La Gent irritable : La Trève

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Saint-Pol-Roux, « La Gent irritable : La Trêve», Mercure de France, t. III, n° 22, octobre 1891, p. 193-196



LA GENT IRRITABLE
LA TRÊVE


 On assiste à ce combat nouveau : des Jeunes Hommes s'estafiladant à coups de plume.
 Il s'agit des Poëtes, — est-il besoin de le dire ?
 Voilà qu'ils ne peuvent se rencontrer sans tricoter de regards méchants l'espace qui les sépare. Échangent-ils un mot, c'est une balle que ce mot.
 De chaque forteresse de papier — ô les fraternelles revues d'antan ! ― s'épivardent sur les camps rivaux des obus de crachats.
 La poignée-de-mains, cette double fleur, ne s'épanouit plus au Jardin de la Beauté.
 Une telle misère ne peut durer, vraiment !
 Je demande la Trêve.


 Le philosophe de la Morale Égoïste et le père de la Lutte-pour-la-vie, Hobbes, déclare que l'homme est un loup pour l'homme : homo lupus homini.
 Ce désolant apophthegme, nos Jeunes Poëtes semblent en revendiquer le monopole. Alors que tout tend à la caresse, par ces jours de Frégates Sympathiques, seuls ils sont en querelle : vates vati lupus. Je ne sache pas un bagne où l'on se haïsse davantage que parmi la Jeune Littérature.
 Lisez ses organes, entrez dans ses chapelles, dégringolez dans ses sous-sols; vous serez édifiés.
 On s'y blasphème avec délices.
 Allez! nul n'est épargné dans la distribution. Chacun reçoit sa part de pain bénit. La mienne me parvient ponctuellement; je la savoure avec miséricorde, et, Dieu merci, j'ai la digestion facile. Rien ne prédisposant au pardon comme un repas copieux, je ne me lève de table que pour absoudre évangéliquement.
 Ces temps derniers, ma Déclaration parue, je fus gâté par trop. Proclamer l'Art de la recherche de l'absolu est, selon quelques hauts esprits, un crime de lèse-banalité méritant les vives framboises du bûcher. Ma gourmandise me défend d'en appeler.
 Mais voyez la manière dont les camarades traitent, ça et là, Charles Morice, René Ghil, Dumur, Remy de Gourmont, Gustave Kahn, Henri de Régnier, Jean Moréas, Paul Adani...
 Ah ! j'ai vu bien des pruniers secoués par le mistral, jamais d'aussi roide façon !
 La Critique de la mère Angot est devenue la nôtre.
 Eh bien, cela devrait cesser, une bonne fois!


 Je le sais, nous péchons les uns et les autres, plus ou moins. Et c'est heureux ! Un poëte infaillible serait un parfait notaire. Je sais encore que la Critique a sa raison d'être. Disons davantage : la Critique est tutélaire; nourricière, — pour peu que vous y teniez. Joignez à cela qu'il est, à notre âge, un certain charme à ramasser une botte de paille en l'œil du voisin. Puis les défauts des autres sont un peu nos vertus, est-il pas vrai ?
 Tout ça, je le conçois.
 Même j'admets volontiers que la Critique, cette vieille manie implantée dans nos mœurs juvéniles, soit incurable, là !
 Fourrageons donc, s'il en est ainsi, allons approvisionner nos rateliers à travers l'œil gauche du voisin jusqu'à ce que le voisin ait pu se mettre dans ses meubles avec les poutres retirées de notre œil droit, critiquons, c'est entendu, critiquons à tire-larigot; du moins enjolivons de rubans nos férules, et, pour Dieu, ne nous lançons pas des pavés à la tête, mais des cailloux polis, c'est-à-dire des arguments.
 Loin de moi la faiblesse d'implorer que l'on s'écarbouille le nez à coups d'encensoir réciproque, ni que l'on s'accorde un génie mutuel comme au bon vieux temps où Béranger filait.
 Point !
 Echangeons une Critique judicieusement amicale, voilà tout !
 Aimons-nous, certes, les Poëtes !
 Aimons-nous simplement, en dehors de tous privilèges d'écoles ! Aimons-nous en adversaires loyaux et généreux ! Aimons-nous parce que nous sommes la Jeunesse et qu'il sera trop tard demain ! Aimons-nous parce que, si l'on veut, la Haine coûte cher et que plus économique est l'Amitié... généralement !
 Enfin réinstaurons la courtoisie dans nos articles, mettons une ganse à notre discours et des jabots à nos gestes, lorsqu'ils s'adressent au Poëte, ― car le Poëte abrite une Grande Dame : son Âme !


 Un écrivain de ma génération, qui depuis longtemps a fui le leurre de nos sympathies et l'hypocrisie de notre atmosphère, me disait :
 ― « Les Jeunes Poëtes, vois-tu, sont les Lépreux du Verbe. J'évite leur cité d'Aoste et j'œuvre bellement dans ma pure solitude. De nos jours, la présence est humaine et l'absence divine. »
 Tentons donc notre métamorphose, soyons sociables et meilleurs, sinon chacun de nous aussi devra conclure en Homme-aux-rubans verts : fuir !
 Il est aisé, ce me semble, de s'épargner le dénouement d'Alceste. Plus d'acide dans nos encriers désormais et tendons-nous une main probe ainsi qu'une aile d'hirondelle : recette simple, s'il en fût.
 Être chien de faïence n'est pas vivre.


 Mais peut-être examiné-je la situation avec un verre noir grossissant, et sans doute ai-je tort de croire tant à la Guerre des Dieux.
 Je préfère supposer une courte prise d'armes engagée sur un malentendu né d'étrangères causes.
 Ce m'est odieux en effet de penser que des Poëtes puissent ainsi, de propos délibéré, démériter des Cygnes et des Lys. Réflexions faites, je me persuade que, s'ils partirent en guerre, c'est sur le conseil de Voix Malignes.
 Autour de la Littérature rôde une phalange de Macaques sans rimes ni raison, dont le désœuvrement consiste à promener leur poche-à-fiel de l'Orient à l'Occident à seule fin de brouiller, moyennant des procédés fouinards, le Soleil-qui-se-couche avec le Soleil-qui-se-lève.
 Chez nos innocents Poëtes, il en est sur qui porte cette hideuse diplomatie.
 Le mal vient de ces sycophantes que leur seul office de Judas met au nombre des Apôtres.
 A l'avenir, jouons du pied dans leur second visage.
 Cela nous portera bonheur.


 Pour conclure :
 Oublions nos égratignures passées et désarmons. L'hostilité des Vieilles Barbes est suffisante; opposons-lui notre paix intestine.


Genus amabile vatum.

 En conséquence, je prie MM. Camille de Sainte-Croix, Bernard Lazare et Vielé-Griffin, Henri Mazel, François de Nion et George Bonnamour, Iwan Gilkin, Zo d'Axa et Paul Roinard, Léon Deschamps, Maus, Werhaeren et Picard, Marius André, Paul Redonnel, Charles Bourget, G. de Dubor, Albert Mockel et Pierre-M. Olin, Robert Bernier, Camille Mauclair, René Ghil, Alfred Vallette... directeurs ou rédacteurs en chef, de prêcher la conciliation à leurs Collaborateurs, — que l'on soit Symboliste, Evolutif, Roman, Romanesque, voire Magnifique.
  10 septembre.

Saint-Pol-Roux.

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