Le Bourreau de la Littérature contemporaine : Léon Bloy

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William Ritter, « Le Bourreau de la Littérature contemporaine : Léon Bloy », Mercure de France, t. VI, n° 33, septembre 1892, p. 13-21.



LE BOURREAU
DE LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE

LÉON BLOY
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 C'est Léon Bloy qui appelait le michelangesque poème passionnel de Barbey d'Aurevilly : Ce qui ne meurt pas, le dixième cercle de l'enfer ! Eh bien, pour moi, le dixième cercle de l'enfer serait de mener la vie et d'avoir écrit les livres flamboyants de Léon Bloy. Or, je parle de la vie de Bloy sans la connaître autrement que par ses œuvres et la notice d'Alcide Guérin, mais ces œuvres laissent supposer une existence de damné. La grande Mort libératrice pourra la résumer par le mot populaire : avoir fait son purgatoire ici bas... Un des livres de Bloy groupe sous le titre Un Brelan d'excommuniés : Verlaine, Barbey d'Aurevilly et Ernest Hello. Mais il est, lui, Bloy, le premier excommunié, excommunié de la vie et de la société moderne, et volontairement excommunié. Il semble assumer sur sa tête toutes les haines littéraires du temps ; il est très fier d'avoir déchaîné cet ouragan ; l'orgueil de son attitude de bouc émissaire de la décadence latine est la seule vraie joie dont il se glorifie. Ce catholique de l'Eglise militante a, mais à rebours, c'est-à-dire dans une gloire céleste, la solitude superbe de Satan dans sa damnation par orgueil. Léon Bloy est la volontaire victime expiatoire de tous les péchés intellectuels de la France littéraire d'aujourd'hui. Et il l'a voulu, et il ne discontinue pas de le vouloir, et cependant chacun de ses livres, sans cesser de provoquer outrageusement la haine, hurle d'une si effroyable douleur, que ceux mêmes qu'il massacre devraient avoir pitié du massacreur.
 C'est une personnalité si dantesque qu'on tremble de l'approcher. Il vaut mieux ne l'envisager que très extérieurement, dire ses hauts mérites littéraires et passer, sinon à l'approfondir on risquerait la folie. Ce châtieur surnaturel m'épouvante comme ce prophétique vieillard de Jérusalem qui courut égaré sur les remparts, clamant malheur à la ville, et tout à coup tombant tête broyée par la pierre d'une fronde, avec un dernier cri : « Malheur sur moi ! » II est de la dévoratrice portée des Jérémie et des Cassandre. C'est un visionnaire comme en produisaient les siècles de formidable branle-bas religieux, où l'on convainquait par la flamme et le fer. Il est échappé aux Croisades contre les Hussites et les Albigeois, aux fureurs de la Guerre de Trente ans. Il tient en outre du Lamennais halluciné des dernières œuvres. Les partis catholiques n'osent même point le regarder vaticiner, avec cet idiot amour-propre de la galerie sulpicienne applaudissant aux joûtes du fort de la halle Louis Veuillot et criant : « Bien tapé ! c'est un des nôtres, le rosseur ! » Rien au reste de l'athlète forain chez Bloy, malgré les très regrettables grossièretés et les encore plus regrettables scatologies dont il entrelarde matériellement son surnaturel verbe de prophète. Il me révolte la moitié du temps ; mais je l'admire comme une catapulte d'un autre siècle qui se démènerait superbement, mais en vain, au milieu des fusils de précision de toute l'artillerie moderne. L'intensité de ses rages, leur inutilité absolue et leur unique résultat, qui consiste à lui rendre la vie intolérable, en font le plus pitoyable et le plus sublime fils de Laocoon. Mais il est étouffé et dévoré par les serpents qu'il a couvés dans son propre cœur, à lui !
 Eh bien, je voudrais tourner autour, de l'effroyable statue et la décrire par l'extérieur ; je suis allé la contempler comme j'aurais été visiter un fou sublime pour lequel, hélas ! on ne peut rien, sauf offrir la sympathie de beaucoup d'admiration et de beaucoup de compassion. Léon Bloy et moi, nous sommes catholiques tous deux, mais d'un catholicisme qui n'a plus d'autre point de contact que les dogmes ; sur tout, à peu près, de la vie et de l'art, nous divergeons d'idées. Je voudrais donc entr'ouvrir ici ses livres, respectueusement, en toute admiration, et probablement aussi en totale incompréhension.
