La Perversité

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Marcel Schwob, « La perversité », Mercure de France, t. IV, n° 27, mars 1892, p. 193-199.




LA PERVERSITE


I


 « Vivre, a écrit Ibsens, c'est combattre avec les êtres fantastiques qui naissent dans les chambres secrètes de notre coeur et de notre cerveau; être poète, c'est tenir jugement sur soi-même. »
 Ces vers sont terribles. Ils disent toute la perversité qui hante les têtes de notre temps. Je voudrais esquisser ce que j'y vois, et dire quelques mots sur cette perversité.
 Le premier aspect du monde, centralisateur, égoïste et logique, est la continuité. L'expérience de Weber pourrait se formuler ainsi: la notion de continuité croît en raison inverse de la spécialisation tactile. Nous mettons la continuité dans les choses par la centralisation nerveuse, qui nous donne le continu dans la quantité et par la généralisation logique, qui nous donne le continu dans la qualité. Tel est l'aspect simple et extérieur de l'univers, qui résulte de la position de notre unité au milieu d'une multiplicité que nous coordonnons.
 La spécialisation tactile, la science qui en est le prolongement instrumental, nous apprennent que le monde est en réalité discontinu. L'espace interstellaire ne diffère de l'espace intermoléculaire que parce que nous sommes placés entre les deux et que nous mesurons leur rapports. La notion de temps qui est engendrée par celle de l'espace n'est pas non plus exacte sous son premier aspect continu. Il peut y avoir de l'infini entre les moments d'un temps divisé à l'infini. On perçoit très bien que le temps psychologique (et le temps astronomique se mesure par des différence de position dans l'espace) est essentiellement variable. Notre notion du temps se transforme du sauvage à l'homme civilisé, de l'enfant à l'adulte, du rêve à la veille.
 Ainsi l'aspect dernier du monde, après le perfectionnement des sens et de la connaissance, est la discontinuité. (Il serait facile de montrer que qualitativement c'est aussi la notion de ressemblance qui précède la notion de l'extrême différence, et que là encore s'affirme la loi du passage de l'homogène à l'hétérogène.)
 La vision passionnelle et morale de l'univers s'adapte successivement aux mêmes points de vue. L'âme est une d'abord, et qu'elle regarde, raisonne ou désire, elle s'applique toute entière. La notion de la diversité des objets et de la diversité de ses propres parties ne lui vient que plus tard. Elle se conçoit alors sous forme de sensation, de raison, ou de volonté, et accorde une prépondérance à ses espèces. Si elle réalise des créations esthétiques, elle les sépare et leur donne à chacune leur domaine; elle ne produit pas l'homme toue entier, fin et courageux, aventureux et prudent, comme Odysseus; elle jette sur la scène un ambitieux, un jaloux, un irrésolu, Macbecth, Othello, Hamlet. De même que les modernes se distinguent dans la gamme des couleurs des nuances que les anciens n'apercevaient pas, l'âme a aussi fait son éducation des nuances: là où elle était pourpre, elle se voit violette, et mauve, et cerise, et orange, et plus elle se différencie, plus elle donne de valeur à ses molécules.
 Le point de départ moral de l'homme est l'égoïsme. C'est le reflet sentimental de la loi de l'existence, par laquelle l'être tend à persister dans son être. La perversité morale (et j'entends perversité en me plaçant au point de vue de la nature) naît au moment même où l'homme conçoit qu'il y a d'autres êtres semblables à lui et leur sacrifie une part de son moi. La fleur douloureuse de cette perversité est le plaisir du sacrifice. Et si le sacrifice n'est accompli que pour lui-même, cette perversité est absolue: car l'être s'annule dans le but positif du plaisir, au lieu que l'hédoniste ne se tuait que pour éviter la négation de la douleur. Mais si le sacrifice est accompli en vue des autres hommes, au profit de la masse; si l'être tend à persister dans d'autres êtres, de la perversité première est sortie une moralité plus haute, supérieure à la nature même.

