Douleur - Les Colombes

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Albert Samain, « Douleur - Les Colombes », Mercure de France, t. IV, n° 25, janvier 1892, p. 24-25




DOULEUR


Douleur, quel sombre instinct dans tes bras nous ramène?
Et pourquoi vibrons-nous cette âpre volupté
En entendant du fond des violons monter
Le vieil écho poignant de la misère humaine?


Pourquoi nos soirs d'amour n'ont-ils toute douceur
Que si l'âme trop pleine en lourds sanglots s'y brise?
La tristesse nous hante avec sa robe grise
Et vit à nos côtés comme une grande sœur.


Les plus hauts d'entre nous, vaguant par les ténèbres,
Artisans raffinés de leur propre tourment,
Ont taillé leur souffrance ainsi qu'un diamant
Pour lui faire jeter des éclats plus funèbres.


Et le Cœur dit : « Je suis l'ivrogne furibond.
Certes, la joie est bonne et luit couleur de gloire;
Mais, quand c'est la Douleur même qui verse à boire.
Le verre qu'elle tend nous semble si profond.


J'ai soif... A moi le vin des artères brûlantes,
L'amour terrible et doux, l'espoir vermeil des forts.
L'ennui brûle... J ai soif... Ah ! versez à pleins bords
Le sang jailli des grandes âmes ruisselantes!


L'orgueil coiffe nos fronts d'un casque triomphant;
Mais je sens des fraîcheurs de torrents et d'eaux vives
Et d'immenses forêts profondes et plaintives
Quand la Pitié me touche avec sa main d'enfant.


Les dieux puissants vivaient l'éternelle journée
Assis dans la lumière avec des fronts d'airain...
La Croix du Pâle a fait son geste souverain
Et la terre à genoux vers elle s'est tournée.


Je veux la passion et l'amour et la foi.
Comme un guerrier farouche, avide de blessures,
Je veux voir, même au prix de défaites trop sûres,
S'éparpiller mon beau sang rouge autour de moi.

Sous la main qui détient l'Or des miséricordes,
Vivre, sentir en moi les houles de la mer:
Tendre — toute en frissons ! — la lyre de la chair...
Et que la lyre en feu fasse éclater ses cordes!


Car je suis, dans l'ivresse ardente du souffrir,
Frère des hauts flambeaux, dont le vent tord la flamme,
Et qui, saignant à flots les pourpres de leur âme,
Jettent leurs plus beaux feux à l'heure de mourir. »

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LES COLOMBES
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La vaste mer livide étreint l'horizon nu,
L'horizon désastreux où la vieille arche flotte...
Au pied du mât penchant l'Espérance grelotte,
Croisant ses bras transis sur son cœur ingénu.


Depuis mille et mille ans pareils, le soir venu,
L'âme assise à la barre, immobile pilote,
Regarde éperdument dans l'ombre qui sanglote
Ses colombes s'enfuir vers le port inconnu.


Elles s'en vont là-bas, éparpillant leurs plumes
A travers le vent fou qui les cingle d'écumes,
Ivres du vol sublime enfermé dans leurs flancs.


Et, chaque lendemain, au jour blême et cynique,
L'arche voit surnager leurs doux cadavres blancs,
Les deux ailes en croix sur la mer ironique.

Albert Samain.


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