L'Isolé

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Ernest Raynaud, « L'Isolé », Mercure de France, t. I, n° 5, mai 1890, p. 170.


L'ISOLÉ



Tout miroite en la rue où glissent des luées
Sous l'averse, et vers le rond-point, où l'on peut voir
Un kiosque criard écailler d'or le noir,
L'avenue épaissir ses ténèbres, trouées
Par les clartés parallèles, sous les buées,
Des becs de gaz, plantés debout sur le trottoir,

La pluie engourdit tout de sa torpeur immense ;
Les marronniers, dont le haut sexe est mis à nu,
Laissent traîner dans l'air une odeur de semence.
— Son pied frappe le sol amolli d'avoir bu,
Et l'ennui dissolvant de cette eau d'indolence
Lui tire de tout l'être un soupir éperdu.

Sans but, il marche sous l'averse envahissante,
Torturé du besoin qu'a l'eau de féconder,
Lui ! qui n'a rien d'affectueux où se poser
Et qui demeure avec, à l'âme, une cuisante
Brûlure où ne vient pas la rosée apaisante
Des doux sommeils à deux attendris de baisers.

Le bruit qu'en se mettant au lit font les ménages
Du haut en bas de ces maisons à six étages,
Lui vient, et l'arrête à, sous des déluges d'eaux,
Dans le blanc cadre illuminé des courts vitrages,
Des ombres, comme on dit, chinoises de rideaux
Où des tendresses conjugales se propagent.

Puis, toutes les carcels aux globes dépolis
S'éteignent ; on croirait des éclipses de lune !
L'eau glougloute en se dégorgeant des plombs salis !
Et c'est à chaque étage, entre les draps de lit,
Les battements égaux sans peine et peur aucune
De deux chairs que l'amour lie à n'en faire qu'une.

Ah ! si de la nuit pluvieuse aux longs frissons
Quelqu'un allait jaillir comme une fleur des ondes !
Si dans la rue, au-dessus de ses frondaisons,
À droite comme à gauche, étageant ses maisons,
La sienne aux yeux de ciel empoussiéré de mondes
Surgisssait ! comme il l'a rêvée, aux tresses blondes.

Celle vers qui le porte un milliard d'élans ;
Celle qui l'élira viril ! et qui, scellant
Dans son cœur généreux gonflé comme une voile
Un double orgueil de père et d'amant se mêlant,
Saura bien, le faisant tressaillir jusqu'aux moelles,
Arracher toute vive une âme de ses flancs.

Oui ! celle dont avec une âpre volupté
Il enguirlandera son cœur aux pierres noires
D'un feuillage de fleurs tendres de tiède Été,
Et qui doit transparaître au fond de sa mémoire
Ainsi que, sous les fûts d'un bosquet enchanté,
Le vif-argent d'une eau de lune aux blanches moires.

Mais nulle n'apparaît d'un visage assez pur,
Tout ce noir garde en lui, comme derrière un mur,
Celle qu'il a rêvée en façon de poème
Et qu'il cherche, poussé par un espoir suprême,
Loin de sa chambre nue où sans un coin d'azur
Il suffoque de solitude entre les murs !

Il marche en l'avenue où de l'eau persévère,
Il marche ! et plus il va dans tout ce noir vainqueur,
Où nagent de très longs reflets de réverbères,
Quelque chose de plus en plus se désespère,
Aux sources même (ô solitude dont on meurt)
De Son Être, à l'endroit le plus cher de son cœur.

Et comme un gueux qui tend la main pour qu'on lui donne
Souffre à ne recevoir d'aumône de personne,
Il s'en va, l'âme en peine, avec, sur le trottoir,
Sa longue ombre allongée ainsi qu'en un miroir,
Et son pas, dans la nuit boueuse où l'eau frissonne,
Son pas désert, dans l'avenue, au loin, résonne !



Ernest Raynaud.

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