II


 « Ces êtres fantastiques qui naissent dans les chambres de notre cœur et de notre cerveau » sont des créations ou des fantômes. Je vois que l'effroyable perversité de Skakespeare a engendré dans sa tête Lear, Richard III, Antoine, Caliban, Falstaff, Miranda, et tant d'autres si divers, qu'il avait voulus tels, et que l'extrême différenciation de ses passions lui a permis de projeter tous, après avoir lutté contre eux. Mais je vois que dans les Revenants le fantôme du père d'Oswald Alving germe dans le cerveau du fils, et l'opprime et le terrifie, et que le fils succombe à la lutte. Je vois tous les pauvres êtres romantiques éclos dans la tête de Madame Bovary ou de Frédéric Moreau les assujettir et les mener à la mort ou au lamentable ennui de la vie.
 Car ceux qui ont pu se différencier et cesser d'être eux-mêmes, savent appliquer leur volonté à la création esthétique, ou l'ignorent, ont engendré les êtres fantastiques ou sont leur proie. Le plus terrible fantôme, sans apparence, sans forme, que rencontre Peer Gynt, le héros d'Ibsen, qui se conçoit sous un nombre infini de formes imaginaires aussitôt réalisées, répond quand Peer Gynt lui demande son nom: « Je m'appelle Moi-Même. »
 On voit très clairement que dans la période que nous traversons, nous sommes soumis aux fantômes de l'hérédité ou de l'extrême littérature. Car notre volonté ne sait plus s'appliquer aux choses extérieures, ni projeter les êtres qui naissent en nous. Les poètes regardent passer l'action, et la regrettent — mais ils n'agissent pas. Le prince Florimond voyait s'enfuir le char où se rouillaient ses glaives ; la Belle au Bois Dormant sommeille sous des berceaux d'épines neuf fois entrelacés ; le plongeur regarde passer le long des parois de sa cloche de verre, tiédie par la vie ambiante, les pendules vivants de la mer. Et Florimond reste prisonnier des fleurs victorieuses ; et les haies de ronces empêchent la Belle d'allonger sa main ; et la vitre des serres chaudes et des cloches de verre arrête en buée l'haleine de ceux qui voudraient galoper par la forêt ou secouer les vagues. Et M. Maurice Maeterlinck nous dit: « j'aurais voulu agir — mais à quoi bon— la mort est là, tout de suite, qui anéantit l'activité. Voyez, elle est parmi les aveugles, dans cette ile de la vie, entourée par la mer inconnue et montante, où ils sont arrivés d'étranges pays; et quand l'action humaine est partie ( — nous ne reviendrons plus —) sur le vaisseau de guerre, l'intruse est venue au milieu des sept princesses. Ayez pitié de nous! car la mort est proche, et nous n'osons étendre la main, de peur de la toucher. »

