Henri de Groux

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G.-Albert Aurier, « Henry de Groux », Mercure de France, t. III, n° 22, octobre 1891, p. 223-229


HENRY DE GROUX


 Sous un ciel bas et sombre de drame, dans une plaine vague, banalement sinistre, à une heure morne et équivoque de nuit, le voyageur a roulé, terrassé, sous un genou nerveux, foudroyé par l'éclair d'un couteau. Quatre yeux horribles, exorbités, allumés d'indicibles terreurs, de férocités ineffables, flamboyent dans le gris de cette louche pénombre. Des membres se tordent en désespérés crispements. Deux bouches grimaçantes béent, comme pour des hurlements de rage carnassière, comme pour des cris suprêmes de secours qui crèvent dans les gorges. Une lame écarlate, dégouttante de larmes rouges, affolée, bondit, retombe, et encore et toujours, acharnée, furieuse, frénétique, sillonnant l'air de zigzags de pourpre, éclaboussant l'air d'une pluie de pourpre. Le sang gicle de la poitrine dénudée où bâillent, épouvantables, vingt trous vermeils. Le sang dégouline à flots des lèvres ouvertes en hideuse gargouille d'abattoir, des lèvres ouvertes par un hoquet qui est à la fois un cri étranglé de terreur et un dernier râle d'agonie...
 Et cela, pourtant, qu'on ne s'y trompe pas, n'est point une simple anecdote, un vulgaire fait-divers bête et sanguinolent, une quelconque scène pathétique de mélo d'Ambigu. C'est autre chose, qui est moins particulier et moins immédiat, autre chose qui est bien de l'art vrai et pur, puisque ce qu'on éprouve, au regarder de cette œuvre singulière et poignante, ce n'est point seulement les banaux sentiments de terreur, de pitoiement qu'inspirerait telle analogue atrocité réelle, par hasard aperçue, ce n'est point cette sensation de nerfs bouleversés au heurt de telle vision spécialement apeurante, c'est plutôt une mystérieuse émotion d'ordre plus intellectuel, une émotion qui, sans affecter en rien les nerfs, ni la sensibilité, ne bouleverse (et d'une façon combien délicieusement épouvantable!) que les facultés supérieures de notre âme, une émotion, enfin, comparable au trouble absolument idéal, insensoriel, que suscite en l'intellectualité d'un penseur qui est aussi poète la conception d'un ensemble d'idées abstraites, qui, soudain, dans le ciel de l'imagination, se précisent, s'incarnent, douloureuses ou terribles.
 Vraiment, non, dans ce tableau du Meurtre, ce qui nous émeut, ce n'est point l'accident banal de ce banal voyageur inconnu, ce ne sont point ces contorsions d'agonie ni ce sang ruisselant. Tout cela n'est que détails très secondaires, voulus matériellement effrayants, pour corroborer la terreur de l'idée, de la philosophie, que l'artiste devait écrire. Cette œuvre, sans conteste, n'est rien moins que l'habile narration d'un crime particulier ; elle est bien un poème, un émouvant et terrible poème où nous lisons, exprimées par l'artifice d'un significatif épisode de hasard, la douleur de vivre, l'épouvante de vivre, l'angoisse de l'Ignoré aventureux embusqué dans l'avenir, la bêtise méchante de la fortune, la pitoyable vanité de la galopade humaine parmi les douloureuses conjonctures de l'existence.... Ah ! pauvre voyageur inconnu, qui, par cette mystérieuse alchimie de l'art, cesse d'être pour nous un voyageur, et deviens Le Voyageur, L'Homme, ah ! pauvre voyageur, où donc allais-tu? qu'espérais-tu? Peut-être tu étais le poète qui sent bourdonner dans sa tête, comme des abeilles d'or, les strophes géniales qui ne doivent point mourir, peut-être l'inventeur sublime qui devait jeter au monde étonné l'admirable secret des pierres philosophales, peut-être le soldat qui pouvait conquérir la terre et s'asseoir un jour sur le trône des antiques empereurs du monde ! Pauvre voyageur, quel banal accident de la vie stupide, quelle force brutale et imprévoyable et irrémédiable t'a terrassé, vomissant par ta bouche râlante ton sang et tes beaux rêves ! ... Tu avais du génie, certes, tu avais la science de la vie, tu t'étais armé des armes qu'il faut pour vaincre, tu avais écouté les conseils des sages qui connaissent les chemins propices, tu étais sûr du triomphal avenir ! Mais l'absurde hasard t'a pris, en lâche, par derrière, et, maintenant, lamentable, tu gis sous ce ciel bas et sombre de drame, dans la plaine vague et banalement sinistre, la poitrine trouée de vingt trous rouges, ton sang dégoulinant par ta bouche...
 Ah ! pauvre voyageur !... Et pourtant ! Et pourtant, qu'il était grand ton espoir ! qu'ils étaient beaux, tes rêves !...
 Là-bas, à l'horizon, tout là-bas, lugubre comme une potence, effroyable et ironique, se découpe sur les nuages tragiques le charitable poteau-indicateur du chemin, de l'infaillible chemin où tu voulais Marcher !... Ah ! pauvre voyageur !...



