La Robe Blanche

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Remy de Gourmont, « La Robe Blanche », Mercure de France, t. I, n° 12, décembre 1890, p. 417-423.


LA ROBE BLANCHE


À Louis Denise

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 Ah ! comme je regrettais le coin de wagon où, rudement bercé, je rêvais à des paysages plus inquiétants que les moulins muets, les clochers seuls, les pommiers penchés et les dolentes masures, — sous la brume nocturne, le sommeil exaspéré d'une nature enfin libérée du soleil et du rire, des sueurs et des pleurs !
 Témoin choisi des cérémonies prévues d'un mariage, je venais assister mon camarade, Albéric de Courcy. Déjà, tels amis avaient, pour de pareilles fêtes, requis ma complaisante indifférence : je ne me permets jamais de prendre une trop visible part aux joies des autres, ni à leurs deuils ; ma tenue est la dignité affectueuse, et le sourire habituellement morne et assez doux de mes yeux, grisaille, leur fait pardonner les flammes qui parfois signalent la révolte d'un regard résigné.
 Nul messager : on ne m'attendait que le lendemain matin. Je fis le trajet, trois quarts d'heure de marche par les bois, en évitant les clairières et la fadeur de l'éternel clair de lune.
 Sans trop m'émouvoir de l'absurdité d'une survenue, la nuit, dans une maison endormie, j'invoquai pour découvrir le château des Joncs le souvenir d'antérieures visites : la grille n'était encore que poussée.
 Aucun chien ne hurla, j'avais l'air d'un habile voleur.
 Je franchis des gazons qui abrégeaient le cercle des grandes allées et, au détour d'un groupe de syringas, oh ! parfum cruel ! j'aperçus, dans la
triste blancheur d'une façade morte, deux fenêtres côte à côte illuminées.
 C'était au rez-de-chaussée. Avant de frapper à la vitre, j'eus l'impudence de regarder :
 Au milieu d'un petit salon très en désordre, trois femmes considéraient une robe blanche jetée sur un fauteuil, une robe plus blanche que l'âme des saints Innocents : Rosa, la pierre ancillaire de cette maison, Mme de Laneuil et une jeune fille, — dont le profil me remémorait des amours enfantines et un temps où de rieuses gamines en robes adolescentes nous donnaient, à Albéric et à moi, les fleurs de leurs corsages, après les avoir approchées, avec la soudaine gravité d'immortelles fiancées, du saint-sacrement de leurs lèvres !
 Il y avait, de cela, combien ? des années, de longues années, peut-être dix ? Ah ! souvenir des jeunes concupiscences ! Depuis, que de fois les merles avaient salué le sommeil au faîte des lourds marronniers ! La mort de M. de Laneuil était venue clore la maison, Albéric n'en avait retrouvé le chemin que pour y choisir une femme, et moi, pour témoigner à ce choix de l'inutile approbation du monde.
 Édith, Elphège : il épousait Édith, l'aînée, et celle que je voyais, blonde et pâle, plus pâle du prochain sacrifice avec la sacrifiée elle-même, coéphore plus troublée que la victime, assistante plus tremblante que l'hostie, celle que je voyais et dont le profil me remémorait les jeunes concupiscences des amours enfantines, c'était Elphège, — sans aucun doute Elphège, la pâle, la blonde Elphège...
 Rassuré par le fantôme de raisonnement qui tendait vers moi ses mains ironiques, j'acceptai joyeusement la fascination : je contemplais le double rayonnement d'un double cortège, aux pieds du prêtre quatre coussins rangés, et j'entendais les multiples anneaux d'or sonner dans la patène : — pourquoi tant d'anneaux d'or ?
 C'était Elphège, — sans aucun doute Elphège,
et je l'aimais d'une telle convoitise que je crus l'avoir aimée, heure par heure, pendant les dix années de mon exode.
 Aimée, oui ! Et alors je la vis grandissante, le rire à mesure s'affinant en sourire, les yeux occupés à la divination des joies futures, et j'écoutai la mort brève des vaines harmonies suscitées en des soirs d'orage, et je perçus toutes les langueurs de celle qui attend le messie des aurores adamantines, et j'assistai aux innocents réveils, quand les merles saluent le soleil au faîte des lourds marronniers.
 Les cruels syringas m'enveloppaient de vertiges...
 Je frappai à la vitre.
 Les trois sœurs tressaillirent.
 Après de l'indécision, Rosa, sur un ordre, demanda, en écartant le léger rideau, en se faisant des œillères avec les mains : « Qui est là ? »
 L'ombre extérieure répondit par son nom : Mme de Laneuil disparut ; la jeune fille souriait, Elphège, — sans aucun doute Elphège ! J'étais le bienvenu, on faisait bonne mine au visiteur attardé.
 La porté se débarricada, j'entrai, reçu par ma vieille amie qui m'examinait, le flambeau levé comme une torche, pour s'assurer que c'était bien moi, non pas un habile voleur.
