Le Bourgeois

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Jules Renard, « Le Bourgeois », Mercure de France, t. I, n° 11, novembre 1890, p. 385-388.


 
LE BOURGEOIS


 Voilà un mot presque hors d'usage, du moins très vieillot. Seuls, les cochers bons conducteurs l'emploient encore, d'ailleurs avec tant d'affabilité qu'on croirait qu'ils complimentent. Mais, demain, ils l'auront oublié, et le mot sera mort. Pour avoir voulu trop dire, il ne dit plus rien. Un moment, Monnier lui comptait une douzaine de sens. On finissait par ne plus s'entendre. Chassagnol n'a-t-il point dénoncé avec amertume la magnifique avarice bourgeoise de l'art ?
 Cependant, bien qu'aujourd'hui le mot s'en aille, la chose reste, et comment la nommer désormais, cette chose, ce monsieur, cette dame qui passent et nous frôlent ? S'étriquer, et se coller au mur en serrant les jambes, est inutile. Ils attouchent quand même. — N'allez pas dire, avec un petit air vaniteux:
 — « Je m'en moque, je suis libre, je suis un artiste, moi ! »
 Quelle jactance de babillard ! Si peu que vous possédiez de famille, Monsieur en est, Madame en est. Si peu que vous respiriez d'air, il y a échange de souffle entre leurs naseaux et les vôtres. Soyez, par bonheur, sourd, aveugle, et constamment pris de rhume, alors seulement vous aurez quelque chance de leur échapper. Sinon, il faut voir (quel horizon !), entendre (quel vacarme !), sentir (quelle odeur !).
 — « Ah ça ! dit Monsieur, tapant avec entrain sur son ventre de fût neuf, gagnerez-vous bientôt de l'argent, avec vos machines ? car, enfin, c'est là le but ! »
 Il a raison, ce Monsieur ; vous le reconnaissez, et vous faites tout de suite un livre afin qu'il l'achète. Mais il ne l'achète pas. Il vous l'emprunte, et le prête à tous ses amis. Quand il y en a pour un, etc. Toutes les économies ont la taille réglementaire. Un marchand de vin recommande volontiers à ses clients l'épicier du coin. A-t-on jamais entendu Monsieur dire :
 — « Tenez : voilà un livre que je trouve bien. Achetez-le. »
 Non, le livre est le seul objet qu'on laisse traîner parce qu'il ramasse la poussière mieux qu'un plumeau, qu'on se prête entre voisins parce que peut-être il reviendra relié, et qu'on se passe de mains en mains, gratuitement, à la fin d'un dîner de deux louis par tête.
 Alors, poussah pansu à taille de cigare, comment veux-tu que nous en gagnions, des sous ?
 Son excuse, on la trouverait dans sa tranquille assurance:
 — « Pourquoi donc que vous n'écrivez pas dans les grands journaux ? À votre place, moi, j'y ferais des articles.»
 Elle serait en outre dans son effroyable candeur d'ange. N'est-ce pas Madame (il faudrait donner au moins son petit nom de baptême, car elle mérite la gloire) qui demandait à un jeune homme de lettres :
 — « Est-ce que tous les livres de votre bibliothèque sont de vous ? »
 Il en frissonne encore.
 Ils ont des goûts, des idées, dont la plus inattendue est de croire qu'ils ont des idées et des goûts.
 Monsieur pense qu'il existe un banal même pour lui. Dans une quincaillerie, il choisit des bibelots de cheminée. Mais il veut un sujet bien. Les pendules ne se portent plus. Ceci est commun. Cela n'est pas distingué. Qu'est-ce qu'il va prendre, Seigneur ? Il ne prend rien. Ah si ! Jeanne d'Arc, ou d'Artagnan. On souffle.
 Si Madame, invariablement, tressaille, sautille, ouvre la bouche, comme pour prendre un bonbon, devant un coucher de soleil rouge sang de bœuf ou de femme,

