L'éléphant

De MercureWiki.
 
G.-Albert Aurier, «L'éléphant», Mercure de France, t. III, n° 20, août 1891, p. 112-113


« L'ÉLÉPHANT » (I)


 Voici un livre curieux et compact, peu banal, qui semble, par sa structure massive, épaisse, peu dégrossie et vraiment, d'un mot, éléphantine, vouloir justifier son titre. Il y a, dans la maçonnerie de cette rudis-indigestaque-moles, pas mal de minéraux presque précieux, mais pourquoi diable, au lieu de les avoir, avec de fins outils d'orfèvre, sertis d'or ou d'argent, les avoir enfoncés, à coups de truelle, dans tout ce mortier ?...
 Mais, parlons, si vous le voulez bien, un langage moins métaphorique. L'Eléphant de MM. Merki et Court m'apparait comme un livre à la fois, si c'est possible, excellent et détestable. Détestable, parce qu'il est informe, parce qu'il est mal ou point composé, insuffisamment conçu, qu'il manque d'idée élémentaire, d'unité, d'esprit de suite, d'art, de tout ce qui constitue, d'abord, une œuvre. Excellent, parce qu'on y trouve souvent de jolies pages, bien venues et d'une couleur et d'un dessin particuliers, perdues hélas dans un fatras de veuleries indigestes, parce qu'on y sent deux esprits très personnels, parce qu'il est débordant d'une verve juvénile très savoureuse, plein d'une exubérance, d'une vitalité joyeuses qui sont bonnes à rencontrer en ces temps de morne anémie et de névrose grognonne.
 Quel malheur que ces désopilantes caricatures, si fantochement mouvementées, qui s'appellent Grinoche, Svlvat, Max, Barascud, Bouvrier, que cette émouvante figure de Treillis, ne soient pas d'un dessin plus savant, qu'on ne les ait pas retirées de cet inextricable pataugis d'inutilités où elles barbotent, pour les faire agir, avec plus de logique, en une œuvre plus rationnellement construite, plus sobre et plus une !...
 Par contre, l'écriture du roman de MM. Merki et Court me semble pleine de qualités. Leur style est abondant et vivace et nerveux et verveux, haut en couleur, agréablement pittoresque. Pourquoi faut-il qu'ils l'aient trop souvent émaillé de phrases un peu contestables, dans lesquelles on voit des gens « remâchant une piteuse série d'échecs », des feuilles graves « s'engluant dans d'ineptes élaborations, barbotant dans un gâchis dont elles ne sortent point », ou des bandes « un moment réconciliées qui chargent dans un branle-bas furieux, glapissant la même musique, leurs chicanes intestines, taries devant une semblable pensée de résistance à l'ennemi commun »... Et pourquoi, aussi, faire dialoguer de jeunes poètes, pour imbéciles et bohèmes qu'ils soient, en cet argot constellé d'excréments et d'organes innomables ?...
 Quoi qu'il en soit, ce roman, malgré tous ses défauts, est, il faut le répéter, intéressant et curieux. MM. Merki et Court ne voudraient point, j'imagine, qu'on les jugeât sur cette première œuvre — de toute jeunesse, sans doute — et bien différente des poèmes et des pages de prose qu'ils publient, aujourd'hui, dans cette revue même. Attendons donc une prochaine œuvre qui nous permettra, nous en sommes sûr, de les louer avec moins de restrictions.
 Rien que des compliments à faire à l'excellent peintre animalier (trop modeste, puisqu'il a tenu à garder l'anonymat) qui s'est chargé de l'illustration de ce volume.

G.-Albert Aurier.


(I) Un vol., par Charles Merki et Jean Court (Savine.)

Outils personnels