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 Ce tableau du Meurtre, on le voit, et je le répète à dessein, n'est donc nullement l'illustration d'un simple fait-divers émouvant par son atrocité. L'action qui s'y déroule n'importe guère, puisqu'elle n'est que le signe matériel d'une pensée, autrement intéressante et philosophique qu'une vulgaire question de coups de couteau. A moins d'être incurablement inapte à toute compréhension d'art, il est impossible à un esprit impartial de se cantonner, devant cette œuvre, dans la seule sensation immédiate déterminée par la matérialité du sujet représenté. On subit, malgré soi, fatalement, nécessairement, la suggestion de ces idées générales que j'ai tenté d'indiquer et que le peintre a, pour ainsi dire, pétries avec ses couleurs. Le drame cesse d'être un drame spécial, pour devenir un drame humain, purement intellectuel, passionnant symbole des rêves douloureux d'une âme d'artiste.



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 L'existence en une œuvre de ce prolongement spirituel, la quantité et la qualité de ce prolongement spirituel, voilà, je crois, les meilleurs critères pour reconnaître et évaluer une œuvre d'art. Voilà aussi la cause pour laquelle, si je ne me trompe, la meilleure critique picturale sera toujours celle faite par un poète. Ces ensembles d'idées, en effet, qui composent essentiellement une œuvre vraiment d'art et que j'ai appelés le prolongement spirituel, il les précisera, lui, le poète, en les transposant dans son langage propre, vers ou prose, langage évidemment plus clair et plus intelligible, puisqu'il est plus familier à la masse des hommes, que le langage universel, mais assez ésotérique, des lignes et des couleurs. Et ainsi seront pleinement illuminées les essentielles conditions de l'œuvre d'art, ce qui est, à n'en point douter, la seule bonne critique.
 Quoi qu'il en soit, je dois déclarer. dès maintenant, que ce prolongement spirituel sans lequel l'art n'est point, je l'ai constaté dans tous les tableaux, trop peu nombreux malheureusement, de M. de Groux qu'il m'a été donné de voir.
 A quoi tient la possibilité de ce prolongement spirituel, de cette action réflexe du matériel vers l'immatériel, qu'on observe en certaines œuvres et qui manque absolument en d'autres? Comment un fait particulier peut-il instantanément se métamorphoser en une idée générale, en une haute synthèse, en toute une troublante philosophie? Ce n'est point ici le lieu d'étudier cette mystérieuse et difficile, mais peut-être point insoluble question. Qu'il suffise d'avérer que ce phénomène se reproduit constamment en tous les chefs-d’œuvre incontestés, et de faire remarquer combien Le Meurtre de H. de Groux serait, en réalité, dissemblable d'un sujet identique qu'eût traité un habile peintre anecdotier, parfait observateur mais dénué de toute faculté de rêverie philosophique. Puisque c'est la tête qui guide la main, qu'y a-t-il d'étonnant à ce que la tête d'un rêveur guide sa main de façon à traduire son rêve, et la force, pour cela, à des combinaisons, à des modifications de lignes et de couleurs, mystérieuses, inconscientes, presque inanalysables... Regardez, par exemple, dans Le Meurtre la subordination évidente des contours, des surfaces, des lumières, des ombres, observez le rhythme désespéré, tragique des lignes, de toutes les lignes, tombant en courbes douloureuses, parfois dramatiquement brisées, du milieu supérieur de la toile à ses angles inférieurs, constatez la concordance lugubre des couleurs, cette sinistre harmonie en vert sombre, en bleu obscur, en noir, et réfléchissez aux rhythmes de lignés et de couleurs qu'eût nécessairement employés le réaliste anecdotier dont je parlais tout à l'heure.



