Henri de Régnier juin 1892

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P[ierre] Q[uillard], « Henri de Régnier », Mercure de France, t. V, n° 30, juin 1892, p. 139-146


HENRI DE RÉGNIER (1)


Vers les Sept Demeures de l'Ombre.

h. de r.


 Par une journée de rude hiver, une journée le lumière froide et bleue comme une lame d'épée, je marchais à travers la campagne rase, le long d'une rivière gelée, captive d'une glace tumultueuse et non du miroir calme où s'endort d'autres fois la mémoire des eaux. Un paysage de désolation. Tout à coup, des ailes blanches s'ouvrirent à l'horizon et, délaissant le Nord pour les pays de vrai soleil, passèrent, sanctifiés par une gloire de rayons, majestueux et surnaturels, des cygnes sauvages. J'admirais les nobles plumes éployées, les cous dominateurs pareils à d'étranges lys au large pistil noir et, surtout, la dédaigneuse certitude d'un tel vol. Un croquant, venu on ne sait d'où, s'approcha de moi et, avec un sourire de finesse matoise, me dit : « Monsieur, ce sont des oies » ; et la parole de ce drôle que je ne pouvais pas ne pas avoir entendue souilla d'un souvenir ridicule la beauté de l'apparition. Certes, si les critiques patentés décidaient par caprice de rustres à proférer une opinion quelconque sur les plus récents poèmes d'Henri de Régnier : Tel qu'en songe, il serait à craindre que leur voix obscène ne troublât par des mots de mauvaise augure la fête de notre pensée. Aussi devons-nous peut-être les remercier de leur silence. Un seul d'entre eux – il est vrai que celui-là fut et est l'un des plus exquis, des plus subtils écrivains de notre âge – aurait pu, sans risque d'erreur, annoncer à la foule l'avènement de ce livre : mais M. Anatole France apporte à se discréditer une si singulière coquetterie qu'il y aurait injustice à à gêner, par des reproches, dans son développement normal, son âme de Célimène détestable et charmante. Qu'il devienne donc de plus en plus lui-même ; et plaise aux dieux qu'il nous donne longtemps encore le spectacle d'un magicien qui, au contraire de mon interlocuteur fortuit, mue les oies en cygnes et les plus médiocres romans en chefs-d’œuvre. Encore que les grâces m'aient été déniées dont les destins lui furent prodigues, j'essaierai de dire ce qu'il aurait dû dire, en avilissant le moins possible par cette glose les merveilles que j'ai cru voir.

 Dans la simple, et brève dédicace incrite au seuil de l'ouvrage, M. Henri de Régnier a pris soin d'avertir que « ces divers épisodes, d'une technique composite, concourent tous à une sorte d'apologie emblématique du Soi ». Ainsi devrait disparaître aussitôt tout prétexte à ne pas découvrir le sens caché des symboles, même pour les gens heureux qui font métier de ne pas comprendre. Et cependant, comme il faut toujours compter avec leur impudente sottise et leur mauvaise foi, ils pourraient bien feindre, sans autre lecture, une confusion fâcheuse entre le « Soi » de M. Henri de Régnier et le « Moi » qui appartient en exclusive propriété à M. Maurice Barrès. Il vaut la peine de les détromper tout de suite. Loin que les différentes aventures humaines aient pour le poète le sens d'exercices psychiques, qui servent d'entraînement à notre personnalité et contribuent à la rendre plus forte, c'est-à-dire plus consciente d'elle-même, il n'y voit au contraire qu'une dangereuse et presque sacrilège mainmise des évènements accidentels sur tout ce qu'il y aurait de véritable et d'intime noblesse dans notre vie et dans notre pensée. Nulle tristesse, nulle joie, nulle gloire, nulle défaite ne sauraient égaler en intensité de deuil ou de triomphe les fictives et seules réelles épopées que l'âme s'imagine dans le renoncement, le silence et la solitude :

Fleurs à la chevelure ou serpent qui la ronge,
Que la tête sourie ou saigne sur l'écu
Et dresse tel que toi, façonné de ton songe,
L'intérieur Destin que tu n'as pas vécu.

