L'Erechtheus de Swinburne

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Stéphane Mallarmé, « L'"Erechtheus" de Swinburne », Mercure de France, t. III, n° 22, octobre 1891, p. 230-232


PAGE RETROUVÉE (1)
L'« ERECTHEUS » DE SWINBURNE



 Sous un ciel de deuil stagnant et d'hiver, l'âme nationale célébrant le Noël chrétien, voici qu'à l'ère même fêtée antérieur, magnifique, religieux aussi, l'écho de quelques beaux vers (fragment resté le seul d'une tragédie d'Euripide qu'un discours de l'orateur Lycurgue enchâsse) a fourni à la voix la plus grande de l'Angleterre actuelle quelque dix-sept cents vers, qui feront compter par ce pays la fin de l'autre année entre les temps de fastes de sa littérature. L’œuvre du jeune poète dont la République des Lettres, avide de la suivre à travers le dénouement du futur, présenta en sa première livraison un extrait dès longtemps célèbre, s'ouvre et se ferme dans sa magistrale plénitude d'aujourd'hui par deux drames antiques, Atalanta à Calydon, puis Erechtheus. Tout entière fascinée par la prodigalité éblouissante d'imagination qui éclate dans l'une de ces pièces, la génération poétique contemporaine attendait, non sans émoi, que l'autre apparût : différente, neuve suprême. L'intérêt, quel en serait-il ; et le ton et le concept : impatience, non doute. Seul le fait qui devait se produire dans la carrière parfaite du génie même le plus libre d'allures ! m'invite à le constater : par une régularité aisée à dire en peu de phrases consolant du peu de temps que j'ai à parler. Abstraction faite de l'éclat puisé à sa richesse pour ces tragédies d'ère presque moderne, Chastelard et Bothwell, tout le débordement de fougue précoce envahissant le drame de début a trouvé un cours naturel en deux recueils de chants lyriques, extasiés d'amour et de liberté, Poèmes et Ballades et Chants avant l'Aurore : à la tragédie de la maturité spirituelle restait donc la fortune nouvelle d'une inspiration savante, pure quoiqu'enthousiaste, conforme davantage à quelque chose de grec.
 Suivez la marche paisible de l'action. Erechtheus, roi d'Athènes, invoque cette terre sainte qu'a foulée l'ennemi Eumolpus ; et bientôt, énigmatique, il annonce à sa femme Draxithea que le destin, pour le salut de la ville veut le sacrifice de leur enfant Chtonia, laquelle reçoit de la bouche Maternelle l'oracle : simplicité et tendresse, rien que d'ineffable entre la mère et la fille et des adieux calmes comme l'acquiescement. Personnages autres, un héraut, il a jeté le défi d'Eumolpe ; un messager qui dit l'immolation au pied du même hôtel de la vierge parmi ses sœurs offertes d'elles-mêmes au couteau ; un héraut athénien pour proclamer l'honneur d'Erechtheus par la foudre frappé après la défaite de l'envahisseur. Le spectacle finit avec la survivante demandant aux dieux de lui accorder à elle aussi, Praxithea, épouse et mère, le bienfait de la mort : Athénor, favorable au souhait, verse sa protection à jamais sur la cité appelée de son nom. Le tragique , très contenu, demeure aux régions supérieures de l'idée : tandis que dans la parole et les actes, règne l'auguste nudité des sentiments antiques et leur délicatesse suave. Odes maintenant, à strophes et antistrophes, puis épodes de chœurs ajoutés à tout ce long hymne, l'un notamment dépeignant et imitant le passage épouvantable du Vent du Nord, composent une sublime musique de trompettes ou de flûte lente qui, longtemps après sa cessation, se mêle encore à la voix du personnage en scène et la soutient. Je signale aussi, dans des proportions parfois presque inconnues, le silence : profond, divin, gisant dans l'âme des lecteurs; et d'où se détachent par moments tels vers de l'un à l'autre envoyés par un homme ou une femme, puis des distiques ou des tercets, comme autant de motifs purs, vibrent sur un fond d'émotion la plus subtile et la plus noble. A trop grands traits écrite et hâtive, telle (un peu)l'impression causée par l'ensemble.
