La Néva

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Édouard Dubus, « La Néva », Mercure de France, t. I, n° 5, mai 1890, p. 145-150.


LA NÉVA


 Notre ami et collaborateur Louis Dumur vient de publier une série de poèmes sons ce titre: La Néva.
 L'œuvre se recommande à l'attention par des qualités de premier ordre ; elle étonne par le caractère tout spécial de sa prosodie.
 Celle-ci offre de telles nouveautés qu'elle demande une sérieuse critique, l'étude de tous autres points intéressants dût-elle — de par les limites que nous impose cette revue — en souffrir peu ou prou, à notre très grand regret.
 À l'encontre de la plupart des poètes de ce temps, qui demandent pour le vers et la strophe une liberté sans cesse grandissante, M. Dumur veut enserrer la poésie française dans de nouveaux liens. Non-seulement il compose, à de très rares exceptions près, ses poèmes en vers de longueur pareille et en strophes de contexture identique, mais il leur impose encore un rythme implacable, auquel il leur interdit de se soustraire jamais.
 « Les présentes pièces, écrit-il dans une note préface placée en tête de La Néva, sont toutes rythmées d'après les lois de l'accent tonique. » Et, après avoir donné une théorie de l'accent tonique, qu'il importe de discuter, car elle lui est absolument personnelle, il ajoute : « Le vers se scande en pieds. Les deux pieds les plus propres à notre langue sont : l’ïambe(une syllabe atone et une syllabe tonique), l’anapeste {deux syllabes atones et une tonique) ; ils sont dans l'essence de la langue. Il y aura donc des vers ïambiques, des vers anapestiques et des vers anapesto-ïambiques : ces derniers résultant de la combinaison dans un même vers d'ïambes et d'anapestes. »
 Si, résistant à la tentation de voir immédiatement quelle physionomie ont les vers ainsi désignés, on se donne le loisir de réfléchir un peu sur la théorie de M. Dumur, on remarque tout d'abord que ce n'est pas la première fois que se produit en France une tentative de poésie basée sur la tonalité.
 Au XVIe siècle, Jean-Antoine Baïf, qui fut de la Pléïade, écrivit, et appela de son nom : baïfins, des vers cadencés et mesurés à la manière des Grecs et des Latins. Il ne préconisait pas, il est vrai, comme M. Dumur, le seul emploi des vers ïambiques, anapestiques ou anapesto-ïambiques, mais il en admettait le principe.
 Il avait eu un devancier en la personne d'Étienne Jodelle, qui, en 1553, avait précédé de ce distique les œuvres poétiques d'Olivier de Magny :


Phœbus, Amour, Cypris, veut sauver, nourrir et orner
Ton vers et chef d'umbre, de flammes, de fleurs.


 Jodelle et Baïf eurent d'assez nombreux imitateurs, au nombre desquels : Claude Butet, Ramus, Jean Passerat, Etienne Pasquier et Nicolas Rapin, « lieutenant-criminel en robbe courte dans Paris. »
 Or, ces derniers ne laissèrent point de maltraiter Baïf, tout en suivant ses traces et en se défendant véhémentement d'être ses successeurs.
 « Toutefois, en ce subject (Baïf fut) si mauvais parrain, écrit Étienne Pasquier, que non-seulement il ne fut suivy d'aucun, mais au contraire découragea un chacun de s'y employer. D'autant que tout ce qu'il en fit estait tant dépourveu de cette naïfveté qui doit accompagner nos œuvres, qu'aussitôt que cette sienne poésie vit la lumière, elle mourut comme un avorton. »
 Nous n'avons pas la prétention de juger l'œuvre de M. Dumur avec une pareille citation, car, si Étienne Pasquier trouvait détestables les vers métriques, lorsqu'ils étaient Composés par Baïf, il les jugeait excellents lorsqu'ils avaient pour auteur lui-même ou son ami Ramus.
 Après avoir cité une pièce que lui adressa ce dernier, il la loue en, ces termes :
 « Il n'y a rien en tout cela que beau, que doux, que poly et qui charme malgré nous nos âmes. Paraventure arrivera-t-il un temps que, sur le moule de ce que dessus, quelques-uns s'estudieront de former leur poésie. »
 M. Dumur est venu confirmer cette prévision par son exemple. A-t-il eu raison ? A-t-il eu tort ? - Nous le verrons tout à l'heure. Quoi qu'il en soit, il lui a fallu quelque hardiesse pour n'hésiter point dans entreprise : le peu de succès de ses prédécesseurs était bien propre à le décourager.
 Tous, d'accord sur ce seul point : que le vers devait avoir pour base là longueur ou la brièveté des syllabes, étaient-en parfaite hostilité sur tout le reste, et en particulier sur ce point précis de savoir : quelle syllabe était longue et quelle autre était brève ; quelle était tonique et quelle était atone.
 Au sujet de ces vers de Claude Butet :


