L'Aveugle

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Ernest Raynaud, « L'Aveugle », Mercure de France, t. I, n° 4, avril 1890, p. 105-107.


L'AVEUGLE


 Le vieux qu'ont délaissé les enfants pour la danse,
 Avec sa barbe fluviale aux lourds glaçons
 Et ses deux yeux d'aveugle où nage une ombre dense,
 S'isole assis parmi la lourde exhalaison
 Du lilas qui s'est éparpillé d'abondance
 Et qu'on voit comme des perles sur le gazon.


 La rumeur des ruches d'or d'alentour s'est tue ;
 Et derrière le mur d'un feuillage estival,
 On entend le lointain nasillement d'un bal.
 Le vieux, lui ! dans le clos étoilé de laitue,
 Met, avérant la paix du soir dominical,
 Son immobilité profonde de statue.


 Tel ! il s'isole, assis parmi l'exhalaison
 De miel qu'ont les lilas ; tel ! dans le soir où fume,
 Vers la rivière, un fin brouillard d'un blanc de plume,
 Il rêve sous le toit léger des frondaisons,
 Mais sans voir — ô pourtant quel charme s'en exhume ! —
 Sans voir saigner, au loin, la crête des maisons.


 Rien ne lui tire un cri d'amour, ni l'or immense
 Du soleil qui s'immerge en quel vin glorieux !
 Ni le feuillage ou maint reflet de pourpre danse :
 Car ses yeux, autrefois braises vives ! ses yeux
 Pleins, toujours, d'un désir en toute effervescence,
 Un voile opalescent les exile des cieux !


 Le paysage vêt cette grâce infinie
 Des choses quand y vient la solaire agonie.
 Mais, sur sa face, pas un muscle n'a bougé.
 À l'horizon, c'est comme un trait de sang figé.
 Et paresseuse et presque à regret, se dénie,
 La clarté dont le clos s'est tout un jour gorgé.


 La musique du bal arrive par bouffées,
 Mais lui ne quitte pas son geste de langueur.
 Est-ce qu'il sentirait tout à coup dans son cœur
 Une étoile revivre aux cendres étouffées,
 Par un exploit renouvelé du Temps vainqueur
 Où des pierres sourdait une âme aux chants d'Orphée ?


 Est-ce un pressentiment du prompt deleatur
 Qui fait saigner son cœur ainsi qu'un nœud d'orties ?
 O ces yeux ! murés d'ombre où n'arde plus l'azur,
 Soit qu'il ostente un grain de porcelaine pur,
 Soit que, sous des flocons de soie, une partie
 De sa lueur se tienne un peu comme amortie !


 Est-ce le deuil d'avoir outrepassé les siens,
 De survivre aux élus d'amour des temps virides ?
 Trouble-fête ! exilé des clos musiciens
 Et des banquets où siège en roi l'effroi des rides,
 Des rides ! relentant déjà les eaux fétides
 Et le goût que l'humus donne aux corps qu'il détient !


 Ou si — comme ô mon Dieu ! le néant vite empire —
 Toute humaine pensée a reflué de lui,
 S'il n'est plus qu'un tronc vide ! un rien qu'on ne peut dire !
 Son geste de statue et de divin ennui,
 Tient-il du nonchaloir repu du bétail pire
 Dont les prunelles ne roulent que de la nuit ?


 Tient-il du vautrement des vaches qui digèrent
 Dans l'herbe épaissie où murmure un fil d'eau,
 Sans même qu'un frisson leur coure sous la peau ?…
 Est-ce un qu'on ne sait plus pourquoi Dieu le tolère :
 Corps mûr pour le néant dont le coup de tonnerre
 Déjà chemine qui doit le rendre à sa terre !


 On ne sait, car vraiment ! nul émoi n'a passé
 Sur son masque de sphinx aux pâleurs d'agonie.
 Et tandis qu'entre eux deux ! la Terre et le Ciel, c'est
 — Qui s'échange ! un adieu de tristesse infinie,
 Le pauvre orchestre de village non lassé
 Poursuit sa ritournelle avec monotonie !


Ernest Raynaud.


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