 « Comme vous êtes pâle ! »
 Ainsi répondit-elle à mes douteuses cordialités.
 Je m'excusai sur l'influence vraiment excessive qu'exerçaient en cette nuit spéciale les blancheurs lunaires.
 « Et nous, mon ami, et nous ! reprit-elle, mystérieusement, en abaissant son flambeau. Ah ! c'est un inconcevable sortilège ! Figurez-vous... Tout le monde, notamment lui, s'est retiré de bonne heure, Elphège est souffrante, accablée par cette énigmatique inquiétude des filles dont la sœur se marie... Je voulais qu'il fût permis à Édith, avant de reposer seule pour la dernière fois, de s'envelopper, comme d'un manteau béni, d'une longue et virginale prière... Nous allions monter
à ma chambre, lorsque la robe nous est revenue de Paris... la robe blanche !... Une retouche au corsage... Rosa avait épinglé... Rien !.. Ils la renvoient telle... Et c'est trop long de ça ! »
 Deux doigts.
 « De ça !.. Nous sommes consternées !.. Et voici le sortilège, nous discutons, nous prenons les ciseaux chacune à notre tour, et personne n'ose découdre, — et pourtant il le faut ! J'ai peur que nous ne passions la nuit... »
 D'une voix plus blanche que la robe ensorcelée, je demandai, en me contraignant, avec adresse, à la plus aimable désinvolture :
 « Tout en frappant à la vitre, j'ai aperçu, bien involontairement, l'une de vos filles, et je l'avais prise pour Elphège, sans aucun doute Elphège...
 «  — Elles se ressemblent tant, et il y a si longtemps ! Ah ! l'heureux jadis !... Mais, j'y songe, venez ! Les hommes ont plus de sang-froid...
 Elle répéta :
 « Venez ! »
 Quand je pénétrai, à la suite de sa mère, dans le petit salon, Édith, d'un regard froid et dur, m'interrogea sévèrement, mais Mme de Laneuil, consciente, elle aussi, de la profanation imposée par ma présence à cette veillée anténuptiale, en dissipa hâtivement les ténèbres, exposa, avec des rires, ce qu'elle appelait son idée...
 Et moi je songeais que c'était bien Édith, — sans aucun doute Édith ! C'était bien la pâle Édith que j'aimais, la blonde Édith, avec toute la violence d'une désolante insanité ! Seul avec elle, j'aurais en vérité subi les horribles tentations du stupre, j'aurais voulu boire la rosée de sang répandue sur ces lèvres muettes...
 Mme de Laneuil exposait, avec des rires, son idée...
 Et moi, mon agitation nerveuse m'abandonnait, vaincu, à une familière crise de désolation consentie, lorsque je devinai qu'Édith me regardait encore, me regardait toujours : — sans aucun doute, Édith me regardait.
 Je levai vers ses yeux des yeux où, tout soudain, ainsi que dans un vertigineux changement de décor, j'avais, par les plus impérieuses flammes du désir, remplacé l'indifférence : — Elle accepta, et, après une infinie seconde de pénétration mutuelle, ses paupières tombèrent pour se relever vite et m'avouer l'unisson absolu de sa volonté...
 Mme de Laneuil s'adressait à moi :
 « Voyons, qu'en pensez-vous ? un bon conseil ! »
 Je me secouai, presque radieux des joies inattendues de cet adultère idéal, si bien qu'elle s'aperçut d'une transformation dans mon attitude :
 « Ah ! le voilà réveillé ! On a beau dire, un mariage, voyez-vous, ce n'est jamais triste ! »
 Édith souriait tristement.
 « Mais, il faudrait, dis-je, avec un bon sens qui me fit honneur devant ces trois femmes, il faudrait que Mlle Édith voulût bien la mettre, la robe...
 « — C'est vrai, il faut qu'elle la mette !
 Avec mes mains pour œillères, comme Rosa, je regardais par la fenêtre... La lune, maintenant, couchait au travers de la cour la projection écrasée de la lourde maison seigneuriale... Une autre vision m'ôta l'usage de mes prunelles : Je suivais, guidé par les froissis de l'étoffe, le bruit des boutons, et des agrafes, toutes les phases de la métamorphose qui s'œuvrait derrière moi, et, comme j'entendais, je voyais, — par une instantanée transition des sons en images, — je voyais la gorge ingénue de mon Amour, et une rapide main ramenant l'épaulette glissée, et le mouvement des bras libérait des effluves aussi violents et plus cruels que l'odeur des syringas, et sous la pointe du corset, comme ils fleurissaient larges et amers les cruels Syringas !.. La robe blanche, telle qu'une avalanche, s'abattit sur mon rêve...
 Édith souriait tristement.
 Ce furent des conciliabules de couturières.
 Je donnai mon avis, qu'on accepta. Rosa se mit à découdre, à fin de quelques remplis à résorber, et je voyais, dans son regard respectueux, de l'estime.  Avant de sortir, précédé de Mme de Laneuil, qui me conduisait à ma chambre, je saluai la jeune fille avec cette discrétion qu'impose l'accord tacite de deux âmes compromises dans le même secret. Ses yeux suivaient les miens, ses clairs yeux bleus à la transparence attendrie...