Prince des Muses, joviale race,
Vien, de ton beau ont subis de grâce,
Monstre moy les jeux la Lire tienne
Dans Miltrenne.

Pasquier écrit : « En ce premier couplet, vous trouvez deux fautes notables. L'une qui fait l'e féminin long par la rencontré de deux consonantes qui le suivent : en quoy il s'abusoit, parce que cet e n'est qu'un demy son, que l'on ne peut aucunement rendre long ; l'autre : que quand cet e tombe en la fin du vers, il n'est point compté pour une syllabe comme il a voulu faire. »
 La peur d'une semblable discussion sur son œuvre future aurait fait hésiter un poète moins' innovateur que M. Dumur. Un autre, tout en convenant qu'on peut assembler de beaux vers ïambiques et anapestiques en français, aurait peut-être été retenu du souci d'en écrire, arrêté par la difficulté de préciser sûrement la qualité tonique ou atone des syllabes constitutives de ses mots, ses devanciers l'ayant déterminé chacun à sa manière.
 Notre collaborateur ne s'est point embarrassé pour si peu. Il a, dans la note-préface de La Néva, donné une règle infaillible pour résoudre toute difficulté.
 « L'accent tonique, dit-il, se place en français sur la dernière syllabe des mots à terminaison masculine et sur l'avant-dernière des mots à terminaison féminine ; les trissyllabes et les polysyllabes ont, en outre, un second accent, qui frappe leur première syllabe."
 Voilà qui est net. C'est aussi, par malheur, absolument faux.
 C'est une erreur sans rémission de croire qu'il y a un accent tonique sur la première syllabe d'un trissyllabe ou d'un polysyllabe. Je n'en veux pour preuve que cette citation de la Grammaire historique de la langue française de Brachet, qui fait autorité en la matière :
 « Dans tout mot de plusieurs syllabes, il y en a toujours une sur laquelle on appuie plus fortement que sur les autres. On nomme, accent tonique ou simplement accent cette élévation de la voix, qui, dans un mot, se fait sur une des syllabes.... Dans tout mot : bâtonner par exemple, il y a une syllabe accentuée tonique, et il n'y en a qu'une ; les autres syllabes sont inaccentuées ou, comme disent les Allemands, sont atones. Ainsi, dans bâtonner, la tonique est e ; a et o sont atones. »
 Il est inutile d'entrer dans une plus longue discussion : le système de M. Dumur est condamné. Le mot bâtonner, qui, d'après lui, a la première syllabe tonique, l'a atone de par la philologie.
 Mais, admettons pour un instant le système de l'auteur de La Néva, et ouvrons enfin le livre pour en voir l'application. Quelle n'est pas notre stupéfaction de lire ce vers, qualifié d'heptapodeïambique :

Le blanc dominateur, le blanc géant et solitaire.


 Scandons : les sept pieds se composent chacun d'un ïambe (une syllabe atone et une tonique). - Nous trouvons :

Le blanc domi nateur, le, blanc géant et so litaire.


