Eugène Carrière

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G.-Albert Aurier, « Eugène Carrière », Mercure de France, t. II, n° 18, juin 1891, p. 332-335.


EUGÈNE CARRIÈRE
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 ...des réalités ayant la magie du rêve !

(Jean Dolent, Amoureux d'Art, 240 .)


 Nous n'avions pu voir, jusqu'alors, les œuvres d'Eugène Carrière que séparément ; perdues dans le foiresque déballage des Salons annuels ; noyées en cette malsaine brume d'insignifiance qu'exhalent, ainsi qu'on sait, les formidables étalages des marchands de toiles-peintes ou cirées périodiquement parqués dans les bazars nationaux ; comme honteuses de ces indignes promiscuités. Aujourd'hui, il nous est donné de pouvoir regarder et étudier un certain nombre de tableaux et de dessins de ce rare artiste, heureusement choisis, groupés en des salles spéciales, loin de tout voisinage gênant ou déshonorant. Il nous faut remercier Eugène Carrière d'avoir eu l'idée de cette exposition particulière qui a permis aux honnêtes gens de juger l'ensemble de son œuvre, de mieux comprendre les tendances et la signification de son art, de pleinement apprécier la nature de son esprit et de son talent. Combien d'autres peintres gagneraient à suivre cet exemple, mais aussi, peut-être, combien y perdraient ?

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 En ce siècle d'enragé réalisme où l'a peu près unique souci des peintres fut de traduire des extériorités matérielles, de copier des gestes, des costumes et des décors avec des trucs d'illusionnistes, c'est une douce et imprévue surprise que l'œuvre d'Eugène Carrière.
 On s'attendait à trouver (qu'on me pardonne cette parodie du mot classique) un peintre, peut-être même un photographe, c'est une âme qu'on rencontre ; une peinture, et c'est un rêve de poète...
 Qu'importe, en effet, à un artiste comme Carrière, qui sait : qu'avoir des mains et des yeux, pour habiles qu'ils soient, c'est peu, et qu'il faut sur les bonnes palettes moins de bonne couleur que de bonne pensée, qu'importe, même éblouissante, l'écorce des êtres et des choses, les boutons des robes et les verrues des épidermes, les féeriques décors, les futiles accessoires, les mesquineries bêtes et faciles du trompe-l'œil et du pittoresque, tout ce dont vit le commerce des badigeonneurs contemporains ?
 La réalité plate et brutale, en laquelle nous vivons nos banales aventures, est-elle donc un spectacle si intéressant et si beau, pour qu'on s'efforce de nous le parodier éternellement ? Ne vaudrait-il point vraiment mieux que l'artiste ne nous la montrât, cette abjecte objectivité, que le moins possible, très lointaine, et noyée dans des brumes de crépuscule ? C'est ce que Carrière a compris. Cette réalité écœurante, dont, sans doute, son âme délicate de poète eut souvent à souffrir, il s'éloigne de nous la voiler, de nous la présenter baignée de mystère. De parti pris — et il convient de l'en féliciter — il éloigne de nous la nature, la détestable nature, la vie, la sale et banale et méchante vie. Les âmes seules l'intéressent. Avec les âmes seules communie son rêve d'artiste. Aussi, ses tableaux sont-ils vraiment des « évocations » ; aussi, ne voyons-nous jamais surgir sous son pinceau goétique nul paysage, nul ciel, nul accessoire décoratif. Les êtres eux-mêmes cachent dans du nuage leur honteuse matérialité, et, de leur corps, ce qui subsiste, presque seul, c'est leurs mains, leurs yeux, leurs lèvres, parce que les lèvres, les yeux, les mains, c'est la forme visible de l'âme...

...


 Pourtant l'œuvre de Carrière procède encore de la vie. Elle est mystérieuse et troublante, mais elle échappe au fantastique par une savante logique dans la transposition des formes et surtout de la lumière : c'est encore du réel et c'est déjà le rêve. Et ce rêve, quel charme d'y pénétrer au quitter de l'ignoble tohubohu de la rue. Quel bon magicien vient donc d'évoquer, pour nos yeux ravis, ce monde de brumes doucement lumineuses, ce inonde de mélancolie et de tendresses crépusculaires.