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 Depuis longtemps les merles avaient salué le soleil au faite des lourds marronniers : Albéric entra chez moi. Les lendemains ! Quelques doutes le tourmentaient : il me les confessa avec la naïveté de ces êtres inquiets et bons qui croient trouver en autrui une sympathie. Je le laissai dire, cela me reposait, car, ainsi que l'enseigne la morale des Proverbes, il faut, en état de déréliction, regarder autour de soi : d'autres douleurs s'exhalent, et cela console.

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 Ah  ! je pense au saint-sacrement de ses lèvres !

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 L'Apparition : un murmure l'annonça. Édith fit son entrée dans le grand salon morne, sous les regards indulgents des ancêtres. Les yeux n'avaient pas pleuré, mais n'avaient pas dormi : une ombre se creusait autour de leurs pâles saphyrs.
 Le corsage dont j'avais corrigé l'esthétique cuirassait étroitement la Vierge sous le grand voile blanc.
 S'écartant du chœur, elle se dirigea, lente et suivie de tous les regards, vers son grand'père, vieillard presque douloureusement ému qui s'appuyait à la cheminée, — et, en passant près de moi, sans à peine remuer les lèvres, la bouche entr'ouverte comme pour un soupir, les yeux baissés sur l'effondrement de nos espoirs d'une heure, elle me fit entendre ces seuls mots :
 « Il est trop tard ! ».
 Moi aussi, je baissai les yeux, dévorant en mon âme la joie maudite des occultes compromissions.
 Elle offrit sa grâce au baiser du vieillard, et les deux mains sur ses épaules elle lui souriait.
 Édith souriait tristement.
 Le consentement de toute la race tomba, comme une bénédiction, sur le front de la fiancée.
 J'étais prés d'eux : le grand voile flottait autour de ma tête, car le vent d'une fenêtre ouverte l'avait gonflé, et il me sembla qu'un souffle de passion nous envolait, Édith et moi, la pâle, la blonde Édith et moi , vers le paradis des amants parjures.
 Revenue aux côtés de sa mère, elle fixa un instant sur moi ses yeux assombris, puis, brusquement, sous le tulle déroulé se déroba toute, — à jamais !
 L'ironie des cruels syringas entra par la fenêtre ouverte.
 Elle fut mariée.
 Pendant la cérémonie, il me plut de répondre tout bas : oui ! à l'interrogation du prêtre, et je courbai la tête quand les mains sacerdotales s'étendirent pour ratifier, au nom du Très-Haut, le serment sacré des époux.
 Alors, me remémorant de vieilles études théologiques, je songeai qu'en tout sacrement il y a la matière et la forme, l'essence et le mode imposé par les rites pour en dispenser aux fidèles les bienfaits mystiques : et dans le mariage, la forme, ce n'est pas la bénédiction de l'officiant, ce n'est pas la messe, c'est le consentement mutuel, — et cela seul.
 « Va, femme d'un autre, bien que le monde doive me refuser les joies, après tout bien dérisoires, de la possession, de ce qu'il appelle la possession, — en vérité tu m'appartiens. Notre Dieu connait notre mutuelle volonté, et cela suffit — cela seul. »
 Et je me réjouissais amèrement, car le prêtre disait : « Quelle soit uniquement attaché à son mari et qu'elle ne souille d'aucun commerce illégitime le lit nuptial... »
 Je partis, tel qu'un voleur.
 Les merles ne chantaient pas encore au faîte des lourds marronniers et les cruels syringas dormaient enfin, — fanés, aussi fanés que les vieilles impudicités, aussi fanés que les souvenirs des jeunes concupiscences...

Remy de Gourmont.

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