Enilde. Viviane. Elaine. Genèvre

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Version du 20 novembre 2014 à 12:48

Jean Lorrain (d’après Tennyson), « Enilde. Viviane. Elaine. Genèvre », Mercure de France, t. VI, n° 35, novembre 1892, p. 237-239.


les autres ? Ils sont fous, injustes, oh, surtout injustes, car il a les mêmes soucis qu'eux... Il cesse de marcher, aspire à coups précipités son déplorable cigare, consumé de travers : il est éteint.
 « Les mêmes peines, absolument. »
 Une pichenette sur la partie mal brûlée des feuilles de tabac, qui résiste : il l'arrache, rallume, puis reprend sa lente ambulation par le fumoir, le front aggravé, l'âme triste...
 « Nous sommes tous soumis aux mêmes lois... physiologiques... psychologiques... sociales... Alors ?... »
 De nouveau, par l'entrebâillement du rideau soulevé, un regard sur la mer : le poudroiement d'or du soleil s'abolit dans le brouillard plus épais.
 « Tout le monde, hélas, a ses tracas. »
 Sa tristesse s'accentue. Il fume le bout très court de son piteux cigare, et s'y brûle les doigts. Il se fait mal en heurtant du tibia un corps dur.
 « Riches, pauvres, les mêmes calamités nous atteignent... La résignation, le renoncement, voilà !... La vie est si courte... Et les fatalités, La Fatalité... Le renoncement, c'est ce qu'il faudrait enseigner... aux pauvres... »
 Mais, avec un grand geste découragé, l'âme inondée d'amertume, il s'affaisse dans un fauteuil.
 « Ah ! ils ne comprendront jamais!... »
 II soutient son front de sa main, l'attitude abattue ; et longtemps il s'immobilise ainsi, accablé d'une journée si douloureuse, la désolation gîtée en ses yeux fixes... Il réagit enfin, se dresse en soupirant, ouvre la fenêtre et s'y accoude pour respirer le vent du large. Mais là encore un malheur le guette : au ciel, dans le brouillard où elle semble une énorme pièce d'or, la lune, ce soir, est sans effigie.

Alfred Vallette.

ENILDE

Sous la fine archivolte en granit rose assise,
L'humble Enilde, Enilda, dont le père est Yniol,
File, et d'un œil distrait suit au ciel un grand vol
De hérons, messagers de froidure et de bise.
Enilde songe à l'âtre empli de cendre grise,
A sa tunique à trous se déchirant au col,
Aux fleurs qui vont bientôt, mortes, joncher le sol
Avare, aux jours plus courts, à sa mère indécise.
Enilde songe au lin trempant dans le lavoir,
Aux ramiers dans la tour et soupire, sans voir
Qu'entrouvant doucement le volet qui l'abrite,
Un fils de roi s'arrête au seuil du vieux manoir.
Et près d'Enilde, au pied du vieux mur qui s'effrite,
Blanche étoile au cœur d'or, s'ouvre une marguerite.

VIVIANE

Dans le hallier magique, où rougit la framboise,
Les seins droits, toute nue entre ses cheveux roux,
Viviane la fée ouvre ses grands yeux fous,
Enivrants comme un philtre et couleur de turquoise,
Elle a dompté les preux et Myrdhinn, la Galloise...
Vil bétail endormi, ses doigts savants et doux,
Ses bras frais ont ployé les rois à ses genoux,
Ses clairs genoux frottés de myrrhe et de cervoise.
Aussi, pour bien marquer sa gloire et son dédain,
Sur sa crinière d'or elle a du vieux Myrdhin,
Mage et preux, arboré la couronne et le casque.
Le heaume a pour cimier un mufle de tarasque,
La dame a pour défi son mépris souverain,
Et sous son rouge orteil jaillit un lys fantasque.

ELAINE

L'allée est droite, obscure et pleine de pervenches.
Dans le corsage étroit d'une robe à longs plis,
Et les deux bras chargés des lys qu'elle a cueillis,
La svelte et pure Elaine apparaît dans les branches.
Un essaim de ramiers rôde autour de ses hanches,
Blanc essor attiré par la blancheur des lys;
Au loin, sur l'or rosé d'un ciel aux tons pâlis,
Le manoir d'Astolat et ses tourelles blanches.
Elaine, aux yeux d'aurore, au rire humide et frais,
A sa place marquée aux jardins des cyprès;
Elaine avec les lys sera morte à l'automne.
Elaine est destinée aux éternels regrets,
Et, présageant l'ennui d'une fin monotone,
Pâle et froide à ses pieds, fleurit une anémone.


GENÈVRE

Dans l'implacable orgueil d'un royal adultère,
Genèvre, l'œil aride et les seins empourprés,
Le long de la terrasse aux parapets dorés
Promène son ennui hautain et solitaire.
Elle songe a l'abîme où, degrés par degrés,
Morne elle est descendue, au clos du monastère
Où mûrira sa faute, et les fleurs du parterre
Font pleuvoir sous ses doigts leurs boutons massacrés.
Elle songe à sa gloire au milieu des huées
S'écroulant, aux pudeurs de son lit remuées,
A sa honte en pâture offerte aux courtisans;
Elle songe à ses yeux, autrefois méprisants,
Et sur sa robe étroite, où pas un pli ne bouge,
Sinistre et douloureux saigne un large iris rouge.

Jean Lorrain.

(D'après les Idylles du Roi, de Tennyson).


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