Intuitivisme et Réalisme

De MercureWiki.
 
Alfred Vallette, « Intuitivisme et Réalisme », Mercure de France, t. I, n° 4, avril 1890, p. 97-104.


INTUITIVISME ET RÉALISME


 Le Naturalisme se meurt, le Naturalisme est mort ! Seul le grand pontife a gardé sa foi et perpétue l'office, abandonné de ceux-là même qui furent ses prêtres les plus fervents. Non pas que, radieux exaltés d'une foi nouvelle, ils marchent avec certitude vers leur Terre Promise : ils s'agitent en pleines ténèbres, avancent à tâtons ou piétinent sur place, dans les affres du doute. Mais parfois, en ce dur voyage pour la vague Chanaan, l'un d'eux perçoit qu'une aube délave l'obscurité de la route, et telle est sa détresse qu'il acclame d'enthousiasme cette indécise clarté : sans attendre qu'il fasse jour, sans se demander si ce ne sont point ses yeux qui s'accoutument à la nuit, s'il n'est point dupe d'une hallucination ou d'un mirage, vite il emprisonne la parcelle de vérité dans une formule où il appose un sceau particulier, un de ces mots en isme si fréquemment surgis pendant ces derniers temps, et dont le benjamin est l'intuitivisme.
 Mais M. Edouard Rod est un esprit trop prudent pour dire ce mot en Messie de la religion espérée : il le hasarde, l'insinue avec circonspection, doucement ironique pour lui-même et pour les inventeurs de systèmes en isme. Après avoir noté quelques-unes des causes qui ont détaché ceux de sa génération et lui du Naturalisme, et indiqué timidement leurs tendances vers un symbolisme peut-être, en somme, incompatible avec le roman, M. Édouard Rod propose : « Si j'avais la foi unilatérale de ceux qui croient au sens précis des termes, je prendrais le mot INTUITIVISME, et j'en ferais une étiquette à coller sur le flacon où nous nous débattrions ensemble ». Et, littérairement parlant, il définit l'intuitif « un homme qui regarde en soi-même... Mais il ne suffit pas de regarder en soi, il faut voir autre chose que soi... L'intuitivisme, si par hasard on voulait accepter ce mot, serait donc l'application de l'intuition comme méthode de psychologie littéraire : regarder en soi, non pour se connaître ni pour s'aimer, mais pour connaître et aimer les autres ; chercher dans le microcosme de son cœur le jeu du cœur humain ; partir de là pour aller plus loin que soi, et parce qu'en soi, quoi qu'on dise, se réfléchit le monde ».
 Or, en quoi la méthode intuitiviste de psychologie différerait-elle de la méthode (car il n'y en a qu'une) de psychologie employée dans tous les temps ? Hormis l'autobiographe, historien psychologue plutôt que romancier, quiconque écrit un roman n'a que son moi pour y voir dans le moi de ses personnages ; et qu'il veuille aller plus loin que soi ou en deçà, c'est toujours à son moi-boussole qu'il lui faut recourir pour s'orienter, à son moi-équateur pour mesurer les distances et régler l'être qu'il crée. Il n'y a jamais eu et il n'y aura jamais d'autre méthode de psychologie littéraire. Cela, d'ailleurs, se prouve par l'absurde : comment le plus génial des habitants de la Terre, supposé convaincu que la Lune est peuplée, s'y prendrait-il pour l'étude psychologique d'un habitant de la Lune, n'ayant aucun terme de comparaison, aucune « fenêtre ouverte » sur l'âme d'un être que, par cela seul qu'il est différent de lui-même, il ne peut concevoir dans son essence ? Déjà, donc, il appert que l'intuitivisme engloberait, sauf les autobiographes, tous les psychologues, et non pas seulement une catégorie de psychologues. Mais il ne comprend pas qu'eux, car l'intuition, pour tous les romanciers qui ne sont point de purs fantaisistes, est l'unique moyen d'insuffler, ou proprement de prêter la vie. Les plus documentaires des naturalistes, les fanatiques de l'observation, ceux qui s'effacent le plus devant les agissements de leurs personnages, sont bien obligés, sous peine de fabriquer cette machine automatique : des marionnettes se mouvant dans un décor, de définir de temps à autre des états d'âme, quel que soit du reste le procédé, d'entrer « dans la peau du bonhomme » ; et c'est alors que l'intuition leur est indispensable, ou, en termes précis, le mot intuition s'interprétant de façons diverses, la faculté de transposition de leur propre moi déformé selon leur conception de personnage.
