Fragments inédits de « L'Eve future »

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Villiers de l'Isle-Adam, « Fragments inédits de "L'Eve Future », Mercure de France, t. IV, n° 25, janvier 1892, p. 1-14


FRAGMENTS INÉDITS

DE « L'ÈVE FUTURE » (1)
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EDISON


 « ...... Puisque l'homme a prostitué le verbe en des jeux de langage et l'a stérilisé en lui, il est devenu naturel que ce soit la machine qui prenne la parole.
 « Edison, tout à coup, releva la tête:
 « — Je suis injuste !... s'écria-t-il. Il est incontestable que les enfants de ce siècle de courage, de labeurs et de lumières ont articulé d'admirables syllabes, et le plus souvent même avec de ces voix assurées dont les vibrations eussent été des plus réceptibles pour l'embouchure de mon appareil. Voyons, récapitulons un peu les principales!
 « L'accent dont furent énoncés tous les mots héroïques d'autrefois est perdu pour l'humanité, depuis le « Viens les prendre ! » de Léonidas jusqu'au propos si ferme que tint cet officier français à la bataille de Waterloo !.... Certes, il est à déplorer, dans le cours de l'histoire, l'absence d'un esclave emboitant, comme on dit, le pas des grands hommes, et ce, le doigt sur la manivelle de mon engin, prêt à recueillir leurs adages spontanés.... D'accord! mais on doit s'affliger au moins également de cette même vacance dans les temps modernes ! Aujourd'hui, en fait de cris héroïques, n'aurions-nous pas eu, tout d'abord, à enregistrer dans l'Occident le fameux « Pas un ponce !... » de ce magnanime avocat parisien dont le nom m'échappe... Comme devises patriotiques, si nous avons perdu celles d'Autrefois, depuis le «Pro aris et focis !....» jusqu'au « Montjoye et saint Denis ! », en revanche, Aujourd'hui, n'aurions-nous pas eu, toujours en France, le bien-avisé, le péremptoire « Enrichissez-vous !.... » écrié du haut d'une tribune nationale par cet illustre député puritain, nommé Guizot, si ma mémoire est fidèle ?... En fait de mots artistiques, depuis l'« Anch' io son' pittore !... » du Corrège, jusqu'au « Faites des perruques !.... » de Voltaire, nous en comptons beaucoup dans Autrefois, mais, Aujourd'hui, nous aurions, ce semble, le cri prudent et si entendu de l'Esthétique moderne: « Ne nous montons pas la tête! Du calme! Sayons médiocres ! » cri de ralliement: imprimé chaque jour dans toute gazette sérieuse (2). — En fait de mots scientifiques, si Autrefois est à regretter, depuis l'Eurêka, d'Archimède, jusqu'à l'«E pur si muove!...» de Galilée, n'aurions-nous pas, Aujourd'hui, cette parole si justement admirée du grand physiologiste Moleschott — (et si profonde même qu'on peut la retourner sans qu'elle perde rien de sa valeur), — savoir : « Sans phosphore, point de pensée... » — En fait de formules résumant l'intelligence d'une époque, si nous avons perdu dans Autrefois le cliché de certaines affirmations mystiques (des plus admirables d'ailleurs), comme celles-ci: « Dieu créa l'homme à son image ! Il l'anima d'un souffle ! Nous sommes les consorts de Dieu! etc. », nous en eussions eu de bien autrement « sérieuses » de nos jours. Quel dommage, par exemple, d'avoir laissé échapper sans preindre phonétiquement (avec l'organe doctoral dont on a dû se servir pour l'émettre) la sublime conclusion, proférée en Allemagne, des efforts de la Physiologie moderne, savoir: « En vertu de l'indéniable loi d'adaptation et d'hérédité, principe et fin du développement des êtres, l'homme n'est et ne peut être (et ce, après d'innombrables évolutions de sa monère primitive) que le résultat de la sélection du quadrumane-type dont les vestiges doivent êtres retrouvés dans l'île de Ceylan. Cet individu préhistorique appartenait à ces familles simiesques dont le système pileux tend à disparaître. » — Ah! qui ne regretterait, du fond du cœur, que cette assertion éblouissante, résumé de l'esprit de notre ère, n'ait pas été recueillie pieusement au sortir des lèvres du professeur, inscrite sur le phonographe, et mugie ensuite, par mes plus puissants aérophones, aux quatre points cardinaux de l'Univers !... Voilà, voilà la bonne nouvelle !... Nous sommes fixés, maintenant !... Où sont les chœurs d'anges de la nuit de Noël? Et les chants des bergers sous l'étoile des mages? Illusions de l'enfance humaine! La Science, c'est la vérité !... Si, de l'aveu trop sincère de Hæckel, le pape d'Iéna, ce type ancestorial de l'île de Ceylan, n'a pas été encore retrouvé, malgré les plus légitimes espoirs, qu'importe !... L'essentiel n'est-il pas que la phrase soit scientifique, c'est-à-dire de celles dont tout paraît confirmer la solidité, le désintéressement, la méthodique expérience ! — Quelle sensation d'évidence n'éveille-t-elle pas en toute conscience impartiale! Quelle intrépide bonne foi, quelle subtilité de coup d’œil analytique elle dénonce! Quelle compensation inespérée nous eussent offerte les clichés galvanoplastiques des syllabes dont elle se compose, si nous avons perdu les vibrations de celles qui expriment les folies illusoires et mystagogiques débitées Autrefois, comme les vagissements de notre espèce ?... Quelle supériorité s'en émane au point de vue du Vrai strict, tout sec et proprement dit ! Voilà, enfin, du positif, et non des rêves!...
  « Loin de moi, certes, de disconvenir qu'au seul titre —(bien entendu)— de curiosités archéologiques, certains mots... heureux... d'Autrefois eussent mérité les honneurs de la galvanoplastie — (notamment le « Vous les reconnaîtrez par leurs fruits! » et le « Je ne vous prie pas pour le monde! ») — mais l'on ne peut refuser au mode d'entendement actuel, tout récemment conquis par les tendances et les efforts des cerveaux de notre espèce, la déférence que commande la si incontestable supériorité de ses axiomes. La science délivre, c'est évident; elle prend cher, voilà tout. Bah! Soyons grands seigneurs, ne marchandons pas. Encourageons-la par curiosité. C'est le devoir de tout bon citoyen de l'Humanité moderne ».

