Edouard Dubus mai 1892

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Charles Morice, « Edouard Dubus », Mercure de France, t. V, n° 29, mai 1892, p. 1-9.


EDOUARD DUBUS



 Le charme particulier du poëme (1) que vient de nous donner ce Poëte — outre la forme rare, délicate, harmonieuse et la couleur légère à la fois et sincère du sentiment - outre le parfum de plus hautes promesses que fleure ce bouquet de jolis et de beaux vers — est dans l'arrangement ingénieux qui contraint des psychologies de dates diverses à l'unité poétique.


I


 La femme mal aimante et impérieuse et sans émoi, qui n'aime que la brume, de qui le vêtement est fait d'impassibilité, pose en des portraits pré­liminaires. Fut-elle rencontrée ? Indiscrète question. Ou si c'est là quelque pur prétexte aux lyriques madrigaux qui vont suivre? Eh, sans doute, les caprices de la vie ont eux-mêmes d'abord pu motiver ce prétexte. Mais la vie a tant de souplesse que chaque poëte y trouverait bien des modèles contrastés d'auditrices, d'élection pour des poëmes, et c'est au type choisi qu'il faut demander les indications les plus précieuses sur l'âme du poëte.
 Le type, donc, choisi par Dubus, est révélateur d'une âme bien de ce temps, avec tous les leurs et tous les pires désirs de ce temps. Un besoin initial et touchant de pureté:
  Une angélique Main, qui lui montre la Voie,
  Seule dans sa pensée eut la gloire d'écrire,
  Et le ciel, d'une paix divine, lui renvoie
  L'écho perpétuel de son chaste sourire.


 Or, ne serait-ce point là l'innocence vigilante, l'étrangère candeur si essentielle aux âmes libertine? Peut-être, car ce besoin de pureté ne va point sans quelque jouissance un peu sadique à songer qu'au fond des veines de la très pure circule:
  Une largueur cruelle en sa douceur première;
 La vierge pressent elle-même qu'un jour :
  Son désir fou prendra l'essor, les ailes grandes ;


 des lys pâment à sa caresse barbare :
  Et meurent au parfum rouge de ses baisers.


Quoi de plus désirable que la chasteté présente avec le pressentiment de toutes les perversités?. Cette écouteuse-là pourra tout entendre et donnera du prix à tout ce qu'on lui dira. Car elle est noble aussi, et dédaigneuse, et hautaine, et orgueilleuse; elle est mystique, encore, et ses grâces graciles évoquent :
   La majesté mélancolique
  D'une sainte, au long corps rigidement sculpté
  Dans un portail de cathédrale catholique.
</center>
 Et puis, elle a cette vertu suprême d'être silencieuse, et la voilà, de par ce seul détail, douée des mérites entre tous souhaités : puisqu'elle ne démentira point le poète, il pourra rêver que le ciel mire en elle ses féeries:
  Sa vie est un fleuve qui dort.
  Le ciel y mire ses-féeries
  Profondes sous un frisson d'or;
  Aux parfums de rives fleuries
  Sa vie est un fleuve qui dort...


 A tout prendre, cette sœur d'élection est surtout une bonne et idéale baudelairienne. Je l'aime ainsi,et je puis spécifier les traits qui la particularisent dans le groupe nombreux de ses congénères. C'est la plus jeune brebis du dangereux troupeau, et le vent qui souffle dans ses blanches laines s'est doucement attiédi. Il faudra lui parler moins des beautés sinistres du mal que ses alanguissements, d'horizons crépusculaires plutôt que de fauves midis. Elle fuirait les longs efforts et son âme est déjà lasse. Il faudra la rassurer pour l'attirer; comme elle songe à des colombes en allées, elle aimera les airs fanés que lui joueront :

 Cent violons mignons d'une grâce ancienne...