 Tout effort de se mêler aux autres hommes est douloureux à qui le tente, par sa vanité d'abord et plus encore par ce qu'il entraîne nécessairement de larmes et de souffrances pour autrui. Et cette impuissance de vivre une vie qui ne soit point misérable et mauvaise oblige quiconque a dénoué le masque de l'Illusion et vu la face hideuse à se retraire en soi-même et à ne plus contempler les choses que selon son rêve.
 Voilà l'idée directrice qui, latente ou parfois presque formellement dévoilée, impose à ce recueil de poêmes l'indispensable unité. Ainsi M. Henri de Régnier ne s'est point soustrait à l'essentielle loyauté de qui veut être plus qu'un futile assembleur de paroles : avoir quelque chose à dire et exprimer une conception déterminée de la vie. Mais comme il est un poète et non un philosophe et un romancier, au lieu de manifester son émotion particulière en présence du monde par une série de théorèmes et de raisonnements, ou de menues et fragmentaires analyses, il essaie de la communiquer aux intelligences consentantes en de larges compositions légendaires interrompues par des odelettes où, sans lien apparent, est racontée encore la même histoire d'âme. Ainsi, comme les dieux (et il y a en elle d'ailleurs quelque chose de l'absolu et de l'éternel), l'idée première s'incarne sous des formes multiples de plus en plus complexes, au point même de lui devenir en apparence étrangères.
 Trois grands récits épiques : L'Alérion, La Gardienne, La Demeure, et deux séries de courtes pièces qui reprennent isolément les principaux motifs ailleurs, entrelacés : Quelqu'un songe de soir et d'espoir et Quelqu'un songe d'heures et d'années, plus un prologue : l’Arrivée et l’Exergue final, constituent l'ordonnance du livre. Les figures successives qu'emprunte la secrète Souveraine de ce royaume taciturne sont assez différentes les unes des autres pour qu'il y ait intérêt à en esquisser l'iconographie. De tous ces poèmes L'Alérion est à la fois le plus énigmatique par ce qu'il signifie réellement et le plus accessible pour qui s'arrêterait à la simple affabulation. Par la prairie où les filles du vieux seigneur cueillent des fleurs, plus loin que la fontaine où les filles du vieux fermier lavent des pièces de toile et que la lande où les filles du vieux pâtre paissent les agneaux, l'Adolescent hautain est passé et il est entré dans la forêt pour y mourir victorieusement, après une lutte avec un ennemi qui n'est pas désigné ; comme il allait aussi vers l'ombre des arbres, l'Oiseau debout au cimier de son casque s'est éveillé brusquement, sans qu'il daigne s'en apercevoir, sauf pour sourire à cette révolte :

Les chènes hauts ont vu la lutte et le trépas
Et leur silence seul a su le sort étrange
De l'Adolescent mort en son armure blanche,
Parmi les fleurs où son sang clair s'épand en flaque
Funéraire et qui s'agrandit autour du casque
Où radieux, battant des ailes, aspergeant
De ses gouttes les fleurs et l'armure d'argent
Dont les roses baisaient le métal empourpré,
S'éployait, victorieux et transfiguré
D'informe qu'il était d'ombre et de songeries,
Un grand Oiseau d'azur, d'or et de pierreries.

 Ni les filles du fermier ni les filles du pâtre ne voient dans le crépuscule l'essor de l'Alérion, et celles du seigneur ne l'apercevraient pas non plus s'il ne secouait sur elles la rosée sanglante qui dégoutte de ses plumes.
 N'est-ce pas là un bel emblème de la pensée qui ne peut devenir libre et s'éployer qu'après avoir, par la mort de tout l'antique mensonge, définitivement vaincu la tyrannie des actions inutiles ou funestes ? Et le vol en est tellement sublime qu'il ne se révèle à personne qu'aux rares élus prédestinés dès l'origine.
 Dans La Gardienne et dans La Demeure la nécessité du renoncement est symbolisée d'une manière tout autre que dans L'Alérion. Au lieu d'un pur mythe, où les gestes et les silhouettes des personnages sont dessinés avec une certaine raideur hiératique et héraldique, l'idée a revêtu une forme d'humanité plus vivante, moins lointaine, plus sentimentale. Ces deux poèmes sont unis par d'étroites analogies: le sujet en est presque le même ; mais le développement est plus ample dans La Gardienne, et des figures accessoires et, complémentaires ajoutent encore au relief des protagonistes.
 Le Maître du château revient à la demeure abandonnée autrefois pour les mêlées furieuses à la demeure où il laissa jadis l'Adolescente bien aimée de qui

Les mains enchantaient l'aurore autour. d'elle.