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LE PHONOGRAPHE.

(Cette page appartient à une version très primitive de l'Ève future et très différente de la rédaction dernière.)

 « Jusqu'à présent, vous n'avez eu en face de vous qu'un fantôme parfait donnant l'illusion la plus absolue, mais un fantôme muet. Comment lui donner la parole de madame ?... Avec le phonographe. Voici en quelle manière (Il lui faut une conversation nourrissante et non des banalités, il faut une femme supérieure): choisissez parmi ces menus de conversation tendre ceux qui vous plaisent... Ils sont rédigés par d'excellents poètes qui ont condensé des mondes de sensations, d'impressions, de sous-entendus, de promesses idéales dans chacun d'eux, et la mise en scène est donnée ci-contre. Voici l'amour idyllique (demande et réponse), au bord du ruisseau, le premier rendez-vous haletant, la pudeur soucieuse... (Deux jeunes gens se sont battus pour la pudeur d'un de mes produits féminins en présence duquel l'un d'eux avait laissé échapper un mot trop léger. Le sort a voulu qu'ils aient fait coup fourré et soient morts tous deux...) — Voici l'amour espagnol, italien, africain, sauvage, brûlant, avec ses onomatopées, ses cris délicieux, ses abandons et ses rages, ses phrases sourdes, ses pâmoisons. — Voici l'amour français, sémillant, galant, piquant, amusant... Voici... au fait, choisissez. Vous pouvez même les prendre tous si vous voulez. Il y en a pour trente heures de conversation, avec les clichés de rechange. — Voici l'amour allemand, rêveur, le clair de lune, les fleurs, des bois, les étoiles, le silence et la méditation à deux, une conversation métaphysique transcendantale, tirée des meilleurs et des plus profonds ouvrages de la dialectique allemande, — le tout roulant sur l'immortalité de l'âme. On se sent meilleur après une conversation pareille avec celle qu'on aime: elle répond avec son instinct et vous parlez avec intelligence de l'humanité tout entière. Vous pouvez ajouter et couper tout ce que vous voudrez, à votre goût, ceci n'étant qu'une sorte de guide-âne destiné à épargner aux inexercés des tâtonnements oiseux et à donner du génie aux imbéciles,en rectifiant ainsi les erreurs de la nature....»