 Par quel ensorcellement la première syllabe do du polysyllabe dominateur est-elle atone ? D'après le principe établi par le poète, elle devrait être tonique ; la suivante : mi, serait atone ; la troisième na, atone aussi ; et la quatrième: teur, tonique.
 Aucune explication ne se présente à l'esprit, sinon que M. Dumur a commis, par mégarde, une légère erreur.
 Hélas ! La Néva fourmille d'erreurs semblables. En voici encore une parmi cent autres :


Sur le pont Troïtzky, les passants...


 Suivant la grande Règle : Tro, de Troïtzky, est tonique, comme première syllabe d'un trissyllabe. M. Dumur le fait pourtant bref. Le vers où il se trouve est un tripode anapestique, dont le mot Troïtzky forme le second pied, composé nécessairement de deux atones et d'une tonique.
 Pour ceux qui savent toute la conscience d'artiste apportée par M. Dumur à la moindre de ses productions, une telle contradiction réclamait impérieusement une excuse sinon une justification.
 Dans l'espoir de trouver notre ami indemne de toute faute, nous avons interrogé la préface de ses Lassitudes, encore inédites, qu'a publiée M. Charles Morice dans son excellent livre la Littérature de tout à l'heure. Nous y avons lu ceci :
 « D'après le dessin rythmique du vers et la règle des positions, il arrive qu'un mot de trois syllabes peut perdre l'accent de sa première syllabe ; qu'un mot de plus de trois syllabes peut transposer l'accent de sa première syllabe, etc... » ce qui n'explique rien. Quelle est la règle de position invoquée ? Est-elle la même qu'en latin, savoir : qu'une voyelle brève devient longue, lorsque, par sa position dans le vers, elle est suivie de deux demi-consonnes ? - Mystère !
 Pasquier, dans ses observations sur les vers plus haut cités de Claude Butet, nie pour la langue française la règle de position, indiscutable pour la langue latine mais, quand même on en ferait la concession à M. Dumur, elle expliquerait simplement le changement de quantité de la dernière syllabe d'un mot, elle n'indiquerait point pourquoi la première ou la seconde syllabe, ou toute autre d'un polysyllabe, peut être tonique ou non.
 C'est donc l'arbitraire du poète qui déterminera la quantité de telle ou telle syllabe : la phonétique lui refuse ce droit.
 D'où cette conclusion : que M. Dumur s'est étrangement abusé lorsqu'il a cru composer des vers anapestiques ou ïambiques. À part la tonalité de la dernière syllabe des mots à terminaison masculine et la tonalité de la pénultième des mots à terminaison féminine, il a royalement traité la quantité des autres syllabes selon son bon plaisir.
 De sa tentative, et des tentatives précédentes, il ressort assez, pour qu'il soit inutile d'invoquer tout autre argument, que le vers scandé, avec ou sans rime, est impossible en français.
 Après cette longue discussion philologique -et partant un peu pédante, - il resterait à étudier les vers de M. Dumur au point de vue de l'harmonie, du nombre, de l'ampleur, sans tenir compte de leur division en pieds et de la quantité — d'ailleurs erronée — de leurs syllabes.
 Nous aurions alors la joie de reconnaître que notre collaborateur a fait de fort beaux vers et que certaines de ses pièces, telle le Tsar, où la forme rythmique qu'il a rêvée s'allie à la forme classique du vers français, ont une allure dont sont capables peu de poètes contemporains.
 Il faudrait dire aussi l'acuité et la personnalité de sa perception du monde, montrer le lien qui unit ses poèmes les uns aux autres ; proclamer son glorieux souci du symbole dans tous les spectacles qu'il dévoile... mais la place — la place légendaire — nous fait défaut. Et cependant il ne convient pas de clore cet article sans exprimer notre toute estime littéraire pour M. Dumur. Il demeure un pur artiste jusque dans ses erreurs, hautaines au moins, et commises par le seul amour de cette rénovation de la Poésie française, à laquelle s'efforcent quelques poètes de ce temps.

Édouard Dubus.

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