Hortorum Deus

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José-Maria de Heredia, « Hortorum Deus », Mercure de France, t. IV, n° 26, février 1892, p. 105-107


HORTORUM DEUS

I

Hujusnam domini coluntme Deumque salutant.

Catulle.

Respecte, ô Voyageur, si tu crains ma colère,
Cet humble toit de joncs tressés et de glaïeul.
Là, parmi ses enfants, vit un robuste aïeul;
C'est le maître du clos et de la source claire.


Et c'est lui qui planta droit au milieu de l'aire
Mon emblème équarri dans un cœur de tilleul;
II n'a point d'autres Dieux, aussi je garde seul
Le verger qu'il cultive et fleurit pour me plaire.


Ce sont de pauvres gens rustiques et dévots;
Par eux la violette et les sombres pavots
Ornent ma gaine avec les verts épis de l'orge;


Et toujours, deux fois l'an, l'agreste autel a bu,
Sous le couteau sacré du colon qui l'égorge,
Le sang d'un jeune bouc impudique et barbu.
II

Ecce villicus,
Venit...

Catulle.


Holà, maudits enfants ! Gare au piège, à la trappe,
Au chien! Je ne veux plus, moi qui garde ce lieu,
Qu'on vienne, sous couleur d'y chercher un caïeu
D'ail, piller mes fruitiers et grappiller ma grappe.


D'ailleurs, là-bas, du fond des chaumes qu'il étrape,
Le colon vous épie et, s'il vient, par mon pieu!
Vos reins sauront alors tout ce que pèse un Dieu
De bois dur emmanché d'un bras d'homme qui frappe.


Vite, prenez la sente à gauche, suivez-la
Jusqu'au bout de la haie où croît ce hêtre, et là,
Profitez de l'avis qu'on vous glisse à l'oreille :


Un négligent Priape habite au clos voisin;
D'ici vous pouvez voir les piliers de sa treille
Où sous l'ombre du pampre a rougi le raisin.


III

Mihi corolla picta vere ponitur.

Catulle.


Entre donc. Mes piliers sont fraîchement crépis
Et sous ma treille neuve où le soleil se glisse,
L'ombre est plus douce. L'air embaume la mélisse.
Avril jonche la terre en fleurs d'un frais tapis.


Les saisons tour à tour me parent; blonds épis,
Raisins mûrs, verte olive ou printanier calice;
Et le lait du matin caille encor sur l'éclisse,
Que la chèvre me tend la mamelle et le pis.


Le maître de ce clos m'honore. J'en suis digne.
Jamais grive ou larron ne marauda sa vigne
Et nul n'est mieux gardé de tout le Champ Romain.


Les fils sont beaux, la femme est vertueuse et l'homme,
Chaque soir de marché, fait tinter dans sa main
Les deniers d'argent clair qu'il rapporte de Rome.
IV

Rigetque dura barba juncta crystallo.

Divers. poetarum lusus.


Quel froid! Le givre brille aux derniers pampres verts,
Je guette le soleil, car je sais l'heure exacte
Où l'aurore rougit les neiges du Soracte.
Le sort d'un Dieu champêtre est dur. L'homme est pervers.


Dans ce clos ruiné, seul, depuis vingt hivers
Je me morfonds. Ma barbe est hirsute et compacte;
Mon vermillon s'écaille et mon bois se rétracte
Et se gerce, et j'ai peur d'être piqué des vers.


Que ne suis-je un Pénate ou même simple Lare
Domestique, repeint, repu, toujours hilare,
Gorgé de miel, de fruits ou ceint des fleurs d'avril;


Près des aïeux de cire, au fond du vestibule,
Je vieillirais, et les enfants, au jour viril,
A mon col vénéré viendraient pendre leur bulle.


José Maria de Heredia.

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