 Elle se plaira aux madrigaux élégants, d'un autre temps. Si on lui dit: marquise, elle sourira et voudra bien d'un abbé de cour.— Elle chemine entre les tragiques et les coquettes, et c'est dans les Fêtes galantes qu'elle a fait sa cueillette de Fleurs du mal.
II

 Baudelaire et Verlaine sont, en effet, par excellence, les maîtres aimés d'Edouard Dubus. Non, bien entendu, qu'il leur doive son essence de poëte. Mais en les lisant il a eu le sentiment d'une patrie retrouvée. Il ne croit pas que chez Baudelaire, le psychologue ait éteint ou même seulement gêné le poëte. Il ne croit pas d'avantage que l'influence de Verlaine ─ quoi qu'en pense tel et tel ─ doive être combattue.
 Puis-je toutefois le dire, ces deux traditions, si harmoniques, croirait-on, se sont gênées dans la pensée du jeune écrivain. Le Verlaine qu'il a le plus fréquenté n'est pas celui de Sagesse, le seul qu'on puisse ─ parmi les êtres divers et qui concertent la personnalité de Verlaine ─ affronter à l'auteur des Fleurs du Mal : c'est le Verlaine des Fêtes Galantes. Et là, dans ce jardin de Watteau où il n'avait point désiré descendre, Baudelaire s'est atténué, sa tristesse s'est dénouée, son génie, épris des fleurs pourpres, n'a su cueillir que de pâles roses d'artifice.
 Il a perdu la Passion sans trouver la Joie.
 C'est peut-être ici, hélas! la grande maladie morale de la plupart des jeunes poëtes de cette heure: ils n'ont ni passion ni joie. Ils me coquettent avec de subtiles possibilités littéraires d'amour et font des vers très raffinés sans rien d'essentiel. Même on peut s'étonner de l'étrangement inutile bravoure qui les incite à publier des rêveries sans cause vitale comme sans but idéal. Singulier moment d'outrance dans le dilettantisme, où rien ne se fonde plus ─ je parle pour le plus grand nombre ─ ni sur une croyance ni sur un désir de croyance! où l'on emprunte de l'originalité à des imitations bien exquises!
 Ne serait-ce pas que nous avons oublié nos initiaux devoirs?
 Je lis un livre ─ parmi les plus passionnants qu'on puisse lire (2) ─ que saint François d'Assise avait fait, à quiconque acceptait la règle franciscaine, de la Joie une obligation canonique au même titre que la Chasteté, de l'Obéissance et de la Pauvreté. — Aujourd'hui, ne sommes-nous pas, Poëtes, les seuls authentiques disciples de saint François? Pour la chasteté et l'obéissance... je ne sais qu'en dire: mais n'avons-nous pas fait, en écrivant nos premiers vers, vœu de joie invincible et de perpétuelle pauvreté?
III

 A défaut de joie et de passion, Dubus au moins garde un élégant désir d'intense vie sentimentale. C'est ces idéal d'intensité qui prête à son œuvre le charme de l'unité. Unité composite et qui relie des époques variées, unité réelle pourtant. Plus d'un titre de poëme (lisez l'éloquente « Table des matières ») fut, l'heure de sa nouveauté, le titre du livre lui-même : n'est-ce un bon signe de concentration croissante et la preuve d'un développement logique et un de la pensée du

poëte, d'un soin constant des hautes convenances qui régissent les relations du rêve et du chant? S'il enguirlande son rêve de fleurs factices et de fioritures, s'il aime trop le pompadour, voire le rococo, je ne lui en voudrai pas, à cause de l'accent délicieux où dans sa voix ces choses d'autrefois se sont renouvelées :
  On a cueille, dans un beau songe émerveillé,
  Un radieux bouquet de roses printanières,
  Que des belles d'aurore, aux exquises manières
  Des temps évanouis, fleur à fleur ont pillé...

