Enquête sur l'évolution littéraire

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Alfred Vallette, « "Enquête sur l’Évolution littéraire" », Mercure de France, t. III, n° 22, octobre 1891, p. 236-239


« ENQUÊTE
SUR L'ÉVOLUTION LITTÉRAIRE »


 Ce sont d'humoristiques conclusions que, avec un évident souci, d'ailleurs, de paraître avoir été dupe de toutes les théories qu'il écouta, M. Jules Huret tire de son Enquête ; et, en vérité, les choses qu'il note en sa préface sont fort topiques. Car si, en ces interviews, le moraliste trouverait certes à se condouloir sur la pérennité des tares humaines (le sage Nestor lui-même y perdrait son optimisme, comme M. Jules Simon sa foi en l'amélioration de l'espèce par la morale), le critique littéraire, à qui plutôt devait ressortir le travail de M. Huret, n'a rien à y glaner : ce cas bizarre se présente d'un livre intéressant surtout à côté de son objet. L'interviewer méditait renseigner le public sur l'orientation de la littérature : il n'a fait que l'éclairer sur l'humeur des poètes contemporains, de même qualité, au fond, que l'humeur des poètes de tous les temps, et sur la façon chevaleresque dont les écrivains, en général, entendent la confraternité. Résultat prévu dès le commencement par toute intelligence un peu informée, conséquence nécessaire de la méthode suivie, qui, à une époque moins balourde, eût bien pu provoquer, au lien d'une bataille au trognon de chou et à la pomme cuite, une belle joute courtoise et un tournoi d'esprit aigre-doux, — mais sans mieux aboutir à une solution efficace. Les gens du métier savaient d'avance tout ce qui a été dit, même davantage, et le public, trognons de choux à part, n'a certainement perçu aucune saveur à ces tartines techniques. M. Jules Huret ne se dissimule point l'imperfection du procédé auquel l'ont contraint les exigences du journal — ah! les exigences de la presse!... Du moins lui doit-on cette justice qu'il en a obtenu tout ce qu'il était susceptible de produire; et s'il ne fut pas absolument le seul à montrer de l'esprit, comme le remarque M. Octave Mirbeau, il en eut toutefois, de la finesse aussi et de l'habileté; son livre n'est pas une œuvre de reportage banal, et les conclusions qu'il en infère, j'y reviens, sont les seules logiques. Sans doute, isolément, d'admirables paroles furent dites, celles, par exemple, de. M. Maeterlinck touchant le symbole, et d'intéressantes ou simplement curieuses théories exposées; mais, dans leur ensemble, ces soixante-quatre conversations appartiennent à l'humoriste beaucoup plus qu'au philosophe et au critique.
 L'amusante page que celle où seraient rapprochées, dans telle fiction ingénieuse, certaines phrases même des interviewés ! - La scène, je suppose, est au jardin d'Académus, où sont réunis des Soixante-Quatre gloire et lumière du monde entier. Paisiblement — car fréquent est leur commerce, et ils ont trop ressassé les mêmes propos pour mettre de la passion, si ce n'est par hasard, dans leurs discours - paisiblement ils devisent du chiffre des tirages, de la pingrerie des libraires, de l'indéfectible sottise du public. Ils sont doux, courtois, reconnaissent volontiers leurs mérites réciproques avec une modestie apparente et en s'appelant « cher confrère », respectueux des aînés qu'ils appellent « cher maître ». Mais voilà qu'au milieu d'eux paraît un jeune homme couvert de poussière ; il vient de très loin recueillir la bonne parole, messager des mandarins de son pays : la Renommé leur apporte sans cesse, accolés à des noms fameux, les mots Naturalistes, Psychologues, Symbolistes, Décadents, Évolution, Idéalistes, Mystiques, Romans, Kabbalistes ; cette profusion d'épithètes les plonge dans le plus grand trouble, et ils désirent être instruits. Les Soixante-Quatre sourient avec bonté et font le meilleur accueil au jeune héraut, dont ils autorisent les questions. Du reste, la présence de tant de personnalités considérables ne le déconcerte mie, et, une tablette de papyrus en main, il note le précieux verbe (1) :

