La Littérature «Maldoror»

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Remy De Gourmont, « La Littérature "Maldoror" », Mercure de France, t. II, n° 14, février 1891, p. 97-102.


LA LITTÉRATURE « MALDOROR »


 Remettre à une autre fois les notes critiques — et pathologiques — qui surgissent, comme une volée d'oiseaux noirs, d'entre les pages de ce livre : Les Chants de Maldoror (1), leur nombre et l'incohérence de leur groupement l'exige. C'est une originalité furieuse et inattendue tellement qu'un peu d'espace est nécessaire pour se recoordonner soi-même en suite de lectures. Il est évident, d'abord, que l'auteur, écrivain de dix-sept ans (point vérifié et peu contestable), dépassait en folie, de très loin, cette sorte de déséquilibre que les sots de l'aliénation mentale qualifient de ce même mot: folie, et attribuent à de glorieuses intelligences, telles que sainte Thérèse, Edgar Poë, à des artistes d'une sensivité suprême, tel Schumann. Partage à faire entre le génie et la maladie cérébrale qui intéresse, sujet que n'a même pas effleuré, en réalité, le professeur Lombroso, occupé à vomir sans relâche, sur tout ce qui est intellectuel ou mystique, les abjects blasphèmes de sa porcine ignorance. Cet auteur, son information est sûre au point qu'il appelle Verlaine M. Verlain, qu'il attribue à M. Mallarmé le Traité du Verbe, qu'il cite comme une autorité littéraire et critique M. Jules Lemaître! Voilà qui me donne une certaine confiance daus les assertions du même volume (Le Génie et la Folie) que je ne puis vérifier.
 Les Chants de Maldoror, long poème en prose dont les six premiers chants seulement furent écrits. Il est probable que Lautréamont (pseudonyme de Isidore Ducasse), même vivant, ne l'eût pas continué. On sent, à mesure que s'achève la lecture du volume, que la conscience s'en va, s'en va, — et quand elle lui est revenue, quelques mois avant de mourir, il rédige les Poésies, où, parmi de très curieux passages, se révèle l'état d'esprit d'un moribond qui répète, en les défigurant dans la fièvre, ses plus lointains souvenirs, c'est-à-dire pour cet enfant les enseignements de ses professeurs!
 Motif de plus que ces chants surprennent. Ce fut un magnifique coup de génie, presque inexplicable. Unique, ce livre le demeurera, et dès maintenant il reste acquis à la liste des œuvres qui, à l'exclusion de tout classicisme, forment la brève bibliothèque et la seule littérature admissibles pour ceux dont l'esprit, mal fait, se refuse aux joies, moins rares, du lieu commun et de la morale conventionnelle.
 La valeur des Chants de Maldoror, ce n'est pas l'imagination pure qui la donne : féroce, démoniaque, désordonnée ou exaspérée d'orgueil en des visions démentes, elle effare plutôt qu'elle ne séduit; puis, même dans l'inconscience, il y a des influences possibles à déterminer : « O Nuits de Young, s'exclame l'auteur en ses Poésies, que de sommeil vous m'avez coûté! » Aussi le dominent çà et là les extravagances romantiques de tels romanciers anglais encore de son temps lus, Anne Radcliffe et Mathurin (que Balzac estimait),Byron, puis les rapports médicaux sur des cas d'érotisme, puis la Bible. Il avait certainement de la lecture, et le seul auteur qu'il n'allègue jamais, Flaubert, ne devait jamais être loin de sa main.
 Cette valeur que je voudrais qualifier, elle est, je crois, donnée par la nouveauté et l'originalité des images et des métaphores, par leur abondance, leur suite logiquement arrangée en poème, comme dans la magnifique description d'un naufrage : toutes les strophes (encore que nul artifice typographique ne les désigne) finissent ainsi : « Le navire en détresse tire des coups de canon d'alarme; mais il sombre avec lenteur... avec majesté ». Pareillement les litanies du Vieil Océan : « Vieil Océan, tes eaux sont amères... je te salue, Vieil Océan. —, Vieil Océan, ô grand célibataire, quand tu parcours la solitude solennelle de tes royaumes flegmatiques... je te salue, Vieil Océan ». Voici d'autres images : « Comme un angle à perte de vue de grues frileuses méditant beaucoup, qui, pendant l'hiver, vole puissamment à travers le silence ». Pour qualifier les hommes, ce sont des expressions d'une suggestivité homérique : « Les hommes aux épaules étroites. — Les hommes à la tête laide. — L'homme à la chevelure pouilleuse.— L'homme à la prunelle de jaspe. — Humains à la verge rouge ». D'autres d'une violence magnifiquement obscène : « II se replace dans son attitude farouche et continue de regarder, avec un tremblement nerveux, la chasse à l'homme, et les grandes lèvres du vagin d'ombre, d'où découlent, sans cesse, comme un fleuve, d'immenses spermatozoïdes ténébreux qui prennent leur essor dans l'éther lugubre, en cachant, avec le vaste déploiement de leurs ailes de chauve-souris, la nature entière, et les légions solitaires de poulpes, devenues mornes à l'aspect de ces fulgurations sourdes et inexprimables. » (1868 : qu'on ne croie donc pas à des phrases imaginées sur quelque estampe d'Odilon Redon). Mais quelle légende, au contraire, quel thème pour le maître des formes rétrogrades, de la peur, des amorphes grouillements des êtres qui sont presque, — et quel livre, écrit, on l'affirmerait, pour le tenter !