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L'ANDRÉIDE


 (Le chapitre suivant n'a de commun que le titre avec celui du volume. C'est la première rédaction de différents paragraphes espacés plus tard en plusieurs chapitres.)
 Chapitre xii. — Hurrah! les savants vont vite.— (En épigraphe) :— « L'ange dit... — Adam, pèse toi avec la femme, ensuite évalue. En elle vois-tu pas que tout n'est qu'apparence?» — Milton, Paradis perdu.
 « — La vie proprement dite? répondit Edison, eh bien, mon cher lord, je vous disais que j'ai cru devoir l'écarter comme une superfétation nuisible. En effet, la vie entraîne avec elle, en une femme, des servitudes du corps et de l'esprit. De là ces humeurs changeantes, ces puériles préoccupations, ces variétés, inconstances, absurdités et perfidies. Est-ce donc ce fardeau que vous aimez en une femme ?... Non certes, c'est sa beauté, sa tendresse, son abandon, sa voix lorsqu'elle est douce, le charme de son sourire, de sa présence ou silencieuse ou captivante par d'angéliques entretiens. Le reste ?... vous le rejetteriez bien volontiers à l'abîme inconnu dont nous sortons. Eh bien, miss Hadaly offre tout cela ! mille fois plus encore peut-être! Oh! permettez-moi de vous ménager quelque surprise à cet égard... pure coquetterie d'inventeur! Elle vous offre enfin ce que ne saurait, à coup sûr, vous offrir la triste réalité dont elle sera l'idéal. Elle sera selon votre rêve. Il me semble que cela compense un peu la Vie. — D'ailleurs, en y réfléchissant, la Vie de celle qu'on aime doit n'être qu'une source d'idées désespérantes pour un homme vraiment épris. Ne doit-il pas se poser à chaque instant ce dilemme, s'il est sincère avec sa conscience :
 « Ou je la verrai mourir, ou je périrai le premier. Si elle meurt avant moi, la terre ne sera plus qu'un désert pour mon cœur. — Si je la précède, au contraire, dans la nuit, je connais assez la nature d'une femme pour être à peu près sûr qu'au bout d'un temps donné, quelque attachement qu'elle ait pour moi, son amour se reportera sur un autre qui m'effacera bientôt de son souvenir ou le fera singulièrement pâlir en elle. »
 « J'ai donc élagué la Vie comme surérogatoire. »
 Après un instant d'étonnement vague, lord Lyonnel murmura presque à voix basse :
 « — Enfin, vous ne forgerez pas un être concient? »
 Edison le regarda fixement :
 « — N'est-ce donc pas précisément le contraire que vous m'avez demandé? dit-il. Savoir: une femme identique à votre jeune amie, moins la conscience dont celle-ci vous semblait affligée?
 « — J'ai dit: qui me changera l'âme de ce corps! » répondit l'Anglais avec un sourire.

