L’Ivrogne

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Ernest Raynaud, « L’Ivrogne », Mercure de France, t. III, n° 19, juillet 1891, p. 22-23


L'IVROGNE



A Robert Bernier.

C'en est un comme il s'en rencontre par les villes:
Son unique richesse est tout l'or du vin pur
Et des alcools; il s'en revient au long des murs,
Par la ruelle étroite, à cette heure tranquille
Où la rougeur des gaz étoile au loin les murs.

Il a l'entière quiétude des gens ivres,
Marchant dans le soleil qu'allume un flot de rhum
Où nul de ses tracas d'hier ne peut le suivre,
Et vois! sa chair toute à l'allégresse de vivre
C'est de la moindre molécule un Te Deum!

Il est l'égal de qui l'exploite et le pressure,
La longue meute qui glapit aux alentours
Du pauvre, ah! oui la meute effrénée, aux cris sourds,
Des repus de suée et des gavés d'usure,
La longue meute qui glapit s'est tue, un jour.

Vois! son nu se décrasse et vibre d'allégresse,
Son échine assouplie et veule se redresse.
Oubliant la gadoue et le plomb des fardeaux
Et l'Usine aux rumeurs dures, quand il s'y presse
Tous les poils de sueur lui collant à la peau.

Il oublie, à présent, le terme et sa femelle
Criarde et maigre avec, dans ses bras convulsés,
Un enfant aux maigreurs de cire, et comme c'est
Triste ce frêle enfant, qui suce une mamelle
Stérile comme un sol où la Guerre a passé!

Il oublie, à présent, son envie idéale
De Jason pauvre à conquérir une Toison.
Son fusil d'émeutier se rouille à la maison.
Le Vin, comme un grand Soir qui monte à l'horizon,
Apaise jusqu'à ses rancunes sociales.

Et ses yeux ont aussi perdu ces éclairs longs
Qu'y met la Haine, alors que traînent ses talons,
Les dimanches, par les villas aux grilles closes
Quand, sur les hauts perrons ensoleillés de roses,
La vitre livre un peu du luxe des salons.

C'est pour d'autres que sèche au soleil du beau linge,
Et qu'aux près d'or s'engraisse un lourd bétail épars,
Mais il n'y songe plus, riche du milliard
Qu'il est du Vin, et son pas danse dans le Tard
Comme sollicité par un air de syringe!

Quel or à désirer qui ne soit pas du Vin!
Quel or plus clair que celui qui flambe en sa gorge!
Loin! la navrure d'être père ! et loin ! la faim !
Loin la suée épouvantable au feu des forges
Un autre cœur plus jeune a bondi dans son sein.

Les gaz font comme autant d'étoiles immobiles,
Et la ruelle qui serpente, l'Homme y va,
Riche du milliard des alcools et fragile,
Avec, aux lèvres, ces refrains des foules viles,
Qu'on chante à pleins poumons quand l'ivresse vous a.

Son cœur! toute une joie énorme s'y concentre
A longer les volets des débits faubouriens,
Où, derrière, sur les étagères, se tient
L'arc-en-ciel des flacons ayant encore au ventre
Du cœur pour qui n'a plus que la place du sien.

Ainsi, l'Homme titube et vire vers son bouge,
Par la ruelle étroite et noire, où, frémissant,
Le ravit l'hosannah d'un vin de gloire, sans
Qu'il voie, en le ruisseau,l'éclair d'un fanal rouge
Prophétiser qu'un soir y coulera du sang.


ERNEST RAYNAUD


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