 Voici, maintenant, des annotations bibliographiques, et dont le seul système est l'exactitude, sur les Poésies et la toute première édition des Chants de Maldoror (chant 1er). Des Poésies, brochures rares et inconnues,on a copié (v. p. 103), pour illustration et preuve, quelques pages, en les signant du pseudonyme de l'auteur, désormais admis, Lautréamont.

Isidore Ducasse. Poésies. I-(II) « Je remplace la mélancolie par le courage, le doute par la certitude, le désespoir par l'espoir, la méchanceté par le bien, les plaintes par le devoir, le scepticisme par la froideur du calme et l'orgueil par la modestie. » - Paris, journaux politiques et littéraires. Librairie Gabrie, passage Verdeau, 25, 1870, 2 fascicules de 16 pages, in-8° un peu grand sous couverture saumon très clair. — La couverture porte sur le titre : Prix : un franc; et à la quatrième page : « Avis. Cette publication permanente n'a pas de prix. Chaque souscripteur fixe lui-même sa souscription. Il ne donne du reste que ce qu'il veut. Les personnes qui recevront les deux premières livraisons sont priées de ne pas les refuser, sous quelque prétexte que ce soit.» - Paris, imp. de Balitout, Questroy et Cie. 7, rue Baillif.
 Le fascicule II porte au verso de la couverture imprimée : Envoi; puis, au dessous : Le gérant, I. D., rue du Faubourg Montmartre, 7. Le fascicule I a été déposé au ministère de l'Intérieur dans la semaine du 16 au 23 avril, et le fascicule II dans la semaine du 18 au 25 juin 1870.
 Dédicace : « A Georges Dazet, Henri Mue, Pedro Zumaran, Louis Durcour, Joseph Bleumsteim, Joseph Durand; A mes condisciples Lespès, Georges Minvielle, Auguste Delmas; Aux directeurs de revues Alfred Sircos, Frédéric Damé; Aux amis passés, présents et futurs; A Monsieur Hinstin, mon ancien professeur de rhétorique; sont dédiés, une fois pour toutes les autres, les prosaïques morceaux que j'écrirai dans la suite des âges, et dont le premier commence à voir le jour d'hui, typographiquement parlant ».