III


 Imaginons donc un être dont le cerveau soit hanté de fantômes qui ont une tendance à la réalité, comme les images ont une tendance hallucinatoire, et qui, en même temps, ne soit pas encore doué de la volonté nécessaire pour agir, ou pour projeter ses fantômes après avoir lutté contre eux. Je pense que cet être n'est pas rare, et qu'il représente même un moment de l'évolution intellectuelle de beaucoup d'artistes de notre temps. L'intelligence et l'esthétique intérieure se forment bien plus tôt que la volonté. Pour produire une œuvre d'art, il faut que la volonté ait atteint son développement. Auparavant les créations ou les fantômes de l'artiste, puisqu'il ne peut pas encore les réaliser esthétiquement, s'interposeront entre lui et la société, l'isoleront du monde, ou il les introduira dans l'univers, à la manière de Don Quichotte, qui n'a point d'autre folie que celle-là.
 Cet être m'apparait nettement dans l’Écornifleur (1) de Jules Renard. Je ne ferai point de louanges à Renard pour sa forme ni pour son style, ni pour la nouveauté des expressions ni pour de délicieuses eaux-fortes telles que la description de ce prêtre mouillé qui frappe à une cabine:
 « Grelottant, dégouttant, avec sa cuvette de zinc .sous le bras, il ressemble maintenant à une marchande de maléfices qui vient de faire, par une averse, ses provisions pour le prochain sabbat et attend qu'on lui ouvre. »
 Assez d'autres lui parleront demain de l'originalité, de la simplicité, de la force de sa langue. Je voudrais marquer ici brièvement le sens que j'attache à l’Écornifleur et à sa singulière perversité.
 L’Écornifleur est un jeune homme dont le cerveau est peuplé de littérature. Rien pour lui ne se présente comme un objet normal. Il voit le XVIIIe siècle à travers Goncourt, les ouvriers à travers Zola, la société à travers Daudet, les paysans à travers Balzac et Maupassant, la mer à travers Michelet et Richepin. Il a beau regarder la mer, il n'est jamais au niveau de la mer. S'il aime, il se rappelle les amours littéraires. S'il viole, il s'étonne de ne pas violer comme en littérature. Sa tête est pleine de fantômes.
 Il apporte ces fantômes dans un ménage bourgeois. Jamais il ne sera au niveau de ce ménage, ni le ménage au sien. Il veut intéresser des gens qu'il voit déformés, et il les déforme pour les obliger à l'intéresser. Il se doit à sa littérature de traiter le mari en Homais, la femme en madame Bovarv, et de violer la nièce par un beau jour d'été. Entre temps il vit aux crochets de la famille — car l’Écornifleur est pauvre de nature.
 Mais la volonté manque à ses créations. Il est encore trop lui-même. Il rencontre le même être que Peer Gynt. Il a pitié et peur du mari. Le baiser soudain de la femme l'effare, et il se sent dans une action réelle sans soutien littéraire. La jeune fille forcée pousse des cris, souffre, se lamente — et les fantômes de son cerveau n'étaient pas ainsi. L’Écornifleur cède devant lui-même ; il ne sait pas réaliser dans la vie les êtres fantastiques qui ont poussé dans sa tête ; il faut qu'il attende le jour où sa volonté formée les projettera dans l'art.
 Un pouce de plus à son vouloir, et c'est Chambige. Un pouce de moins, et c'est Poil-de-Carotte. Un peu plus d'énergie dans l'action, et il est criminel. Un peu moins d'extériorisation, et le pauvre enfant se plaint de ne pas être compris.
 Et comme ce roman est bien celui des crises! L'être fantastique conçu par l’Écornifleur est arrivé à sa pleine croissance ; il voit la femme qu'il se doit d'aimer ; il va descendre à sa chambre, au milieu de la nuit ; déjà elle a les jambes levées. Mais l'aventure ne se produit pas ; la femme ne l'attend pas — elle dort — les portes seront fermées — l’Écornifleur sera pieds-nus et ridicule. — Il lit des vers en élevant son âme jusqu'au fumivore ; le miracle va se produire ; on écoutera ses poèmes comme il conçoit qu'on les écoute : le mari fait vibrer son couteau dans une rainure de la table et dit : « C'est fini ? »
 Dans un roman fantastique comme Macbeth ou Hamlet, la crise appelle l'aventure ; l'état intérieur du personnage projette le fantôme ou l'événement extérieur. Le pauvre Écornifleur ne trouve jamais les aventures qu'il s'imaginait, quand elles étaient des crises.
 Ainsi la perversité de l’Écornifleur ne va pas jusqu'à pousser ses fantômes dans la vie, ni son esthétique à se contenter de les créer dans l'art. Il est heureusement égoïste. Il se rencontre sur son chemin et recule. Il n'a pas encore pour ses créations assez de pitié pour se soumettre à elles, et souffrir pour qu'elles vivent.
 La littérature a fait naître des êtres terribles dans les chambres secrètes de son cœur et de son cerveau. Mais il est devenu poète ; et dans ce livre il a tenu jugement sur lui-même.

Marcel Schwob.


(1) L'Ecornifleur, par Jules Renard (P. Ollendorff.)

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