  Je sais un rouge dont je meurs,
  Parce qu'il est dans le soleil

de son côté, monsieur s'avoue fort capable d'admirer la nature, quand elle ne monte pas trop.
 Ils ont un pot à fleurs dans leur table de nuit.
 Voilà pour les goûts.
 — « Vous comprenez, mon cher ami, chacun ses idées. Vous avez les vôtres, et moi j'ai les miennes. »
 C'est la phrase des desserts que Monsieur lance, sur le seuil d'une discussion, l'estomac plein, tout en mangeant encore des tas de choses « pour finir son pain ». Il a ses idées en religion (pourquoi pas ?), en politique (dame ! il tire sa carte d'électeur et vous la montre comme si vous étiez contrôleur), en amour (Hé ! hé !).
 — « Êtes-vous chrétien ? »
 — « Oui, je suis chrétien ; je m'en f.... mais c'est égal: « j'y suis, j'y reste. »
 — « Je veux une politique d'affaires (de bonnes grosses affaires, avec des vers dedans). Je connais « mon Carnot » : il me la donnera. »
 — « Femme, ne va pas me questionner sur ces caresses-là. Tout ce qu'il m'est permis de te dire, c'est qu'elles sont vilaines, et qu'elles portent à la tête, jusqu'au cerveau. Craignons la folie. »
 Singulier ! Est-ce indifférence, épouvante ? il n'a pas d'idées sur la mort. C'est déjà gentil de mourir. Il ne veut pas entendre parler de ça : la mort n'est point une affaire.
 Voyons, sérieusement, Monsieur et Madame, à quoi pouvez-vous bien servir ? Votre destinée n'est pas d'arriver à comprendre un jour l'univers, à connaître « la cause mouvante ». Le bon Dieu ferait alors l'effet d'un homme de lettres qui écrit un livre artiste et le remet entre les mains de tout le monde. Avez-vous été créés pour faire nombre, figurer dans les statistiques, les agglomérations diverses, pour justifier toute catastrophe, et composer la bouillie des guerres, ou simplement pour nous agacer, nous tanner comme cuir. Si, au moins, nous en devenions imputrescibles à votre contact !
 Oui, sans doute, c'est le châtiment de l'artiste : il doit se mettre (oh pas trop souvent, n'est-ce pas ?) à votre table, trinquer avec vous, serrer vos doigts à nœuds, façonnés aux angles des comptoirs. Il ne saurait, matériellement, vivre sans vous. C'est son supplice : il lui arrive qu'on vous rencontre ensemble.
 Et c'est aussi ce qui te fait jouir, Monsieur. Fier d'être indispensable comme ce que chacun sait, solide sur tes cuisses éprouvées, et tout heureux d'exaspérer qui t'insulte, tu te dandines, solennel, argenté ; sûr que ta signature (selon cet autre mot de Chassagnol) vaut cinquante mille francs le mètre carré, tu t'engraisses, fourré, humiliant les ours avec tes pardessus. Écoute. Donnant, donnant. Il nous faut ton os ou tes os. Si tu ne veux pas prendre l'habitude de payer comptant, au poids de l'or, sans distinction ni choix (on ne te demande pas ton avis), tout ce qui est imprimé ; si tu ne veux pas considérer un livre, une feuille écrite, bonne ou mauvaise (est-ce que cela te regarde ?), comme un objet de commerce tarifé, nous casserons nos plumes (tu ris, mauvaise bête; ah ! la file d'oies de tes sourires ! dirait le poète Raynaud) et nous avalerons, pour nous nourrir, nos œuvres complètes mises en boulettes de papier mâché.
 Serait-ce donc si étonnant ? Tu n'as jamais demandé, que je sache, à ton boucher, une côtelette de faveur, et un service amical de pain riche à ton boulanger ; pourquoi t'imagines-tu que la littérature est une chose qu'on fait pour rien ?
 Il reste bien entendu que ton opinion n'importe point. L'art ne doit avoir pour toi qu'une valeur marchande. Ton unique droit imprescriptible est d'en acheter par ballots, ou en cornets, comme tu voudras. Le meilleur est le plus cher. Toutefois, si tu paies bien, on te permettra, par-dessus le marché, quelques appréciations exactes, des gloussements, des bêlements de ce genre :« Chouette ! Bigre ! Ah diable ! » Seulement, sois bref. Surtout pas d'impertinence ! pas d'outrance dans l'éloge ! Souviens-toi : en affaires, dès que l'émotion gagne, on perd.
 Mais enfin, à cette race moutonnière, englobante, à ces hommes de loi, de bourse, d'industrie, de gouvernement, etc., etc. (il faudrait ici un dévidoir) ; à cette dame au doux coeur de lice qui dort, à ce monsieur, délicat comme un taureau foulant des herbes, plus immobile, dans son mépris des lettres, plus engourdi qu'un pied d'armoire de province, quel nom donner, désormais, qui les outrage et nous enchante ?

Jules Renard

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