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 « — D'ailleurs, poursuivit Edison, l'âme, la conscience de celle que vous aimez, n'est-ce pas, presque totalement, le reflet nerveux et instinctif qu'elle a de la vôtre ? Une femme ne discerne que selon ses goûts, sans pouvoir en franchir la fatalité, si ce n'est grâce à l'esprit d'un homme qui lui est sympathique. D'après les échantillons intellectuels que vous m'avez donnés de miss Evelyn, pensez-vous que ce soit une bien grande perte pour miss Hadaly d'être privée d'une conscience comme celle de son modèle ?... N'y gagne t-elle pas, au contraire, au moins en vous, puisque celle de votre amie vous fait répulsion? N'est-ce pas notre devoir d'être toujours un peu conscients pour une femme ?... Une conscience ?...
  «Mais c'est l'aptitude à l'amitié intellectuelle, à l'estime désintéressée, au dévouement purement idéal qui seul produit les grandes choses !... Tout jeune homme, dans les anciennes républiques......
  « .... Citez-moi deux amies dans l'histoire de l'Humanité....
  « .... La plupart d'entres elles méprisent ceux qui les adorent, se sachant inférieures et les considérant, par conséquent, comme insensés ou avilis, pour cela seul qu'elles sont aimées! De sorte que pour se défaire de leurs importunités, il suffit de simuler qu'on les aime. Elles vous raillent finement, vous vous frottez les mains et tout le monde est content. Oh! loin de moi de les en blâmer ! je constate des effets naturels, infrangibles, absolus, les choses qui sont, qui ne se discutent pas... Mais il me semble que notre causerie est devenue passablement impertinente pour ces enchanteresses ! Heureusement que nous sommes seuls et que miss Hadaly, elle-même, ne peut plus nous entendre.
 Il y eut un silence.
 « —Remarquez bien qu'ici, mon cher lord, vous m'avez placé sur le terrain passif et passionnel, strictement passionnel de la femme! Si vous transposez la question, oh! je m'exprimerai d'une toute autre manière. Si nous parlons d'une femme assainie, consacrée et justifiée par la dignité du devoir, la noblesse de la vie, l'élévation des espérances (et certes, sans même recourir aux exemples de l'Histoire Humaine, il en est un grand nombre encore sur cette estimable planète, bien qu'il tende à diminuer)— oh ! alors, dis-je, je me trouverais étrange si je n'inclinais pas un peu mon intelligence devant celles-là dont les flancs, tout d'abord, se déchirèrent pour qu'il nous soit permis de nous développer.... je ne puis me dispenser, même, de m'exalter un peu ici ! N'est-il pas de bonnes compagnes, de nobles mères? Il est des jeunes filles! Et ni les vierges d'autrefois, souriantes dans les flammes ou les supplices, sur la foi d'une parole, ni les héroïnes extatiques, au blanc pennon, libératrices des patries, ni les humbles femmes courbées sur les souffrants, les dénués et les abandonnés, ni toutes celles, enfin, qui sont inspirées par plus haut que l'instinct, non, celles-là n'ont rien à faire dans ce laboratoire, ni dans la question.... »
 Tout ceci fut dit par l'ingénieur avec une légèreté si affable, un air si avenant, sur un ton d'une élégance si paisible, que lord Lyonnel qui l'écoutait avec attention ne put lui répondre que par un excellent regard, — où le gentilhomme de race sans mélange et renforcée par les siècles réapparaissait. Mais le sentiment de son premier amour souillé l'emportant, lord Lyonnel rompit le premier le silence:
 « — Il me semble que je me trouve chez Raymond Lulle ou chez Flamel, au temps des souffleurs du moyen âge, et que nous cherchons à parachever une œuvre magique, dit-il. Seulement, comme le Fantastique entre ici dans le domaine de la Réalité, je vais mieux spécifier ma question de tout à l'heure. Serait-ce trop attendre de vous que de vous prier de substituer, sinon une conscience, du moins une intelligence, en ce prodigieux incube que vous appelez ce soir miss Hadaly et qui demain sera devenu, vous venez de l'affirmer, — une seconde miss Evelyn ? ... »

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COTÉ SÉRIEUX DES CAPRICES


 « — Qu'est-ce qu'un caprice ?... Rien, n'est-ce pas ? C'est, du moins, ce que l'Humanité s'imagine. Constatons, respectons, et passons... Ah! vraiment un caprice est une chose sans conséquence!
 « Vous souvenez-vous des deux roubles laissés par Pierre le Grand sur la table de nuit d'une servante d'auberge qui lui avait plu, en voyage? Insignifiant caprice, n'est-ce pas? Mais la servante d'auberge avait si bien profité de la nuit qu'elle devint la grande Catherine II, de Russie, Catherine d'Alfendhel.... Vous souvenez-vous de la petite servante de taverne, Emma Harte ?... une mauvaise petite brune, après tout, pour ne pas dire plus? Une nuit, un lord en fit son « caprice », moins que rien, comme on dit, — ce qui la conduisit naturellement, cette fille de taverne, à faire vaincre la France à Trafalgar par Horace Nelson, à devenir la femme du lord comte William Hamilton, frère de lait du roi Georges, ambassadeur et pair d'Angleterre, à devenir la favorite inséparable de la reine Marie-Caroline de Sicile, et à porter une vingtaine de millions de diamants en broderies sur son tablier de cour, à faire pendre, sur un signe de son éventail, de vieux et braves amiraux d'Italie, comme Caraccioli, par exemple, à faire tomber sur les échafauds toutes les têtes qui lui déplaisaient, etc., etc. — Nous passons les ducs et grands-ducs ayant épousé les dugazons, tous les lords originaux; tous les gentilshommes pour rire, enfin! L'Histoire fourmille de ces exemples, et, pour prendre le premier, si Agar, seule, est si mal tombée, c'est qu'Abraham était vieux: d'ailleurs, Ismaël vengea sa mère à travers les siècles, démontrant qu'un caprice peut devenir non seulement une chose grave, mais la chose du monde la plus grave, attendu que toutes nos mauvaises habitudes ne naissent que d'un premier caprice insignifiant, et que le pli véniel contracté en notre cœur par une seconde de faiblesse peut devenir une épouvantable fatalité dont nous ne pouvons plus secouer la chaîne de fer. »