  Sois sage, ô ma douleur, et tiens toi plus tranquille.
 Tu demandais le soir, il descend, le voici ;
 Une atmosphère obscure enveloppe la ville...



 Ah ! dans cette mystérieuse atmosphère de songe, vraiment, ne marchons-nous pas ainsi qu'en du souvenir ?
 Du souvenir ! C'est bien là ce que Carrière transpose en ses toiles. C'est bien lui le peintre des lointains de la vie.
 Voix qui revenez, bercez nous, berceuses voix :
 Refrains exténués de choses en allées....
 Flacons, et vous, grisez-nous, flacons d'autrefois,
 Senteurs en des moissons de toisons recélées.



 Il sait évoquer l'indécis troubleur des choses évanouies, fixer les mélancoliques visions entrevues dans les brouillards d'une mémoire incertaine, redire les sensations vagues d'un autrefois quasi-oublié et pourtant fertile en attendrissements exquisément douloureux... Et tout cela, aussi bien, tout cela, le souvenir, n'est-ce point la vie, toute la vie? La sensation présente vaut-elle donc d'être comptée, puisqu'à peine a-t-elle le temps d'être que, déjà, elle roule dans le gouffre du souvenir? Carrière a compris cette loi de l'existence. Il a voulu être le poète des choses ressouvenues, c'est-à-dire de ce qui, seul, est immuable et réel dans la vie.... L'avenir, le présent, il les hait et il en a peur, parce qu'ils sont laids, brutaux, banaux, parce qu'ils sont les dures épreuves initiatrices du paradis de l'accompli, et cette haine et cette peur on les retrouve constamment dans son œuvre. Qu'on regarde, par exemple, au hasard, une de ces nombreuses « maternités » qu'il répète avec prédilection, et l'on devinera dans l'expression de tendresse un peu farouche de la mère, dans le geste défenseur et jaloux dont elle étreint son entant, la terreur de cette terrible Vie, douloureuse, et stupide, qui veut lui voler le pauvre petit, qui déjà le lui dispute, qui déjà le lui arrache. Et le bambin lui-même a, dans son sourire, la mélancolie résignée d'une victime ingénue et pourtant consciente.... Oh ! le terrible et grand symbole, et qui n'est point nouveau dans l'art ! Rappelez-vous, en effet, ce merveilleux bas-relief en terre-cuite polychromée de l'école italienne du XVe siècle, qui se trouve au Louvre, dans la salle Michel Ange.(1) La Vierge tient sur ses genoux l'enfant Jésus. Ah ! que leurs divines têtes sont loin de l'épanouissement béat des madones à poupon rose et rigoleur des imageries de St-Sulpice. Marie, une Marie émaciée, douloureuse, un peu blême, un peu maigre, les yeux dilatés, les traits bouleversés par une angoisse indicible, la bouche béant de terreur, fixe, de ses prunelles égarées, un point lointain où, sans doute, pour elle, vient de surgir la vision sinistre d'un corps très cher, pantelant aux clous d'un gibet... et ses mains se crispent, plus nerveuses, sur le corps de son nourrisson, comme pour, elle aussi, ainsi que les mères de Carrière, le disputer à la tragique et vaine Vie, qui, déjà, l'entraîne ! Et lui, le petit dieu, les yeux fixés vers la même lointaine vision, le front sombre, semble songer, l'âme pleine d'un douloureux résigner !...

...


 Par une pareille compréhension de la vie et de l'art, qui fut sans doute celle de tous les artistes véritables, Eugène Carrière ne se révèle-t-il point haut penser et grand poète, et oserai-je maintenant parler de sa science, de son métier d'infaillible ouvrier, de son intelligence des progressions lumineuses, de ses clairs-obscurs, de ses gris d'argent qui font songer à Velasquez ?

G.-Albert Aurier


 11 Mai 1891.


 (1) Cf. Remy de Gourmont, Les Poëtes latins mystiques, chap. dernier : Le Stabat Mater.


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