L’Enfer familial

De MercureWiki.
Version du 19 mai 2013 à 20:24 par Admin (discuter | contributions)
(diff) ← Version précédente | Voir la version courante (diff) | Version suivante → (diff)
 
Saint-Pol-Roux, « L’Enfer familial », Mercure de France, t. V, n° 29, mai 1892, p. 57-59


L'ENFER FAMILIAL

A Georges Rochegrosse.


 Un habitacle de grincements-de-dents, voilà ce que j'étais en vérité.
 Après mille sondes jetées dans mon hospitalité bizarre, à cela j'avais singulièrement conclu : grouillaient en moi des êtres fantastiques, desquels émanaient les grincements.
 Certes, j'étais hanté comme un donjon par un mystère ayant des dents, puisqu'il y avait grincements. Cela grinçait d'un ton si tragique même que m'incendiait parfois le vertige, de m'entrouvrir, pour mon édification, avec cette épine d'acier qui pousse dans les mains désespérées ; la brèche eût été perpétrée, n'eussé-je à temps pensé que la mort éteindrait l’œil et l'ouïe apparemment nécessaires.
 Je m'enquis alors d'un miroir fabuleux, le miroir qui fait voir en dedans.
 A force de me creuser comme un sol rebelle avec acharnement, l'idée de ce miroir germa. Bientôt je récoltai : le miroir qui fait voir en dedans, c'est le Son-de-Cloche !
 Effectivement le Son-de-Cloche déracine la fleur humaine, l'accapare et, s'exilant des apparences, la greffe sur un intime et foncier climat au décor tissé par une essentielle araignée.
 J'allais donc connaître.en quels hôtes crissaient les mâchoires occultes.
 Un soir je gravis le clocher du village. Le silence recevait, parmi l'escalier en caragol, les cendres du dernier angélus. Accédant à la cage du phare sonore, je découvre, grâce aux vers luisants de quatre pipes, quatre énormes campanules de métal. On allait dru glorifier, ce vêpre de Pentecôte, les douze langues de feu spirituelles.
 Sur un signe du cadran, les gaillardes campanules s'émeuvent puis se meuvent de par huit bras qui semblent de glacés coups de bise ; chaque cloche passe du hanap impérial à la jupe populaire, et le vacarme crucifie mes oreilles.
 Le tympan halluciné, je m'imagine des appeaux invitant les étoiles ou que tout un peuple de misère cogne à la porte du Paradis. Station par station, ma fièvre de savoir, mûrissant son à son, aboutit finalement à une île étrange et m'y accroche comme un naufragé, loin de la falaise logique de ma Vie, près sans doute des cannibales adéquats.
 Or cette île est le Dedans-de-mon-être.
 Bientôt l'abominable théorie point et se divulgue progressivement : tas informe de chrysalides, puis larves indécises ; cela rampe, chenilles, vers ma compréhension et s'y révèle papillons. Non certes des papillons, mais des formes jadis humaines rongées par la lèpre du malheur, moignons fumants, os calcinés, avec d'ignobles imbroglios qui durent être chevelures et barbes.
 J'allais interroger ces indigènes du cauchemar lorsque je perçus leurs dents grincer, oh grincer terriblement – si proche ! – ainsi, que grinceraient les portes de prisons qui ne s'ouvrent jamais.
 Pressentant alors qu'ils souhaitent m'enseigner, je balbutie.
 — Dites !
 Ces hurlements vinrent aussitôt me meurtrir comme si mes oreilles se débattaient sur des ronces :
 — Nous sommes, parmi les Aïeux de ton Sang, ceux qui vécurent dans l'opprobre. L'Enfer de l'homme étant le Péché-de-sa-postérité, nous brûlons à travers toi sur les aspics rouges de tes vices noirs. De grâce, pour que s'éteigne notre châtiment, fais pénitence, ô notre Fils ! Verse des larmes réparatrices jusqu'à ce que ta conscience ait mérité de se mirer sans honte en le sceau des margelles, et cette contribution sera la lavandière aussi de notre désespoir, leurs fils améliorés pouvant seuls abolir la peine des ancêtres damnés. Pitié donc pour nous, car ta vertu nous affranchirait, et pitié pour toi-même, car tu devrais subir l'inéluctable expiation dans la malice de ta descendance ! Notre passé de forfaits rendait nécessaire ton futur de vices, de par ceci que l'ignominie d'une famille est charriée, de l'aube au vêpre, par son fleuve générationnel ; de la sorte nous sommes nos propres bourreaux. Mais, encore que prétendent les Pages Saintes l'humanité impiement, le Miséricordieux point ne désire un enfer sans fin, l'enfer il le commet aux soins amendeurs de la postérité des réprouvés, enfer annihilable au gré de la race clémente. Daigne le marbre de ta mémoire accueillir ce discours diabolique et ton âme le scander jusqu'à sa neige rédemptrice !...

 Je ne pus écouter davantage en le miroir de cloche dont le silence, à propos, me ramena vers le rivage aimable des contingences.
 Vivement je descendis la spirale de l'escalier, et de la place de l'église j'allais m'éperdre emmi là campagne sous les lignes frais de la lune, avec ce souvenir de flamme sur les lèvres :
 — Le père souffre dans le fils !
 M'étant regardé dans la voix rose d'un rossignol nocturne, je me trouvai plus pâle que l'Amant de Béatrice.
Le matin me vit agenouillé devant une niche où languissait une madone.

 Depuis je noue mes bras affolés autour de la Sagesse afin de n'ouïr plus jamais les dents infâmes. Hélas ! Elles me réveillent, parfois, à l'heure oublieuse de la faute.
 Il est si savoureux, le fruit de l'arbre aux branches de serpent !...

Saint-Pol-Roux.


Outils personnels