La Chanson des Souvenirs

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G.-Albert Aurier, « La chanson des Souvenirs », Mercure de France, t. II, n° 13, janvier 1891, p. 18-19.


LA CHANSON DES SOUVENIRS


— Mangeons des souvenirs daus la coupe d'agate.
Mangeons les grappes d'or des souvenirs épars !...
— Regarde frissonner notre vieille frégate
Appareillant déjà pour de nouveaux départs...


— Nos deux cœurs sont trop vieux pour quitter les rivages
Où nous n'avons trouvé que des fleuves amers...
Nous ne referons plus les longs et beaux voyages,
Nos cœurs bercés par la chanson calme des mers...


— Rappelle-toi le temps de nos aveux tremblants...
Hélas, maintenant, vois, nos deux cœurs ont des rides,
Nos cœurs sont des vieillards graves, à cheveux blancs,
Qui ne quitteront plus ces littoraux arides!...


— Dis-moi, ah! dis — pour consteller ces soirs farouches—
Dis-moi tes souvenirs des choses de jadis,
Dis-moi tes clairs baisers qui fleurissaient nos bouches,
Les rouges voluptés de nos vieux paradis !...


Ces reliques, dis-les, chère langue perverse...
Evoque tes parfums des roses qui m'ont plu...
Toi, mon printemps fané, que ta lèvre me verse
Un peu du jeune avril qu'elle ne connaît plus!...


Ne te souvient-il point des rires de ces faunes
Qui faisaient s'envoler nymphes et papillons?...
— La tempête, aujourd'hui, tord nos crinières jaunes
Et mord ta peau, par tous les trous de tes haillons !...


— Maudis-tu donc encor la pâle châtelaine
Pour qui ma pauvre vielle a bien longtemps chanté,
Qui daigna m'écouter pleurer ma cantilène,
Assise au balcon d'or du manoir enchanté ?...
Rappelle-toi l'effroi des robes dégrafées,
Dans les grisants parfums de ce jardin galant
Dont les fleurs ressemblaient à des lèvres de fées!...
Rappelle-toi tous mes baisers sur ton cou blanc...


Rappelle-toi ces nuits où les ailes d'un ange
Embrasaient de leur vol les cèdres du ravin...
Et nos rires d'argent, ce midi de vendange
Où tu te barbouillas les pommettes de vin...


O le baume enchanteur des choses en allées!..
O le royal nectar des souvenirs amers!...
O les baisers surpris aux tournants des allées!...
Et nos rêves bercés sur l'azur doux des mers!...


O l'évocation des jeunesses lointaines
Où revivent des voix d'enfantins violons !...
O tes petits pieds blancs dans le chant des fontaines !...
Et les lys! et mes doigts dans tes longs cheveux blonds !...


O tout notre passé!... et toute notre joie!...
— Maintenant les éclairs brûlent nos fronts tremblants
Et l'ouragan, parmi les rochers, roule et broie
Nos cœurs, nos pauvres cœurs, déchirés et sanglants!...


— Nos deux cœurs sont trop vieux pour quitter les rivages
Où nous n'avons trouvé que des fleuves amers...
Nous ne referons plus les longs et beaux voyages,
Nos cœurs bercés paf la chanson calme des mers...


— Regarde frissonner notre vieille frégate
Appareillant déjà pour de nouveaux départs...
― Mangeons des souvenirs dans la coupe d'agate,
Mangeons les grappes d'or des souvenirs épars.

 Mars 1890.

G.-Albert Aurier.

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