 Il congédie ses frères d'armés et leur remet son glaive; tandis que ses compagnons s'éloignent, tout le passé revit en sa mémoire, aube d'amour, batailles détestées maintenant, gloire stupide ; et il invoque l'amie d'autrefois :

Si tes lèvres ne m'ont pas maudit de tout le reproche de leur pâleur
Si tes tristesses m'ont pardonné de toute la bonté de leur douleur,
Si ta bouche ne fut pas aride de m'avoir appelé en vain,
Si tes yeux ne furent point implacables d'avoir pleuré,
Si ton souvenir me fut doux
De tonte la peine endurée,
Si l'ombre du sépulcre (peut-être) garde ta face calme,
Si ceux qui t'ont ensevelie (peut-être) ont dit :
Qu'elle est belle et douce dans la Mort
Et pardonnant dans la mort,
Oh ! laisse-moi rentrer dans la vieille demeure,
Je suis celui qui prie et pleure.

 Il heurte à la porte; à demi dans l'ombre et voilée, la gardienne l'accueille et, pitoyable, lui ouvre le château de songe et de sagesse.

Viens, je t'ouvre la porte et si ton âme est vieille
De tant de soins perdus à son âpre folie,
Ne reproche qu'à toi le peu qu'a notre treille
Vendangeront ta faute et ta mélancolie ;
Que mon silence enfin soit ma seule réponse :
Si ma table de hêtre est frugale en festin,
Ma demeure s'accorde à celui qui renonce
Et qui remet sa main aux mains de son destin.


 Le frère de ce héros lassé, lui-même peut-être, dans une apostrophe à La Demeure prononce des paroles presque identiques: la Chimère du foyer est morte, l'horloge s'est tue; au dehors les pierres s'écroulent une à une, et, songeant aux Passantes de l'Ombre, Violence, Amour, tous les désirs qui l'arrachèrent jadis à sa vraie destinée, il les maudit encore dans le souvenir et invoque avec angoisse la paix morne de la maison vide :

Que tes pierres hélas! s'écroulent une à une,
De soirs en soirs,
Et que la Nuit séjourne à jamais taciturne,
Muette et pour toujours en deuil du passé noir,
Sans qu'à tout son silence,encore ne déroge
Aucun sursaut de la Chimère et de l'Horloge
Et sans que puisse rien, du repos qu'il se songe,
Distraire mon destin d'avoir l'âge de l'ombre.

 L'analyse ne donne qu'une impression très atténuée de tels poèmes, savamment construits et d'une prodigieuse richesse symphonique. Quant aux morceaux de moindre haleine, il est tout à fait impossible d'en dire le charme, qui réside tout entier dans les détails d'arrangement, dans les rappels d'images et de sons qui se jouent à travers le livre. Cependant, des uns et des autres, il faut retenir cette qualité que je crois primordiale : ils réunissent la plus grande simplicité dans la fable à l'extrême complexité de l'expression et du rhythme. Dès longtemps, la langue de M. Henri de Régnier était connue pour somptueuse entre toutes. Quelques-uns même prétendirent ne voir en lui qu'un orfèvre et un lapidaire et on lui reprocha comme un crime une affection assez vive pour l'or et pour la pourpre. Désireux sans doute d'éviter cette piètre querelle, le poète, cette fois, s'est attaché à susciter en nous les mêmes splendeurs, tout en n'employant pas les mots suspects. Mais en quel embarras ne mettra-t-il pas ceux qui lui appliquaient ce critérium d'un emploi si facile aux critiques médiocres ou involontairement nuisibles? Il a montré, en même temps, que chez lui l'amour des métaux précieux et des couleurs éclatantes n'excluait pas la faculté de choisir et de rendre les images de tons plus humbles. Ainsi, dans L'Alérion, à côté des évocations héroïques apparaissent des scènes rustiques et pastorales d'une infinie douceur; et un peu partout on peut lire des vers comme ceux-ci :