 Quiconque ouvre un livre pour chanter au dedans de soi, le vrai lecteur de vers a, depuis dix ans, en Angleterre, comme avant ce temps, en France, il le fera, emprunté pour son âme le déploiement d'ailes de chacune des stances de l’œuvre lyrique de Swinburne. Ces poèmes (indépendamment de tout ce qu'ils comportent d’humanité dans un sens supérieur) ont donc humainement satisfait à leur visée ; en est-il de même des quatre drames : à savoir doivent-ils, eux, prendre vie sur les planches et au lustre et se communiquer par la scène, immédiatement, à un auditoire ? Question qui s'impose à l'esprit d'un Français, tout d'abord : car , chez nous, la grande lutte a été livrée et la victoire gagnée par le Poète de ce temps ; elle l'est encore un peu chaque jour depuis Victor Hugo et le sera demain. Les maîtres en Angleterre, pudiques ou hautains quoi ? mais réservés, ont, à côté du tréteau triste qu'absout presque seule la longévité glorieuse de Shakespeare et de son groupe, créé tout un autre théâtre, extraordinaire aussi, fait des majestueux fantômes qui hantent l'esprit du siècle ; mais dont on n'est le spectateur que chez soi, un tome ouvert où les yeux fermés. Shelley, Byron souvent et avec eux Beddoes d'autres (je ne nomme pas) ainsi que notre ami Horne, ont inauguré et entretenu cette idéale fête, à quoi parut d'abord voué l’œuvre dramatique de Swinburne : et si ce n'est pas douteux que plusieurs des vastes compositions dues à ces génies ou à leurs successeurs soient en état d'affronter le décor et l'acteur, il est certain que la plus récente, Erechtheus, saurait, dans une solennité exceptionnelle, y prétendre. « Nous voulons un théâtre quotidien et national (diront les bien intentionnés), et non une résurrection, même égale à la vie, de l'art grec »; soit : mais, tant que ce théâtre ne se produit pas chez vous à l'heure qu'il est, jubilez aux reprises du XVIme siècle ; ou de ce qu'il y a eu de notoire auparavant, c'est l'antiquité (évoquée surtout par l'heure actuelle). Tracée avec d'impeccables lignes sur le modèle ancien, mais s'inspirant d'un souffle de maintenant, la pièce de Swinburne, hors quelques longueurs délicieuses, peut devant tous ceux-là qui la lisent se jouer et les ravir (même dans leur sens critique intime), ne fût-ce qu'un soir, ce qui est l'éternité. Ce peu de vers à omettre, seuls, que ne m'est-il loisible de les réciter, enchantement véritable. Rien, de par l'espoir qu'une fois ici apparaîtra quelque étude totale de la poésie de là-bas, n'a été présentement fait, que procurer une notion générale jusqu'au vague, de l'importance triple d’Erechtheus, en soi, parmi l’œuvre de Swinburne et quant à l'art anglais contemporain : trois mots dans l'espace d'une carte de visite répondant à l'envoi que de son livre daigna faire le Maître voisin ; à moi, non pas, mais à la Rédaction tout entière et tant soit peu maintenant aux lecteurs de la Revue.

Stéphane Mallarmé.


 (1) Comme appendice ou note à celles « crayonnées au théâtre », cette page qui a l'intérêt de l'opinion d'un poète, sur un poète, tous deux en leurs royaumes despotes; M. Stéphane Mallarmé nous permet de la réimprimer. Elle ne le fut jamais depuis (il y a quinze ans) la troisième livraison de la République des Lettres, et aujourd'hui comme lors c'est d'un Swinburne encore non francisé qu'il s'agit, le tragique. — Et puis, le prétexte ? La signature suffit.

R. G.


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