 Voici les Propos d'un Entrepreneur de Démolitions (1) . — C'est le premier volume de Léon Bloy qui ait été lu du gros public, mais ce n'est pas l'œuvre d'un débutant. On dirait plutôt le testament d'un désespéré... Au bout d'un pareil livre, il y aurait, pour l'auteur s'il n'était pas catholique, le suicide. L'entrepreneur de ces démolitions rentre presque dans la tératologie littéraire : ces éreintements sont toujours superbes, mais entrepris en quel nom? Ici est à mon sens la monstruosité... L'erreur à combattre donne-t-elle le droit d'injurier ceux qui ont le malheur de la commettre, quand cette erreur n'est pas un volontaire mensonge ? — Bref, un livre que nous admirons dans une certaine mesure, mais que nous n'approuverons jamais. S'est-on assez moqué du patois de Chanaan, du style de sacristie, et d'un certain journalisme légitimiste qui mêlait la poudre de riz à l'encens ? Il y a pire ici ; l'Apocalypse et le Chat Noir, la Bible et la brasserie mixtionnés en une alchimie presque sacrilège qui rappelle les plus âpres pamphlets des guerres de religion. Cela les rappelle surtout par les vomissures d'injures indigestes s'attaquant bien plus qu'aux œuvres à la personnalité morale des hommes, et autant à leur personne physique qu'à leur personnalité morale ! L'auteur est-il bien sûr que ses formidables médisances ne sont point des calomnies ? Et, encore une fois, qui lui en donne le droit ?... Est-il meilleur que beaucoup d'autres ? C'est possible, c'est même probable... Mais alors, combien vaste son orgueil !... Ou bien est-ce son catholicisme qui lui permet ces exécutions ? Je sais des catholiques coutumiers du fait, mais je croyais que le catholicisme les en blâmait. Bloy a beaucoup souffert, affreusement souffert ; mais n'est-il pas un peu l'auteur de son propre malheur ? Voilà pourquoi j'ai parlé de tératologie. Cet exécuteur des hautes œuvres n'a aucune mission divine, il n'est pas l'homme nécessaire. Il décapite pour son propre plaisir, et ces effarantes boucheries n'ont aucune utilité, même quand elles paraissent méritées. Elles scandalisent encore plus que les œuvres immolées. Alors ?...
 Reste l'intérêt littéraire. Il est énorme. C'est une Jacquerie en prose, l'art pour l'art dans le massacre. Rien en ce siècle, qui compte cependant Veuillot, d'Aurevilly, Cassagnac et Rochefort, n'approche de cela... En revanche, toutes les polémiques allemandes et latines du XVIe siècle nous offrent des échantillons de cette originalité là. Il y a en M. Léon Bloy l'étoffe d'un inquisiteur. Eh bien, j'estime que c'est faire trop d'honneur à certaines gens que de les tortionner en véritables hérétiques ! Jamais je n'ai pris au sérieux Richepin, Mendès, Cladel, et même Zola, comme moralistes prêcheurs de n'importe quoi, vice ou vertu. Ils ne dominent pas leur époque, ils en sont les représentants ; ils n'ont donné aucune impulsion, il l'ont subie. Je n'ai jamais découvert en eux que des artistes de plus ou moins restreinte envergure, des livres plus ou moins intéressants... Je regrette que M. Léon Bloy, au lieu de faire de la littérature, se mette en guerre contre des livres sans portée civilisatrice ni corruptrice. Car s'il suffisait de la corruption prêtée aux Mendès et aux Zola pour corrompre une époque, c'est que leur époque serait encore plus corrompue qu'eux... Auquel cas, cercle vicieux, c'est elle encore qui pourrait les corrompre et non eux, elle !
 Le livre de Léon Bloy n'est pas fait pour purifier le siècle... Héliodore ne chassait pas les vendeurs du temple à coups de balais, c'est par le feu que sa fulgurante épée purifiait. On n'a jamais rien lavé avec des crachats. Et Dieu sait s'il y en a dans ce livre, c'en est un fleuve, une Loire où s'exécutent d'autres noyades que celles de Nantes... Il est vrai que certains de ces crachats sont foudroyants et resplendissent comme des escarboucles.
 Christophe Colomb devant les taureaux amène une nouvelle série d'exécutions. Tous les ennemis de la cause de Christophe Colomb et de son postulateur à la sainteté y défilent sous les verges ! Et d'autres verges que celles académiques de la bataille du Léman, de Gleyre ! — A extraire de cette flagellation hispano-américaine quelques chapitres mystiques d'une transcendante beauté. Mais avant de les méditer il faut lire le Révélateur du Globe, qui fut le début de Bloy, suite et rappel du grand ouvrage définitif sur Christophe Colomb, l'histoire du comte Roselly de Lorgues. Ce livre n'est plus à louer, il a obtenu une préface de Barbey d'Aurevilly, c'est tout dire. Mais ce que moi je ne saurais assez répéter, c'est combien je regrette d'y constater cette thèse que mon catholicisme à moi réprouve absolument, cette thèse qu'avant l'arrivée de Colomb l'Amérique inconnue était le domaine de Satan ! Ainsi toutes les pauvres âmes mortes avant l'avenue du Révélateur du Globe, damnées ! Mais l'Église n'a jamais enseigné cela ! Hélas ! je crois que si l'Amérique a jamais été le domaine de Satan, elle l'est bien plutôt maintenant, et pour le bonheur de ses indigènes il eût mieux valu qu'elle restât à jamais indécouverte. Et je ne parle pas au point de vue du bonheur purement matériel, oh ! certes non ! — Vaille que vaille, par cette thèse même, Léon Bloy apparait une première fois ce fervent fanatique, cet halluciné des temps mérovingiens, ce millénaire médiéval qui roule dans notre siècle désemparé, seul de son espèce, vivante épave de la Ligue ou des Croisades. Il y mourra comme ces quelques rares ornithorynx de la Nouvelle-Zélande, qui, débris derniers des races antédiluviennes anéanties, disparaissent de nos jours pour jamais avec l'indicible mélancolie d'une irréparable injustice. Ne pouvant donc une fois de plus partager la totale croyance de Bloy, il faut envisager de nouveau ce livre par l'extérieur artiste. Or, je l'ai dit, le Révélateur du Globe a une préface de d'Aurevilly, et après cela il ne faut rien ajouter.