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L'OMBRE DE L'UPA


 « ..... Leur soi-disant « opinion » ne portant en réalité que sur des types imaginaires, surpris dans le vague de leur cerveau, ne présente absolument aucun sens applicable: je défie de me citer un seul exemple du fait dans toute l'histoire humaine. — Si quelqu'un me dit : « Il n'est point rare qu'une femme très jolie, très aimable et regardée par tous comme vraiment exquise, ait, par malignité, coquetterie ou gaspillage, conduit un brave homme, trop faible, à la potence, la ruine, au bagne ou au suicide, — et j'en ai connu! » —-Oui, si quelqu'un nie dit cela, je déclare qu'il m'est tout à fait impossible de préciser une différence, appréciable au point de vue scientifique, entre l'idée réelle d'un homme qui me tient ce langage et celle d'un homme qui me demande, tout bonnement, « l'heure qu'il est ». Attendu, que l'entendement d'un tel individu se trouvant, à mon sens, comme offusqué et dans un état d'étouffement, grâce aux fumées de son propre sexe qui lui montent au cerveau, — dès qu'il s'agit des femmes, — il m'apparaît comme frappé d'une sorte d'irrémédiable incapacité à se rendre même le plus léger compte de ce dont il me parle. Le bruit buccal de sa phrase ne différant pas, pour moi, du simple gloussement, je vois à l'instant même apparaître sur sa physionomie comme l'ombre de l'animal initial qui est en lui. Il vient étaler ses goûts personnels et saisit l'occasion de parler, en homme à succès, dans une discussion scientifique. Quel que soit son âge, il éveille en moi l'idée d'un écolier qui, pour mériter l'estime de ses professeurs et la vénération de ses camarades, se serait fait teindre les cheveux en blanc. Je me contente de m'incliner, saluant en lui la forme humaine à l'état rudimentaire et m'écriant : « Très judicieusement observé ! » je le quitte, le laissant tout heureux de ma félicitation et me promettant bien d'éviter, à tout jamais, sa oiseuse compagnie.
 Lord Lyonnel, malgré la gravité du récit, l'étrangeté du lieu et la solennité de la question, ne put s'empêcher de rire à cette digressive boutade d'Edison.
 « — Comme si dans un problème de cette importance, poursuivit l'électricien, — et qui de sa nature est double, indissolublement double en son unité, — il était permis d'éliminer à ce point tout examen de la moitié masculine de la question!... Comme si la nature privée de l'amant était définie par ce mot : « Il était faible!... » Comme s'il n'était pas plus qu'évident, au contraire,que, dans le genre d'aventures dont on veut parler, cette femme, aimable ou non, n'a jamais été autre chose que le prétexte (ainsi que l'eût été n'importe quelle autre a sa place) du développement inévitable des mauvais instincts de ce coquin, d'apparence bonhomme, en qui la potence ou le reste furent toujours en germes potentiels! — et que, dès lors, il devient aussi absurde d'accuser la jolie, aimable et charmante femme des malheurs naturels de ce scélérat masqué de faiblesse que d'en accuser toute autre.Et si l'on objecte: « Mais il y a eu réciprocité d'action, l'amant a perverti la femme, etc. » — je répondrai: — « Donc, n'attribuez plus alors à cette femme des qualités devenues mensongères par le fait même que vous signalez; ne la posez plus comme une vraiment jolie, exquise et aimable femme, puisque, désorganisée par le malheureux en question, elle n'a pas de droits réels à ces titres dont vous ne l'affublez que pour pouvoir l'accuser tout à votre aise. Vous constatez simplement ici que non seulement le coquin est coupable de sa propre ruine, à lui, mais encore de la déchéance de celle qu'il a faussée, et voilà tout.
 « Donc, si un homme sérieux vient me dire que l'amour d'une femme, vraiment aimable, séduisante et exquise, peut devenir nuisible, avilissant et fatal pour une vraiment noble nature, dans quelque situation sociale que ce soit, — ceci est totalement inintelligible pour moi et je parierais au besoin la tête de cet homme sérieux contre un penny que dans son propre entendement ces paroles n'obtiennent que le même accueil.
 « Non! non! je dis, moi, qu'au commencement, une femme, pour jolie même et séduisante qu'elle apparaisse, si sa possession produit de ces résultats horribles, flétrissants et funestes, en une nature primitivement riche, élevée et saine, je dis qu'elle ne peut être au physique, voyez-vous bien, comme au moral, d'après preuves à l'appui, qu'un ensemble de laideurs masquées dont l'occulte secret dupe tout le monde, et dont l'aspect eût écœuré sa victime s'il eût été donné à celle-ci d'apercevoir d'un seul coup la totalité de ces laideurs, avant d'avoir été graduellement familiarisé.
 « Pénétré de cet axiome qui me paraît aussi indiscutable que la loi d'Archimède,je me mis à réfléchir sur l'aventure que je viens de vous raconter, et, dès la première réflexion, je l'avoue, je me sentis tressaillir de surprise.
 « Regardez bien, voici le problème : — je l'ai résolu. Je vous déclare d'avance que sa solution, que je vous ferai voir et toucher, est effrayante, et que ce qui me fit tressaillir fut l'immédiat pressentiment de cette solution. Voyons si vous la devinerez.
 « Un jeune homme, plein de jugement, de force et de droiture jusque-là, beau, courageux, travailleur, aimant et aimé, père et citoyen, arrivé à l'estime de tous, a été dissous jusqu'à la mort par un alcaloïde féminin, nécessairement d'un genre de puissance tout à fait anormale et extraordinaire, — et voici que tous, ainsi que lui-même, après une expérience de trois années, m'affirment que cet être n'est, au physique et au moral, qu'une jeune fille des plus jolies, des plus spirituelles et des plus aimables, — et que c'est tout!
 « Allons donc! Elle doit être autre chose encore, que personne ne voit!
 « Le mystère de cette absolue impossibilité m'intriguait: ne tenant donc aucune espèce de compte de tout ce que l'on me disait au sujet de miss Evelyn... »