 L'invention d'une théorie n'allait point sans modifications techniques, et M. Édouard Rod avance qu'il a cherché à « dégager le roman de quelques-unes des scories qui l'empêchent de se développer dans le sens indiqué : de la description, d'abord... fastidieuse et surtout illusoire, car elle tient beaucoup de place, dit peu de chose et n'explique rien ». Ceci n'est que spécieux. Dans nombre de livres, certes, la description usurpe la place, n'est qu'en relation très éloignée avec le sujet, et partant devient fastidieuse et illusoire. Mais, théoriquement, cela ne prouve rien, et pratiquement ne fait que déceler artistes défectueux des auteurs qui n'ont point la perception des rapports entre le sujet et la chose ambiante, et manquent du don de pondération sans lequel il est impossible d'atteindre à l'eurythmie. Je ne voudrais point ressasser la vieille discussion des milieux, mais il est certain que la description des choses parmi quoi se meut un être, et strictement circonscrite aux rapports de l'être à ces choses, loin de nuire, comme une superfétation, à l'économie de l'œuvre, la complète — et souvent résout très brièvement des phénomènes psychiques qui demanderaient un long détail, plus fastidieux encore qu'une description « à coté ».
 Parmi les scories dont M. Edouard Rod dit avoir cherché à dégager le roman, il y a aussi « les récits rétrospectifs, qui, destinés à présenter le personnage, sont devenus, à force d'usage, des clichés sur l'enfance, l'adolescence et l'éducation », ― et enfin les « scènes », pour ce qu'elles ont presque toujours « un air désagréablement artificiel et théâtral ». Ce serait là, sans doute, une bonne besogne ; mais qui donc, sinon les écrivains maladroits (ou très jeunes et ne tenant pas encore leur métier), s'escrime encore aux récits rétrospectifs ? Et les « scènes », Flaubert n'en a guère, que je sache, dans l'Éducation sentimentale, l'œuvre entier de MM. de Goncourt presque pas, et M. Huysmans nulle part.
 Il semble donc que le mot intuitivisme n'étiquette rien de bien neuf, ni relativement aux tendances actuelles des esprits, ni en ce qui concerne les moyens d'exprimer. Il est équitable de noter que M. Édouard Rod n'a pas écrit sa préface exclusivement pour lancer ce mot, mais pour expliquer à ses « amis connus et inconnus » l'évolution de ses idées, simultanée, sinon parallèle, à une évolution des idées chez tous ceux de sa génération littéraire. Et là réside un fait important, car il est avéré que, après s'être un moment arrêtés au Naturalisme, la presque totalité des jeunes littérateurs évoluent aujourd'hui — sans d'ailleurs trop savoir où ils vont. Ce n'est pas ici le lieu d'étudier les très nombreuses tendances nouvelles, mais cette constatation me paraît topique que le cycle naturaliste, prétendu si peu vaste pourtant, restera incomplet, et que même infiniment peu des sujets qu'il renferme auront trouvé leur juste expression.
 En effet, dans l'échelle idéale qui part de la matière inerte, passe par les végétaux, les animaux et l'homme pour aboutir à Dieu, l'homme occupe un nombre considérable de degrés, pas beaucoup plus qu'animal en certains cas par le peu de développement de son cerveau, mais aussi tout près de Dieu parfois eu égard à l'étendue de son intelligence. Or, si le réalisme est bien l'expression immédiate de toute la vérité acquise, le cycle réaliste demeure incomplet en ce que non seulement on n'y rencontre point toutes les combinaisons connues d'individus, mais pas même tous les types d'individus.
 Quant à l'expression réaliste, elle doit de toute nécessité, pour être juste, combiner l'observation, l'expérience et l'induction certaine, être en un mot la cristallisation selon les lois naturelles de la vérité tangible ; et, à ce point de vue, concevoir l'individu en dehors de son milieu serait un non sens. Le Naturalisme l'a bien posé en principe, mais, dans la pratique, au lieu de se borner à la seule peinture, et selon les lois, des choses qui agissent sur l'être, il a peint toutes les choses parmi lesquelles l'être vit, les indispensables et les inutiles, sans discernement des valeurs. D'où le milieu, développé monstrueusement aux dépens de l'individu, puis la disparition dans le pêle-mêle des liens de l'individu an milieu : l'observation semble une étude concurrente à l'étude psychologique, nullement