La Tête branlante

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Jules Renard, « La Tête branlante », Mercure de France, t. III, n° 24, décembre 1891, p. 344-347


LA TÊTE BRANLANTE


I


 Le vieil homme s'efforça de regarder ses souliers cirés, et les plis que formait, aux genoux, son pantalon clair trop longtemps laissé dans l'armoire. Il réunit les mollets, se tint moins courbe, son gilet bien tiré, une chiquenaude à sa cravate folle, et dit tout haut:
 — « Je crois que je suis prêt à recevoir nos soldats français. »
 Sa blanche tête tremblante remua plus rapidement que de coutume, avec une sorte de joie. Il zézayait, disait: « Ze crois, ze veux », comme si, à cause de l'agitation de sa tête, il n'avait plus le temps de toucher aux mots que du bout de la langue, de l'extrême pointe.
 — « Ne vas-tu pas à la pêche ? » lui dit sa femme.
 — « Je veux être là quand ils arriveront. »
 — « Tu seras de retour! »
 — « Oh! si je les manquais! »
 Il ne voulait pas les manquer. Écartant sans cesse les battants de la fenêtre qui n'était jamais assez ouverte, il tentait de fixer sur la grande route le point le plus rapproché de l'horizon. Il eût dit aux maisons mal alignées :
 — « Otez-vous : vous me gênez. »
 Sa tête faisait le geste du tic-tac des pendules. Elle étonnait d'abord par cette mobilité continue. Volontiers on l'aurait calmée, en posant le bout du doigt, par amusement, sur le front. Puis, à la longue, si elle n'inspirait aucune pitié, elle agaçait. Elle était à briser d'un coup de poing lent.
 Le vieil homme inoffensif souriait au régiment attendu. Parfois il répétait à sa femme :
 — « Nous logerons sans doute une dizaine de soldats. Prépare une soupe à la crème pour vingt. Ils mangeront bien double. »
 — « Mais, répondait sa femme prudente, j'ai un reste de haricots. »
 — « Je te dis de leur préparer une soupe à la crème pour vingt, et tu leur prêteras nos cuillers de ruolz, tu m'entends, non celles d'étain. »
 Il avait encore eu la prévenance de disposer toutes ses lignes contre le mur. Le crin renouvelé, l'hameçon neuf, elles attendaient les amateurs, auxquels il n'aurait plus qu'à indiquer les bons endroits.

II


 On ne lui donna pas de soldats. Parce qu'il pêchait les plus gros poissons du pays, il attribua cette offense à la jalousie du maire, pêcheur également passionné. A dire vrai, celui-ci, d'une charité délicate, l'avait noté comme infirme à tête peu solide.
 Le vieil homme erra, désolé, parmi la troupe. La timidité seule l'empêchait de faire des invitations hospitalières. On suivait avec curiosité sa tête obstinément négative. Il les aimait, ces soldats, non comme des guerriers, mais comme pauvres gens, et, devant les marmites où cuisait leur soupe, il semblait dire, par ses multiples et vifs tête-à-droite, tête-à-gauche:
 — « C'est pas ça, c'est pas ça, c'est pas ça. »
 Il écouta la musique, s'emplit le cœur de nobles sentiments pour jusqu'à sa mort, et revint à la maison.
 Comme il passait près de son jardin, il aperçut deux soldats en train d'y laver leur linge. Ils avaient dû, pour arriver jusqu'au ruisseau, trouer la palissade, se glisser entre deux échalas disjoints. En outre, ils s'étaient rempli les poches de pommes mes tombées et de pommes qui allaient tomber.
 — « A la bonne heure, se dit le vieil homme : ceux-là sont gentils de venir chez moi ! »
 Il ouvrit la barrière et s'avança à petits pas, comme quelqu'un qui porte un bol de lait.
 L'un des soldats dressa la tête et dit :
 — « Vesse ! un vieux ! Il n'a pas l'air content. Quoi ? Qu'est-ce qu'il dit ? entends-tu, toi ? »
 ― « Non », dit l'autre.
 Ils écoutèrent, indécis. Le vent ne leur apportait aucun son. En effet, le vieil homme ne parlait pas. Il continuait de s'attendrir, et, marchant doucement vers eux, pensait :
 —  « Bien ! mes enfants ! Tout ce qui est ici vous appartient. Vous serez surpris, quand je vous prouverai, filet en main, qu'il y a dans ce ruisseau, au pied de ce grand saule âgé de six ans à peine, des brochets comme ma cuisse. Je les y ai mis moi-même. Nous en ferons cuire un. Mais laissez donc votre linge, ma femme vous lavera ça ! »
 Ainsi pensait le vieil homme, mais sa tête oscillante le trahissait, effarouchait, et les soldats, déjà inquiets, sachant à fond leur civil, comprirent :
 — « Allez-y, mes gaillards, ne vous gênez pas, je vous pince, attendez un peu ! »
 — « Il approche toujours, dit l'un d'eux. M'est avis que ça va se gâter. »
 — « Il portera plainte, dit l'autre, on lui à crevé sa clôture. Le colonel ne badine pas, c'est de filer. »
 — « Bon, bon, vieux ! assez dodeliné, tu ne nous fais pas peur, on s'en va. »
 Brusquement, ils ramassèrent leur linge mouillé et se sauvèrent, avec des bousculades, en maraudeurs.
 — « As-tu le savon ? » dit l'un.
 L'autre répondit :
 — « Non ! »
s'arrêta un instant, près de retourner, et, comme le vieux arrivait au ruisseau, repartit avec un :
 — « Flûte pour le savon ! il n'est pas matriculé ! »
 Ils se précipitèrent hors du jardin.
 — « Qu'est-ce qu'ils ont donc ? » se demanda le vieil homme.
 Le branle de sa tête s'accéléra. Il tendit les bras et cela parut encore une menace, voulut courir, rappeler les deux soldats.
 Mais de sa bouche, comme un grain s'échapperait d'un van à l'allure immodérée, un pauvre petit cri tomba, sans force, tout au bord de ses lèvres.

Jules Renard.



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