 Les Chants de Maldoror. Chant premier. Par ***. — Paris, imp. de Balitout, Questroy et Cie, 7, rue Baillif. Août 1868. in-8° un peu grand de 32 pages sous couverture vert clair (prix : 30 cent.)
 Cette première édition diffère en quelques points de l'édition complète Lacroix, dont la plus récente est une reproduction. La scène de famille (p. 36 de l'édition G.) est typographiée à la manière du théâtre; ainsi :
 Maldoror (se présente à la porte d'entrée et contemple quelques instants le tableau qui s'offre à ses yeux.) — Que signifie... ta place n'est pas ici. (Il se retire). — (Apparaissant de nouveau quelques instants ensuite). Moi supporter...
 Il en est de même du dialogue entre Maldoror et le Fossoyeur.
 Ces différences sont de très peu d'intérêt; on n'en parle que pour être complet et arriver à ceci : dans la première édition, on lit, p. 13 : « Ah! Dazet! toi dont l'âme est inséparable de la mienne... »; et dans la seconde, sans aucun changement de contexte : « O poulpe au regard de soie, toi dont l'âme est inséparable de la mienne. » — P. 19, on lisait : « Oui, disparaissons peu à peu de leurs yeux, témoin, une fois de plus, des conséquences des passions, complètement satisfait... Qu'on écarte cet ange de consolation qui me couvre de ses ailes bleues. Va-t'en, Dazet, que j'expire tranquille... Mais ce n'était malheureusement qu'une maladie passagère et je me sens avec dégoût renaître à la vie. » On lit maintenant, p. 36 : « Oui, disparaissons... complètement satisfait... Je te remercie, ô rhinolophe, de m'avoir réveillé avec le mouvement de tes ailes, toi, dont le nez est surmonté d'une crête en forme de fer à cheval : Je m'aperçois, en effet, que ce n'était, malheureusement, qu'une maladie passagère, et je me sens avec dégoût renaître à la vie. Les uns disent que tu arrivais vers moi pour me sucer le peu de sang qui se trouve dans mon corps : pourquoi cette hypothèse n'est-elle pas la réalité ! »
 Première édition, p. 28 :
 « Maldoror.Dazet, tu disais vrai un jour ; je ne t'ai point aimé, puisque je ne me sens même pas de la reconnaissance pour celui-ci [Le fossoyeur qui lui offre l'hospitalité]. Fanal de Maldoror, où guides-tu ses pas ? »
 Deuxième, p. 54 :
 « — Ô pou vénérable, toi dont le corps est dépourvu d'élytres, un jour tu me reprochas avec aigreur de ne pas aimer suffisamment ta sublime intelligence, qui ne se laisse pas lire ; peut-être avais-tu raison, puisque je ne me sens même pas de la reconnaissance... Fanal... »
 Dans la citation suivante, le nom de Dazet figure, à la première édition, à la place des passages imprimés en italique :
 « Le frère de la sangsue [Maldoror] marchait à pas lents dans la forêt... Enfin il s'écrie : « Homme, lorsque tu rencontres un chien mort retourné, appuyé contre une écluse qui l'empêche de partir, n'aille pas, comme les autres, prendre avec ta main les vers qui sortent de son ventre gonflé, les considérer avec étonnement, ouvrir un couteau, puis en dépecer un grand nombre, en te disant que toi aussi tu ne seras pas plus que ce chien. Quel mystère cherches-tu? Ni moi, ni les quatre pattes nageoires de l'ours marin de l'Océan Boréal, n'avons pu trouver le problème de la vie... Quel est cet être, là-bas, à l'horizon, et qui ose approcher de moi, sans peur, à sauts obliques et tourmentés? et quelle majesté mêlée d'une douceur sereine! Son regard, quoique doux, est profond. Ses paupières énormes jouent avec la brise et paraissent vivre. Il m'est inconnu. En fixant ses yeux monstrueux, mon corps tremble... Il y a comme une auréole de lumière éblouissante autour de lui... Qu'il est beau... Tu dois être puissant, car tu as une figure plus qu'humaine, triste comme l'univers, belle comme le suicide... Comment!.. c'est toi, crapaud!... gros crapaud!... infortuné crapaud!.. Pardonne!... Que viens-tu faire sur cette terre où sont les maudits? Mais qu'as-tu donc fait de tes pustules visqueuses et fétides, pour avoir l'air si doux? Quand tu descendis d'en haut... je te vis! Pauvre crapaud! Comme alors je pensais à l'infini, en même temps qu'à ma faiblesse... Depuis que tu m'es apparu, monarque des étangs et des marécages! couvert d'une gloire qui n'appartient qu'à Dieu, tu m'as en partie consolé, mais ma raison chancelante s'abîme devant tant de grandeur... Replie tes blanches ailes et ne regarde pas en haut avec des paupières inquiètes... » Le crapaud s'assit sur les cuisses de derrière (qui ressemblent tant à celles de l'homme) et, pendant que les limaces, les cloportes et les limaçons s'enfuyaient à la vue de leur ennemi mortel, prit la parole en ces termes: « Maldoror, écoute-moi. Remarque ma figure, calme comme un miroir... je ne suis qu'un simple habitant des roseaux, c'est vrai, mais grâce à ton propre contact, ne prenant que ce qu'il y avait de beau en toi, ma raison s'est agrandie et je puis te parler... Moi je préférerais avoir les paupières collées, mon corps manquant des jambes et des bras, avoir assassiné un homme, que ne pas être toi! Parce que je te hais!... Adieu donc, n'espère plus retrouver le crapaud sur ton passage. Tu as été la cause de ma mort. Moi, je pars pour l'éternité, afin d'implorer ton pardon. »
 Enfin, le premier chant se terminait ainsi : « Toi, jeune homme, ne te désespère point, car tu as un ami dans le vampire, malgré ton opinion contraire. En comptant Dazet, tu auras deux amis. » La deuxième phrase est devenue : « En comptant l'acarus sarcopte qui produit la gale, tu auras deux amis. »

 La folie reste indubitable, après qu'on a réfléchi sur ce système de corrections ; elle s'aggrave, même; — cependant, il faut conclure à ce qu'on dénomme une folie lucide, une folie dont les patients ont relativement conscience, qui ne trouble qu'une ou qu'une série de leurs facultés. (« Apprenez, dit l'auteur, dans ses Poésies, que l'âme se compose d'une vingtaine de facultés ») ; — et pour l'ensemble des Chants de Maldoror, à une folie qui côtoie les frontières du génie, et parfois, insolemment et carrément, les franchit. Maldoror semble s'être jugé lui-même en se faisant apostropher ainsi par son énigmatique Crapaud : « Ton esprit est tellement malade qu'il ne s'en aperçoit pas, et que tu crois être dans ton naturel chaque fois qu'il sort de ta bouche des paroles insensées, quoique pleines d'une infernale grandeur. »


Remy de Gourmont.




 (1) Comte de Lautréamont : Les Chants de Malodor (avec eau-forte, lettre autographiée ; préface par l'éditeur). Chez Genonceaux, 1890, in-12. Publication de luxe à tirage restreint, entreprise avec le désintéressement d'un plaisir personnel.


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