Et les grands linges purs sèchent déjà sur l'herbe
....................................................
Elle était tellement en moi
Que je la cherchais dans le silence,
Que je la cherchais en fermant les yeux,
....................................................
Et les haleurs courbées qui chantaient en hâlant
Pas à pais côtoyaient, dans l'eau, leur ombre noire

 Les combinaisons rhythmiques sont également fort nombreuses et fort variées : alexandrins traditionnels, vers assonancés, vers libres, clausules de strophes qui ne riment ni n'assonnent. Trouverai-je que ce dernier effet est parfois un peu brutal et d'un art à mon gré trop primitif, parce qu'il oblige à subir directement la surprise d'un pur procédé matériel ? Ainsi lorsque, à deux reprises, La Gardienne profère le monosyllabe :

Entre !

le jeu de l'illusion perd beaucoup de son mystère et n'est pas aussi discret qu'on pourrait le requérir. Au contraire, il y a plaisir à retrouver ici la grande période poétique en alexandrins à rimes plates; délaissée depuis Hugo et Leconte de Lisle, pour cause peut-être d'impuissance à en dérouler la vaste et sinueuse draperie, et il ne semble guère qu'on puisse exiger plus que cet admirable couplet:

Et je vous hais; pennons, pour cette allégorie
Que secouait le vent du soir, ample en vos pans !

Hampe où s'accroche l'ongle des griffons rampants,
Et votre saut cabré, licornes pommelées
Dont l'emblème emportait à travers les mêlées
Ceux dont l'âme pareille aux bêtes du blason
Les regardait surgir au ciel de l'horizon
Où leurs griffes luisaient dans le vol de leurs ailes !
Armures que le trou des blessures mortelles
Hérissa d'un faisceau de flèches et de traits,
Triste apparat et vaine emphase où tu riais,
Soleil ! comme au miroir des cuirasses saillies
Hors du lourd manteau noir de nos mélancolies
Dont le lambeau demeure aux branches, du passé
Le long de la forêt où nous avons passé,
Taciturne et songeant qu'à travers le bois sombre
Mon âme me suivait peut-être comme une ombre,
Fidèle à la douceur reniée et mêlant
Des larmes au cri dur du combat turbulent,
Avec ces douces mains pour les chairs entamées
Qu'ont les femmes en pleurs qui suivent les armées.

 C'est une langue nerveuse et forte, sans mièvrerie, aux phrases solides qui ne craignent point de se charger d'incises. Il y a là une fière désinvolture, à la guise de Saint-Simon que M. de Régnier a dû beaucoup fréquenter; il advient même, parfois, que la volonté de produire une impression énergique et immédiate, coûte que coûte, l'induit à des façons de dire où la syntaxe n'est guère respectée :

Avec de si doux yeux à nul ne leur mentir.
...................................................
J'ai songé mon destin mourir devant la gloire.

 Quelque liberté qu'il convienne d'accorder à l'écrivain dans le choix des moyens qui lui semblent le plus aptes à rendre sa pensée, le bénéfice qu'il retire à employer de pareilles tournures semble bien minime.

 Mais ces petites rugosités, très rares au reste, ne servent peut-être qu'a donner par contraste plus de prix encore à l'ensemble de l’œuvre et en attestent mieux l'audacieuse et franche venue, en un seul jet de bronze, d'argent et d'or, et la statue se dresse, sans retouche, en son intégrité de vierge. Rien désormais ne demeure qui trahisse le procédé, la manière, la mode d'écrire. Voilà bien un livre de poète ayant adopté la seule attitude qui sied : ne se livrer à la foule que par le chant et sous le voile de triples écharpes et mépriser les manifestes quels qu'ils soient, comme mieux appropriés aux tréteaux, où des bateleurs indélicats promettent de montrer Aphrodite Anadyomène, alors que leur pauvre baraque renferme, pour tout trésor, le simulacre d'un phoque mort-né.

Pierre Quillard


 (1) A propos de Tel qu'en songe (Libraire de l'Art Indépendant, 11, rue de la Chaussée-d'Antin).

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