François Villon poète argotique

De MercureWiki.
 
Hermès. « François Villon, poète argotique  », Mercure de France, t. IV, n° 28, avril 1892, p. 347-350.


FRANÇOIS VILLON
Poète Argotique

 Enfin nous avons la clef de ce jargon jobelin qui occupa inutilement plusieurs étudits ingénieux et dernièrement M. Vitu: l'interprétation que vient de donner M. Pierre d'Alheim est littéralement suffisante (I). L'argot ancien, étude aussi ardue, presque, que le déchiffrement, jadis, d'un texte hiéroghyphique ou cunéiforme! Chez les sauvages, les grands-pères et les petits-fils ne se comprennent plus ; en une génération la langue a changé. Ainsi de toute langue non écrite : une partie des mots flue ; une autre se déforme ; une partie seulement traîne quelques années avant de disparaître définitivement. Pour l'argot, il y a encore la nécessité où sont les adeptes de dépister les curiosités, et aux modifications physiologiques s'adjoignent les modifications volontaires. On conçoit donc que l'argot moderne, lui-même si fugitif, ne puisse être d'aucun secours pour la traduction de textes argotiques du XVe siècle; la langue littéraire s'est diversifiée depuis ce temps, au point d'être méconnaissable ; la langue parlée, sans doute davantage encore; de la langue argotique que parlèrent Villon et ses compagnons, c'est à peine s'il subsiste quelques traces, quelques tropes que la langue ordinaire s'assimila, ou dont les prisons, institutions conservatoires, transmirent l'usage. Lors du procès des compagnons de la Coquille, en 1455, le faux frère Perrenet-le-Fournier déposa que l'argot des Coquillards n'avait que peu de rapports avec le jargon ancien qu'il avait appris dans sa jeunesse.
 Les mots de la langue des voleurs du XVe siècle qui se sont perpétués jusqu'à nos jours sont en très petit nombre ; on peut noter les suivants:
Coffre, coffrer. — Les mêmes en argot moderne.
Artis (pain, argent). —Argot moderne : Artiffe (pain) et Artiche (porte-monnaie).
Enterver (comprendre).— Arg. mod. : Entraver.

Menys (moi, je). — Arg. mod. : Mezigue.
Feuille (poche). —Arg. mod.: Fouille.
Jargon (argot). —Arg. mod. :Jars.
Roe (justice). —Arg. mod. : Roue. (Le juge d'instruction).

 Si l'on a pu interpréter assez clairement les ballades argotiques de Villon, c'est que: 1° ces ballades ne sont pas entièrement de jargon; 2° les pièces du procès des compagnons de la Coquille contiennent la traduction de plusieurs mots typiques; 3° beaucoup de mots obscurs employés dans ces ballades se lisent en des textes relativement clairs, tels que le Mystère de saint Christophe; enfin c'est que M. Pierre d'Alheim disposait d'une merveilleuse érudition et d'une incontestable sagacité.
 Voici un spécimen de la traduction; d'abord le texte (Ballade II. str. 1):

Coquillars, arvnans à Ruel,
Menys vous chante mieulx que caille,
Que n'y laissez et corps et pel,
Comme fit Colin de l'Escaille.
Devant la roe babiller,
II babigna pour son salut.
Pas ne sçavoit oingnons peller.
Dont lamboureux luy rompt le suc.

 Traduction de Pierre d'Alheim:

Coquillards, qui revenez à Ruel,
Je vous chante mieux qu'une caille
De n'y pas laisser le corps et la peau,
Comme fit Colin de la Coquille.
Devant les juges, très babillard,
II jabota pour son salut.
Mais comme il était peu persuasif,
Le bourreau lui rompit le crâne.

 Traduction plus littérale que l'on pourrait tenter:

Coquillars revenant à Ruel,
Moi je vous chante mieux que caille
Que n'y laissiez et corps et pel,
Comme fit Colin de l'Escaille.
Devant les juges, babillard,
II jabota pour son salut.
Pas ne savait oignons peler,
Dont le bourreau lui rompt le crâne.

 Ces huit vers peuvent donner une idée de ce que sont les six ballades argotiques, attribuées à Villon, ou provenant, tout au moins, de son entourage : conseils d'un chef à ses soldats, du Duc, ou roi de la Coquille, aux Coquillards ; conseils pratiques mis en rimes pour être mieux retenus et qu'en tel abri sûr, sans doute, on chantait en chœur. Cela n'a pas d'autre valeur littéraire ; la versification en est bonne et soigneusement rythmée.
 Bien plus intéressantes seraient les ballades VII à XI, si leur inauthenticité n'était évidente ; elles furent fabriquées entre 1874 et 1880, par un érudit facétieux qui se donna bien du mal pour devenir vainement faussaire, quand il aurait pu s'occuper utilement à interpréter le jargon jobelin qu'il semble avoir compris. M. Vitu se laissa duper à cette fraude, pourtant assez grossière, puisque, dès la première de ces ballades apocryphes, on découvre, non des vers originaux, mais de véritables centons ; quatre vers de la première strophe de la ballade VII appartiennent presque textuellement à la ballade I. La question est maintenant jugée. On se souvient que l'Académie française se compromit étrangement en couronnant la ridicule élucubration de M. Vitu.
 Ce petit volume de M. Pierre d'Alheim est à conserver et à joindre au Villon que tout poète (non roman) possède, — en attendant l'édition nouvelle de ses œuvres que prépare M. Mahé et l'étude définitive que nous attendons de M. Marcel Schwob.
 Récemment, dans La France, M. Sarcey écrivait: « Qui connaîtrait Villon sans ce vers mélancolique, qui a passé proverbe ? Quelques rats de bibliothèques, grands rongeurs de bouquins. Son nom s'en est allé à la postérité sur le frêle esquif de cette unique phrase : Mais où sont les neiges d'antan ? » Tel est bien l'état de l'opinion, représentée par le plus médiocre de ses porte-paroles. Pourtant, l'opinion se trompe et M. Sarcey aussi : la Postérité, ce n'est ni tel public, ni tel ramas de journalistes ignorants, glorieux de leur bassesse intellectuelle ; cette métaphore est le nom commun aux quelques hommes inteligents qui gardent encore notre civilisation de la barbarie totale. Que le père Coupe-toujours se rassure : il ne fait pas partie de ces quelques-uns, — et quant à François Villon, ses œuvres complètes sont arrivées à bon port et sa gloire aussi. Il demeure et demeurera le poète original, par excellence, de langue française, celui en lequel se résume et se grandit jusqu'au génie l'âme des peuples du moyen-âge, et aussi supérieur à Ronsard que Théophile à La Fontaine, que Vigny à Chénier, que la personnalité à l'imitation, que le sentiment à l'esprit.

Hermès.



(I) Pierre d'Alheim: Le Jargon Jobelin de Maistre François Villon. — I. les Ballades originales, texte, traduction, glossaire. — II. Les Ballades apocryphes: M. A. Vitu et l'Académie française. — Paris, Savine,1892, in-18.


Outils personnels