reliées entre elles, et la description toujours arbitraire. En sorte que M. Édouard Rod a pu dire, visant, je veux croire, les œuvres et non la théorie, que l'observation « fait de l'artiste un photographe et néglige ce que les faits ont de plus intéressant, c'est-à-dire leur signification ». Mais un autre défaut a aussi empêché le roman naturaliste d'atteindre à la juste expression du vrai : l'abus de l'analyse, qui dissout le fait et en abolit le caractère, délayage absolument contraire au but même de l'art : la synthèse. Évidemment l'auteur doit être un analyste, mais pour, après avoir désagrégé le fait, le reconstituer, le concréter sous l'aspect saillant et caractéristique qui répond à la fin de l'œuvre, dans l'édification de quoi il ne saurait entrer, si l'on peut dire, éparpillé en molécules, mais à l'état de particule composée.
 Entre qui s'évertue à exprimer la vie par la seule étude de l'âme, en dehors de toute circonstance extrinsèque, et quiconque cherche ce résultat par la seule notation d'agissements dans un décor, en dehors de toute étude de l'âme, il y a place pour qui résumerait les deux manières en les combinant, laisserait d'abord l'individu à son milieu, et avec la connaissance des lois qui régissent les relations de ces deux termes inséparables, obtiendrait l'expression synthétique d'une portion de vie, d'une vie, ou d'un groupement de vies. La théorie, du reste, n'est pas neuve, puisqu'elle s'induit tout entière de l’Éducation sentimentale, chef-d'œuvre de pondération où sont à peine sensibles deux ou trois erreurs de statique, admirable synthèse qui serait la parfaite expression réaliste sans quelques touches romantiques — encore que ce livre restitue l'époque d'Antony.
 Mais combien d'œuvres du cycle réaliste s'élèvent à cette expression synthétique du vrai ! M. Émile Zola, romantique autant qu'Hugo et descriptif- symboliste, est sciemment demeuré à côté ; les frères de Goncourt avaient trop d'esprit pour peindre vraie l'humanité lourdaude, et M. Edmond de Goncourt travaillant seul est trop analyste ; M. Huysmans aussi est trop analyste, et de plus trop peintre ; trop analystes, chacun dans une note différente, MM. Hennique , Céard et Camille Lemonnier ; trop objectiviste M. Paul Alexis. Et tous ceux qui vinrent ensuite procèdent de ceux-là ou en exagèrent les difformités (relatives, bien entendu, et dont plusieurs, considérées sous un autre angle que celui où je les regarde en cet article, sont des qualités de premier ordre), et davantage s'écartent de l'expression adéquate au concept réaliste. Il n'y a pour s'en rapprocher que M. Alphonse Daudet, par places, et seulement dans Sapho et dans l'Immortel, tous ses autres livres étant tarés de « fleurbleuisme » et de fausse sentimentalité. Seul , enfin, M. Guy de Maupassant a touché barre parfois : certaines de ses nouvelles sont achevées. Il semblait que l'auteur d’Une Vie fût marqué pour, en se perfectionnant, donner sa plus complète expression au roman de vérité immédiate ; mais il est plus objectiviste encore dans Bel-Ami, et le voici maintenant à l'opposite, dans la psychologie.
 Le cycle réaliste aura donc manqué du synthétiste que je veux dire, également loin du plat documentaire et de l'assommant psychologue quand même, troisième larron entrevu par M. Zola, j'imagine, alors que, s'avouant lui-même trop romantique pour cette tâche, il espérait des écrivains futurs l'accomplissement de l'œuvre rêvée. Ce troisième larron, à coup sûr, ne participerait pas plus du commissaire-priseur que du photographe : ce serait un artiste de grand talent, dont le champ d'action, naturellement fini, fermé aux au-delà de l'idéalisme, est cependant bien plus vaste que ne le prétend une critique sans profondeur. Et je crois soutenable ce paradoxe : si quelques-uns, parmi ceux qui furent réalistes, sont tout de bons sollicités par l'orientation de leur esprit à s'éloigner de leur première esthétique, les autres l'abandonnent uniquement parce que, sachant qu'il n'est plus possible de se localiser dans l'observation et l'analyse, il ne se sentent point l'envergure de la synthèse, qui requiert à la fois la vue d'ensemble, l'observation, la psychologie, l'analyse, le sentiment de l'harmonie ― sans compter l'intuition.


Alfred Vallette.

 Mars 1890.

Outils personnels