 m. barrès. - Ceux qu'on appelle aujourd'hui Symbolistes n'ont guère encore produit qu'un livre : le Pèlerin Passionné, de Jean Moréas.
 m. ghil. - Des vers de mirliton écrits par un grammairien.
 m. morice. - D’ailleurs, Moréas n'est pas un Symboliste.... Je ne sais pas si son domaine est bien grand, mais il joue d'un instrument bien accordé. Il n'a pas d'idées, il ne lui manque que cela.  m. saint-pol-roux.— Coup d'aile de chérubin, Dieu merci !... Moréas m'apparaît comme la complémentaire de François Coppée. En tant que tempérament artistique, il n'est pas sans m'évoquer, aux heures bizarres, un trombonne à coulisse qui dégagerait des sons de fifre.
 m. zola. — Qu'est-ce que c'est que Moréas? Qu'est-ce qu'il a donc fait, mon Dieu! pour avoir un toupet aussi énorme ? Victor Hugo et moi, moi et Victor Hugo... .
 m. aurier. — Victor Hugo... génial bafouilleur...
 m. zola ... Il (Moréas) a écrit trois ou quatre petites chansons quelconques, à la Béranger, ni plus ni moins... C'est de la poésie de bocal!
 m. moréas. — Zola ?... C'est un bon gros romancier, comme Eugène Sue. Il n'a aucun style, comme Eugène Sue... Pour les romanciers naturalistes, ils sont trop illettrés et trop absurdes, à la vérité.
 m. huysmans. — Vous croyez donc que c'est malin un bonhomme qui met « coulomb » pour ne pas mettre « pigeon » ?
 m. verlaine. — Je suis un oiseau, moi (comme Zola est un boeuf, d'ailleurs)... Les Symbolistes aussi...
 m. descaves. — Qui cela les Symbolistes ? Moréas ?... un virtuose qui aurait le goût déplorable de n'exécuter que des variations sur les opéras d'Auber!
 m. verlaine. —... sont des oiseaux, sauf restrictions... Moréas aussi en est un. Mais non... lui, ce serait plutôt un paon.
 m. ajalbert. — Les symbolistes ! Ils sont Grecs, Espagnols, Suisses, Belges !...
 m. verlaine. — ... Si encore ils ajoutaient : « comme la lune », en outre!
 m. leconte de lisle. — Tous fumistes, ces jeunes gens!
 m. barrès. — J'ai le goût de faire dire à mes personnages des choses d'un sens plus général que le récit des menus faits de leur existence : dans ce sens, je serais donc symboliste.
 m. morice. — M. Barrès - qui est bien le moins symboliste de tous les écrivains...
 m. rod. — Les poètes sont symbolistes; les esprits précis se contentent d’être psychologues.
 m. morice. — Mais la psychologie n'est pas de la littérature !
 m. tailhade. — ... Les jeunes hommes qui, n'ayant aucune fortune ni métier avouable dans la main, se destinent à un riche mariage, ce sont les psychologues; puis ceux à qui suffit l'approbation des brasseries esthétiques et d'intermittentes gazettes, ce sont les symbolo-décadents-instrumento-gagaïstes, à qui le français de Paul Alexis ne saurait plaire et qui le remplacent par un petit-nègre laborieux.
 m. alexis. — Naturalisme pas mort !
 chœur de voix. — Le Naturalisme est mort, mort, mort! Requiescat in pace.
 m. renan. — Des enfants qui se sucent le pouce.
 Le jeune étranger, un peu abasourdi, avise un poète de petite taille, replet, l'air bon garçon, qu'il n'a pas interrogé encore.
 M. Ponchon. — Vous feriez bien mieux d'aller voir les filles, plutôt que de me raser avec votre interview... D'abord, tout ce que je pourrais vous dire, vous le savez déjà. C'est que mes amis seuls et moi avons du génie. Et encore, mes amis?...

 Et, sur la route du retour, le jeune messager des mandarins, d'abord choqué de ces derniers propos, reconnaît qu'il se fût épargné bien des peines en commençant par solliciter le poète de petite taille, replet, à l'air bon garçon, qui a si brièvement résumé la philosophie des soixante-trois autres.
 L’Enquête de M. Huret, intéressante en plus d'un point, devait être, de toute nécessité, stérile quant à son objet principal — que l'induction et une sorte de calcul des probabilités basé sur l'expérience élucident plus clairement que l'avis des littérateurs. Le positivisme et le naturalisme appelaient la réaction mystico-idéaliste. Toutefois, le monde moderne est trop imprégné de l'esprit scientifique pour que les écoles d'art nées de cette réaction aient une longue durée; il est même supposable que leurs œuvres ne remueront pas très profondément les couches sociales... Et après cette période florira sans doute le néo-naturalisme, ou, si l'on veut, un réalisme moins puéril, moins grossier, moins terre à terre, plus synthétique, plus savant et plus vaste que le naturalisme. Mais la littérature néo-naturaliste, comme la littérature mystico-idéaliste, ne saurait satisfaire que l'élite des lettrés; toute une catégorie de lecteurs — la plus nombreuse, qui ne s'intéresse pas plus aux romans de MM. de Montépin et Richebourg qu'à ceux de MM. Rosny et de Gourmont — manquerait de livres (!), si, vraisemblablement, n'allait renaître le roman romanesque; et il va de soi que je ne parle pas de celui de M. Marcel Prévost, mais du roman romanesque tel que le conçoit, par exemple, M. Camille de Sainte-Croix, c'est-à-dire ni « dessus de pendule », ni bêtement sentimental et pleurnichard. Voilà, je pense, le processus du mouvement littéraire - si quelque génie surgissant tout à coup ne l'entraîne ailleurs...
 Quant aux discussions si fastidieuses sur le vers libre, le rythme, les césures, la rime riche, la restauration des vieux idiômes, etc.,etc., etc., querelles de rhéteurs, rien de plus.

Alfred Vallette.


 (1) Enquête sur l'Évolution littéraire. Passim.


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