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 Voici maintenant une autre toile, plus terrible encore et plus étrange : Les Traînards. Cela ressemble à quelque effroyable tapisserie de Flandre, jaunie et élimée par 1'âge, qu'aurait tramée un patient et paradoxal tisserand de là-bas, interprétant, avec des laines teintes en des ventres putrides de cadavre, un hideux cauchemar de Breughel d'Enfer; cela évoque un rêve macabre de Callot, retouché par Goya, s'agitant dans un royaume en putréfaction, cela s'étale, répugnant, avec des tonalités jaunes et noires et vertes, des marbrures de pourriture, des suintements de pus extravasés, semblable au ventre crevé de plaies et d'abcès d'un hideux reptile en décomposition.
 Et cela, c'est l'Envers de la Gloire.
 Quel empereur cuirassé d'or, quel empereur triomphant, avec son armée immense et brave, a passé par-là, caracolant sur son fougueux cheval caparaçonné de pourpre ? Quels étendards enthousiastes ont frissonné sous ce ciel? Quelles décharges de mousquets y ont retenti? Quels glorieux coups de lances et de sabres s'y sont échangés? Quels gais tympanons, quelles sonores trompettes ont chanté la victoire, ont chanté la bravoure des soldats et le triomphe du beau conquérant? Quelle immortelle et bonne besogne s'est accomplie dans cette plaine dont parleront désormais avec orgueil les chevaliers et les belles dames, que célébreront désormais, en de joyeux enthousiasmés, les peuples et les poètes?
 Maintenant un silence de sépulcre plane parmi des odeurs de pourriture. Le ciel est sinistre et sillonné par des vols tourbillonnants de corbeaux innombrables. Là-bas, dans le lointain, c'est la ville et ses remparts démolis, un lugubre moulin à vent, éventré par les boulets, ses ailes fracassées, laissant pendre ses planchers comme des entrailles. A perte de vue, les corps des soldats, des braves soldats massacrés, gisent, pêle-mêle, entassés, en un grouillement hideux, inextricable, infini. La terre a bu le sang et cette plaine en putréfaction n'est même plus tachée de rouge. Ils pourrissent lamentablement, les valeureux d'hier, parmi les armes perdues, les tambours crevés, les affûts démolis, les chevaux au ventre béant, les caissons renversés..... Leurs membres, hachés par la mitraille, leurs membres en loques, sont roides maintenant, les convulsions de leurs gestes d'agonie sont figées, effroyablement. Innombrables, jusqu'à l'horizon, leurs cadavres fermentent, troués de sombres blessures qui suintent de verdâtres sanies, la plaine entière est de chair qui fermente, de chair humaine qui se liquéfie, qui coule, gluante, purulente, ulcéreuse. Et voilà qu'arrivent en bandes, nombreux comme les corbeaux qui tourbillonnent dans le ciel empesté, ces autres corbeaux de la terre, les Traînards, les détrousseurs de morts, poussant leurs voitures à chiens, se jetant sur cette pourriture avec des gestes voraces, volant avidement sabres, mousquets, tambours, pourpoints, braies, chemises, bottes, éperons, déshabillant ces corps putréfiés, fouillant, avidement, joyeusement, de leurs mains crochues, dans cette pestilente mer de chair humaine en liquéfaction.
 Bel empereur victorieux, bel empereur, êtes-vous dans votre capitale en fête, dans votre capital pavoisée et illuminée, à parler de vos merveilleux exploits avec les belles dames de votre cour, à respirer le métaphorique encens de vos poètes et de vos historiographes!
 Est-il besoin de faire remarquer combien cette compréhension de la gloire militaire, de la guerre, du patriotisme, des épopées, du plumet triomphal et de la sublime pyrotechnie, est différente de la vision qu'eurent de ces mêmes choses les Horace Vernet et les Meissonier, de la vision qu'en ont encore les Detaille et les Déroulède, sans parler de M. H. Fouquier, ce farouche Tyrtée à tant la ligne...



