ce point, tout simplement, l'histoire de ce lent, de ce pénible déshabillage, l'histoire de la veste de velours faisant péniblement place au corselet de soie; du pantalon de nankin quitté, en rechignant, pour les bas à jour et les jupes de surah ; du feutre mou, pour le chapeau de bergère ; et de la brosse aux durs crins, pour la houppette à veloutine ?
 Voyez :la Femme en noir, la Femme à l'éventail, cette si intéressante Plaine de Génevilliers, ce Portrait de Mme***; cette Vue de Paris, cette Enfant à la perruche, toutes ces toiles et tous ces pastels relativement anciens. Madame Berthe Morisot, si j'ose ainsi dire, fumait encore la pipe, alors, en buvant la bière dans le bock du Bon Bock... Mais bientôt c'est le Lac du bois de Boulogne, la Mangeuse de pommes, l'heure où, le carnaval fini, il faut quitter les mâles oripeaux du bal pour reprendre ses cotillons et ses gestes de toujours. Et voilà que la métamorphose est accomplie et que c'est une femme qui s'assied maintenant devant le chevalet pour peindre cette Fillette assise, si exquisément poupée qu'on songe à telle autre de Renoir, ce Déjeuner sur l'herbe, ces Aloës, ces Faneuses, cette Bergère couchée, cette Fillette au panier, cette Petite fille à l'oiseau, ces Cygnes, toutes ces apriliennes apparitions de gamines roses, de babies rieurs, surgis en ce clair envolement de cendre bleue, de cendre verte, dans cet air si transparent et si tendre, surtout - oh ! surtout — toutes ces délicates aquarelles, tous ces jolis croquis si légers d'enfants, à peine rehaussés de cobalt et de vermillon éteints...
 Ah ! vraiment, la pipe et les culottes sont loin ! et loin aussi les belles qualités mâles, un instant apprises du maitre d'autrefois, la précise et synthétique vision des formes et des couleurs, l'horreur du joli sentimental ! La houppette a fait son œuvre et il a plu quelque poudre de riz, il faut bien l'avouer, dans le bateau des Canotiers d'Argenteuil. Mais pourtant l'oeuvre reste, malgré tout, intéressant, à cause même de cette inattendue interprétation du plus masculin génie qui fût, à cause même de cette légitime et savoureuse féminité, si loin de la redoutable féminité de ces dames des « Femmes peintres » ...

Deuxième Exposition des Peintres
Impressionnistes et Symbolistes.


 Je suis, en vérité, fort embarrassé pour dire de cette entreprise, excellemment artistique, tout le bien que j'en pense, l'ayant déjà, et hautement, proclamé dans la préfacette du catalogue qu'on me fit l'honneur de me demander. Aussi me résouds-je à simplement recopier à l'usage des lecteurs du Mercure les quelques lignes hier imprimées sur ce sujet :
 Le public parisien de cette fin de siècle, qui ne rappelle que de fort loin, il faut bien l'avouer, le public florentin du temps des Sforza, ou les Hellènes du temps de Périclès, estime avoir suffisamment sacrifié au culte de l'Art lorsqu'il a pris, par douze mois, quatre ou six heures sur ses occupations de bourse, d'industrie, de négoce ou de sport, pour aller faire quelques tours dans ces grands bazars nationaux qu'on nomme les Salons. Cela suffit à son appétit esthétique, mais aussi, qu'on le concède, démontre son admirable sobriété et un souci vraiment admirable de la qualité des victuailles ingurgitées.

Je sais des commerçants et des banquiers d'aujourd'hui qui, pour avoir acheté à ces étalages forains que patronne l'Etat, quelque sucre de pomme ranci de M. Lobrichon ou quelque poussiéreux pain d'épice à l'anis de M.Loustauneau, se comparent mentalement à Mécène, à Leon X où à Laurent le magnifique.

Ces singulières jouissances suffisant an public de maintenant, ne le turlupinons donc point trop — d'autant plus que ce serait sans doute très en vain - par d'amères critiques sur sa cuisine et ses pâtisseries d'élection. Bornons-nous à constater, une fois de plus, et pour les rares curieux des choses intellectuelles (si toutefois il en existe encore dans ce siècle de financiers, de jockeys et de droguistes), que l'art contemporain n'est point dans ces énormes déballages officiels où beaucoup sont tentés de le chercher, dans ces grotesques foires, moins courues des vrais artistes que des camelots en quête d'écouler leurs pacotilleux rossignols et des saltimbanques mendiant à coups de grosse caisse lézardée des bravos et des sous, sans parler des bestiaux phénomènes venus là pour les médailles!...

Sans doute, je sais qu'on peut objecter des noms glorieux égarés en ces infamantes galères, Puvis de Chavannes, Rodin, Carrière, Whistler, Sisley, Henner, quelques autres...