 Et cela est vraiment, chez lui, mieux qu'un jeu où d'aventure il se complaise et parfois semble insister trop : c'est la caractéristique très nette d'un talent mièvre à plaisir, qui de telles mièvreries sait superbement rebondir aux sommets lyriques : tels ces deux poëmes, sans doute les plus beaux du livre, La Gloire et Méditation.
  Les drapeaux du Soleil vainqueur, où se marie
  Le rose triomphal avec l'or souriant,
  Poursuivent de rayons mortels la rêverie
  Des astres, qui gardaient la Nuit à l'Orient...

 Louons en passant le sens, admirable chez ce poëte, du majestueux et souple alexandrin officiel : l'alexandrin d'un Banville moins éclatant, moins altier et plus souple. Des vers comme ceux-ci indiquent l'excellent ouvrier dans leur variété savante :
  Solitaire dans un jardin des Hespérides...
  Dans les lilas fleuris le vent du soir chuchote...
  Sous les tilleuls irradiés de girandoles...
  Baigné par les splendeurs en feu d'un pur azur...
  Les oiseaux bleus qui s'envolèrent ce matin...
  A l'horizon gorgé de carnage il s'abat...
  De grands yeux monstrueux nimbés de terreurs vagues...
  L'enchantement des fugitives apparences...
  Ses mains font des bouquets dans l'espace et le temps...

IV


 Le grand grief contre cette poétique, c'est que le décor en a déjà servi. C'est le décor de l'artificielle nature parnassienne.
 Le grief s'aggrave si l'on observe que ce décor a servi déjà en des œuvres précisément analogues, comme composition, au livre de Dubus : poëmes reliés comme par des assonances de sentiments, mais où l'on pourrait bouleverser l'ordre impunément.
 C'est sans doute qu'à la manière de certains peintres qui « viennent des musées » Dubus vient trop visiblement des livres. Ses sentiments son à lui : mais s'il essaie, pour les éterniser, de les attribuer par quelque fiction à la nature, on croirait qu'il na l'a guère observée avec des yeux neufs, vivant. Il a négligé, croirait-on, d'écouter cette parole lumineuse de Stéphane Mallarmé : « le Poëte doue d'authenticité la nature. »
 Ses fleurs, ses oiseaux appartiennent à la botanique et à l'ornithologie si vagues du Parnasse. Il ne les a pas conquis lui-même et c'étaient des fleurs déjà cueillies, des oiseaux déjà familiers. Entre eux et son sentiment il n'y avait pas cette relation étroite et nécessaire qui est le signe de la création dans le symbole.
 Mais peut-être ce défaut est-il, dans le cas tout spécial de ce poëte amoureux de grâces surannées, un signe encore de personnalité. Qu'a-t-il de commun avec la vraie nature, cet amant de ruines galantes, qui, lorsqu'il échappe aux mignardises des madrigaux, échappe du même coup à toute visibilité pour atteindre à ces pures sphères spirituelles d'où sont proscrites les plus chères séductions de la vie, — comme en ce poëme, assurément le sommet du livre, Méditation.
 Quoi qu'il en soit, par ses mérites comme par ses défauts, l'auteur de Quand les violons sont partis est évidemment et nécessairement un « Poëte Français ».

V


 On m'excusera de tâcher de dissiper ici, aussi brièvement que possible, le léger malentendu qui faillit naguère s'établir à propos de ces mots: Poètes Français.
 A la suite d'une information trop rapide, publiée au Figaro, des gens, que je dois croire les plus purs du monde, m'accusèrent de prétendre au titre de chef d'école et m'enseignèrent qu'il n'y a, en art, que des individualités. Je m'en doutais. Voici les première lignes d'un livre publié en 1889:
 « Il n'y a plus d'écoles littéraires, il n'y a que des manifestations individuelles. Trois écrivains d'accord sur les principes, voilà ce qu'on ne verra plus... » (3).
 Mais voyant, non sans surprise, que des tentatives d'écoles — très étrangères et au génie français et à cette date — se produisaient ici, là, ailleurs, je songeai qu'il serait peut–être opportun de leur opposer un mot qui, sans être un programme, sans créer ni chef d'école ni « écoliers », eut le mérite d'unir quelques bonnes volontés dans le souvenir respectueux des grandes traditions; d'où ce titre: les Poëtes Français. J'éprouvai, à cette occasion, qu'une entente, même si large, n'est plus de notre temps.
 Quant aux conseils indiscrets que me donnèrent alors, et que de temps en temps d'ailleurs et sans autre prétexte que leur bon plaisir, me donnent sur ma propre production des moralistes imprévus, je n'ajouterai pas à ces vétilles, en y insistant, l'importance dont elles manquent. Comme dit le bon chanteur Gabriel Vicaire:
Rions donc un peu!
 Aux informations erronées ou aux intentions médiocres il sied de ne répondre que par des œuvres — et la date m'appartient.