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 Je ne parlerai guère d'un autre tableau d'Henry de Groux : L'Assassiné. Cette toile, en effet, encore fort intéressante, est pourtant un peu inférieure aux autres peintures de cet étrange artiste. Elle semble d'ailleurs n'être qu'une étude préparatoire du Meurtre, que j'ai décrit et analysé au commencement de ces notes.
 Il suffira de dire quelques mots d'une dernière œuvre : Le Pendu.
 C'est encore, comme dans Le Meurtre, un drame solitaire et banal dont le héros est un voyageur, un pélerin (la coquille qui pend sur sa poitrine l'indique) ou plutôt Le Pélerin (je ne sais quels signes péremptoires et mystérieux nous forcent encore ici à ne pouvoir concevoir cet individu spécial et cette scène spéciale qu'en tant que négligeables contingences symbolisant des êtres généraux, des êtres absolus), Le Pélerin, et, certes, le Pélerin du pélerinage de la Vie.
 Sans doute, il y avait longtemps qu'il était en route, le pauvre moine rôdeur, sans doute il désespérait d'atteindre le but, son Saint-Sépulcre ou son Saint-Graal, sans doute ses pieds avaient trop saigné aux orties et aux cailloux du chemin, il avait, un à un, perdu tous ses chers désirs, tous ses beaux rêves, et le désespoir l'avait fait impie, et las, et sans force maintenant qu'il était sans foi. En passant dans un bois dont les branches railleuses giflaient ses joues, dont les épines déchiraient ses jambes, proférant vers le ciel impassible un suprême blasphème, voilà qu'il se pendit. Son corps maigre, maintenant, se balance, tragique, à la fourche d'un vieil arbre. Mais la nature impitoyable n'a même point voulu pleurer sur son lamentable cadavre. La nature s'exalte en une furieuse joie de vivre. Les oiseaux chantent à rompre leurs gorges, des fleurs merveilleuses s'épanouissent. Le soleil inonde les feuillages. Partout des couleurs hilares, des verts d'émeraude, des bleus de lapis et de saphir, des rouges triomphaux de rubis clangorent des fanfares d'allégresse. La nature insensible et bête, débordante de sève et de santé, exulte, gazouille, rigole à s'éclater le ventre, se tord en une effroyable et rutilante et cynique gaîté - comme pour témoigner de son indifférence, ou, peut-être, de sa haine, devant la mort effroyable d'un de ces pauvres êtres douloureux qui se sont évadés de sa géhenne d'inconscience, sur les ailes de la pensée...



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 Telles sont les quatre toiles que je connaisse d'Henry de Groux, les quatre seules qui, je crois, aient, jusqu'à ce jour, pénétré en France, le reste de son œuvre étant en Belgique.
 Certes, il serait téméraire, après ce trop rapide examen d'une trop faible partie de ses productions, de vouloir formuler sur lui un jugement définitif. Néanmoins, ces quatre singuliers tableaux, où se laisse deviner une parenté de génie avec les maîtres du drame excessif et truculent, avec les Caravage, les Breughel d'Enfer, les Callot, les Goya et surtout les Delacroix, ces quatre singuliers tableaux m'ont paru, malgré tels insignifiants manquements de technique et un parti-pris de dramatisme peut-être exagéré, si puissamment originaux, si profondément suggestifs, d'un art si vraiment robuste et si vraiment à part, que je n'ai pu me tenir d'en parler un peu longuement, convaincu que — quelle que soit La direction qu'il choisisse dans l'avenir — le jeune homme qui a peint ces quatre toiles étranges, ces quatre cauchemars, est une personnalité qui aura sa place et sa place glorieuse dans l'histoire de la peinture.
  Août 1891.

G.-Albert Aurier.


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