Mais, comptez-les !... Et puis, si vous avez quelque imagination, songez à la formidable besogne qu'aurait le Christ ressuscité s'il lui fallait, une seconde fois, chasser les marchands du temple, les autres, tous les autres - un Christ qui serait bien un peu, n'est-ce pas, le cousin de l'Hercule chez Augias!

Hélas ! les miracles sont rares, en cet âge de houille, et nous n'avons guère le droit de compter sur un nettoyage aussi fabuleux. Le mieux, en attendant l'improbable fouet du Christ ou le balai d'Hercule, c'est d'aller chercher ailleurs nos jouissances artistiques. Et, certes, ces jouissances artistiques, on peut les trouver ailleurs, qu'on le sache bien.

Loin des Salons, dont les jurys prudents les bannissent, ou dont spontanément ils s'exilent eux-mêmes, loin des mercantiles préoccupations, loin des salopes usines de pastichages et maquillages à la mécanique de leurs prétendus confrères, il est, certes, des artistes véritables qui aiment à se réclore en leurs beaux rêves, travaillant glorieusement à des œuvres méprisées, cherchant sans souci de la mode, de la fortune ni de l'actuelle popularité, à naïvement fixer, dans la glaise on sur leurs toiles, les plus subtils frissons de leurs âmes de poètes et préférant à toutes les médailles et à toutes les croix la seule approbation de leur conscience. Ils sont là, dans ce tréfonds perpétuellement fermentant, qu'ignore le public, mille jeunes hommes ardents, convaincus et désintéressés. Ils ont bouleversé, avec des fougues belles d'enfants révolutionnaires, les vieilles formules de l'école, les ponctifs de l'Académie, tous les clichés surannés dont vivent les bons élèves.

Ils se sont exaltés, les uns, tout à la joie des sensations, découvrant les féeries oubliées du soleil, les autres, tout à la joie de l'idée pure, proclamant les incomparables splendeurs du rêve, tous broyant sur leurs palettes moins de couleur que d'amour.

Malheureusement, le public, jusqu'à ce jour, au cas improbable où le désir lui fût venu de connaitre ces obscures alchimistes de ce qui sera peut-être le Grand-Œuvre de demain, en eût été assez empêché, les ateliers de Montmartre étant hauts et le Bottin discret à leur sujet. Aujourd'hui, il n'en est plus ainsi. Gràce à l'initiative de M. Le Barc de Boutteville, les œuvres des jeunes peintres novateurs, leurs études mêmes sont groupées et offertes à l'examen des curieux, à côté de celles des maîtres dont ils se réclament. Certes, l'homme de goût et de bonne volonté, rara avis, qui s'égarera en cette Exposition, n'y trouvera point que des chefs d'oeuvre. Il y remarquera bien des tâtonnements d'écolier, bien des essais maladroit, bien des efforts avortés, mais il ne pourra, je crois, s'empécher de constater combien, pourtant, ces essais originaux et personnels, même les plus inférieurs, sont plus interessants et plus vraiment de l'art que les banales merveilles patentées des Salons. Quant au gros public, nous n'en donnons point, il rira, pour témoigner de sa parfaite incompréhension. Mais ainsi, mon cher Le Barc, vous aurez toutes les gloires: celle d'avoir aimé, découvert et encouragé les vrais artistes, celle d'avoir assumé les railleries de vos contemporain, et enfin celle de pouvoir compter, je l’espère, Sur la reconnaissance de la postérité.


 Tout, répétons-le, est, par un charmant en dehors de tout académisme, par un rare individualisme intransigeant, par un absolu passionnement d'art pur, intéressant dans cette exceptionnelle exposition, et tout citer serait simple loyauté, n'étaient les rigueurs de notre cadre : — et les belles têtes mystiques et les Synthétiques paysages de Filiger, et les fantasmagories coruscantes d'Angrand, et les études de portraits d'Anquetin, aujourd'hui amoureux des belles pâtes de Manet, et le Jet d'Eau si naïvement et si somptueusement conte-de-fée d'Emile Bernard, et les discrets mystères de Maurice Denis, et les aveuglantes averses de confetti multicolores de Dubois-Pillet, de Signac, de Lucien Pissarro ou de Luce, et les mélancoliques Sources d'amertume de Jeanne Jacquemin, et les extrême-orientales tératologies de Ranson, et les chavanesques baigneuses de Petitjean, et les merveilleuses tapisseries de haute lisse de Séruzier, et les fantaisies distinguées de Willette et celles un peu crapuleuses de de Feure, et les âpres mièvreries de Zandomenéghi, et cet admirable éventail de Gauguin, et ces lumineux givres de Vogler, et ces cruelles réalités de Lautrec, et ces jolies arabesques de Bonnard, et ces particuliers quais de Seine de Fournon, et ces symphonies en bleu, en jaune et en rose de Henry-Edmond Cross, et ces Gausson et ces Albert et ces Guilloux et ces Legrand et ces Moret et ces Paillard et ces Roy et tout, tout, je vous dis, tout !...

G.Albert Aurier


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