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NOTES

 Et cet absurde jeu de mots, fondé sur l'image d'une balance (Libra), n'est-il pas la cause unique du mal universel ? C'est le vrai Satan, cette idée là: elle est éparse dans l'univers, depuis le ciron jusqu'à l'étoile. Et pourtant, de même que le faux n'est qu'une partie du vrai prise pour le vrai tout entier, de même le mal n'est que la résultante de la façon absolue d'entendre l'erreur, qui fait que chaque être qui juge ainsi son semblable se substitue à Dieu. Or, je dis que la liberté n'est que la délivrance de tout jugement absolu et de ses résultantes. La balance, vous le savez, est d'avance l'esclave du poids qui doit la faire pencher! Elle est viciée par cette nécessité interne et éternelle. Vous ne choisissez que mû par une tendance, sans quoi vous ne choisiriez pas. Or, que dites vous au prisonnier qui a fait son temps? — Ceci: Tu es délivré du mal de ta prison : tu es libre...

***


 L'amour vrai, dans son infinie miséricorde, ne reproche que pour réclamer un regret et voulant déjà pardonner !... Un mot rude, mais aimant, l'eût désarmé. Qui peut sonder les trésors de tendresse que la nature a mis dans le cœur d'une honnête femme !... Toute blessure d'amour-propre, elle l'oubliera, car elle se sent aimée plus haut!... Une honnête femme peut tout pardonner. Elle n'a que faire du silence. Mais il ne suffit pas d'être une nature simple, logique et solide, mais supérieure, pour comprendre tout ce que cache de maternel et d'enfant à la fois...

Villiers de l'Isle-Adam.



 

(l) V. Mercure de France, tome II, page I. — Ces inédits et ces variantes ne sont donnés qu'au seul titre de documents pour les critiques futurs.

 (2) Sous cette forme: «Soyez médiocres, Messieurs !» le mot est authentique; il fut jeté un jour, avec véhémence, par Saint-Marc Girardin à son auditoire. — R. G.

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