VI


 Edouard Dubus a, au plus noble degré, l'amour et le culte de la Beauté. Toujours davantage, pour

se rapprocher d'elle, — et ce sont là les hautes promesses dont je parlais en commençant, — il dépouillera les mièvreries sentimentales et cette gracieuse mais caduque friperie des « regrets poétiques ».
 Je ne crois pas qu'en ce siècle de toutes les banqueroutes, — quant d'une part la multitude trop leurrée d'un inconsistant avenir de jouissances immédiates menace d'exiger violemment les terribles échéances, et que d'autre part les religions elles-mêmes, ces grandes agonisantes, ne savent plus prodiguer aux vivants, pour endiguer leurs désirs, les consolations d'éternelles récompenses, — les Poëtes, qui seuls disposent de richesse réelles, à la fois immédiates et éternelles, aient le droit de s'oublier dans l'égoïste et mauvaise délectation de leurs deuil intimes. Il ne s'agit certes point de faire œuvre directement utilitaire. L'utilité sera dans la pureté et dans la nouveauté même de l'œuvre. Et par l'œuvre sereine nous dirons — à ceux qui se plaignent:
 Votre erreur est de chercher hors de vous des trésors tangibles, réels de la douteuse réalité des pierres changées en pains. Il faudra toujours souffrir et peiner sur le chemin: mais l'homme a dans ses rêves des refuges splendides, dans son esprit et dans son amour des féeries infiniment changeantes. Le rêve est à tous. Quelques-uns le chantent — musiciens, peintres, écrivains, tous poëtes — et vous, l'humanité immense, écoutez-les. En grandissant eux-mêmes, en s'élevant toujours davantage vers un idéal que par pitié le sort toujours différera, ils vous enseigneront comment on s'affranchit des contingentes douleurs, sans les oublier: car ce rêve unique, ce rêve de vivre, tient compte de tous les éléments de la vie, mais il les transforme en les touchant ou s'en délivre tout en les indiquant par le recul d'un vaste essor. Il peut dire: « Je » à toutes les pages sans rien avoir d'égoïste. Il es d'essence eucharistique.
 Cette religion qu'ici je prêche — en prêtre qu'aucune raillerie ne va plus étonner — (et que déjà j'indiquais dans un livre), cette suprême Religion de Beauté, la seule désormais possible, où l'humanité s'adore dans les éléments d'infini qui prêtent une forme impérissable à ses éléments d'éphémère, dans le désir passionné de connaître pour l'aimer (seul vrai visage de Dieu) l'être mystérieux que toute l'évolution de la vie annonce et qui sera à l'homme ce que l'homme est à la bête inconsciente — tu l'as prévue, mon cher Dubus, dans ces beaux vers que je veux laisser pour dernier souvenir à ceux qui me lisent:
  Pour devenir, un jour, celui que tu recèles
  Et qui pourrait mourir, avant d'avoir été,
  Sous le poids d'une trop charnelle humanité
  O mon âme! il est temps enfin d'avoir des ailes.

Charles Morice.


(1) Quand les violons sont partis (Bibliothèque Artistique et Littéraire).
(2) L'Italie mystique, de M. Emile Gébhart.
(3) La Littérature de tout à l'heure. Avertissement.

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