 La troisième partie, œuvre de polémique, écrasante comme toujours, annonce en quelque sorte Christophe Colomb devant les taureaux. Là, je comprends mieux le zèle de bourreau qui dévore Léon Bloy. Il combat pour une cause tangible, nette, bien définie... C'est de la loyale guerre et ce n'est plus Bloy qui l'a déclarée... Tandis que, s'il vous plaît, dans l'entreprise de démolitions, de quel poids sont à la balance des idées d'un siècle, alors que ce siècle dépose son bilan, une malheureuse fumisterie, par extraordinaire sans esprit, de Willette l'ultra-moderniste travestisseur de Pierrot, ou une ordure de roman belge anticlérical, ou le Colonel Ramollot ?... Quant au livre du Père Didon sur les Allemands, dussé je être vilipendé par Léon Bloy, je prétends que c'est un livre utile et nécessaire, et j'ai assez voyagé pour reconnaître que chaque peuple peut donner à ses voisins des leçons ou en recevoir.
 De plus en plus fort : feuilletez les quatre numéros du Pal... Ici, je me révolte plus que jamais, et je me demande encore : pourquoi ? mais, au nom de Dieu, pourquoi ? Bloy avait entrepris un pamphlet périodique du format du Triboulet et où, à date fixe, il prenait pour tête de Turc les célébrités de la semaine... Or, à relire ces éreintements, on éprouve une navrante impression de forces dépensées en pure perte. Tantôt le critique féroce s'attaque à des œuvres qui ne valaient pas le plus petit effort, à de ces œuvres qu'on ne foule pas aux pieds par ce sentiment de propreté personnelle qui évite de marcher dans un coprolithe frais ! (C'est au temps de le dissoudre, et il n'est pas long à cette besogne, le temps ; il ne s'y acharne pourtant pas, il l'accomplit sans même y prendre garde). Tantôt les articles du Pal sont injustes, tantôt dépourvus de toute espèce de charité. N'importe, les quatre numéros de ce petit guillotinage éphémère, devenus une rareté bibliographique, sont d'un haut ragoût... Mais j'en appelle à tous leurs lecteurs, le plaisir qu'on éprouve à les lire ne réveille-t-il pas en nous l'un des sentiments les plus abjects de notre plus arrière bas-fonds moral ; n'excite-t-il pas en nous une latente et bestiale cruauté, la vague concupiscence qui fait s'esclaffer d'aise les foules à ces courses de taureaux tant abominées par Bloy ?
 Restent heureusement les deux plus beaux livres de cet entasseur d'outrages. J'arrête au vol d'abord Le Désespéré, parce que j'aurai de nouveau des réserves (mais les mêmes, toujours les mêmes, hélas !) à formuler. La Chevalière de la Mort, au contraire, passera indemne.
 Il s'en est fallu de bien peu que Le Désespéré ne fût un chef-d'œuvre. Les éreintements y sont plus beaux littérairement que jamais ; ils sont, il est vrai, moins odieux, non pour être masqués par des pseudonymes, bien au contraire, mais parce qu'ils ont une sorte de raison d'être dans l'ordonnance générale du livre ; ils font mieux ressortir la grandeur morale du désespéré au milieu des êtres odieux qu'il coudoie pour son malheur.
 Oublions les vrais visages que cachent ces masques, tragiques hideusement, et lisons ce livre comme un tableau des mœurs littéraires, moins tout-puissant que l'épopée de Lucien de Rubempré dans Balzac, moins fouillé et pittoresque que le Charles Demailly des Goncourt, mais qui enrichit et complète l'une et l'autre études de touches spécialement modernes d'une effrayante brutalité, mais combien justes, combien cruelles. La galerie des portraits littéraires de l'époque constituerait une étrange contre-partie au fameux catalogue des ancêtres dans Hernani... Ils y passent tous, les grands du jour, et si les portraits sont le moins du monde exacts, c'est un propre monde que le monde littéraire parisien ! Poussés au noir d'une encre empoisonnée qui sèche en tourbe fielleuse, — sous le grattement furieux de plumes qui arrachent le papier à force de le vouloir salir, comme des griffes arracheraient la chair d'une blessure, — ces portraits transfigurent en personnages échappés aux eaux-fortes de Rops les infortunés, doublement infortunés et de les avoir posés, ces portraits, et d'avoir mérité de les poser ! L'absence de toute créature lumineuse au milieu de cette galerie de damnés dit assez que le parti-pris infernal de cette danse macabre est aussi injuste que superbe à force de violence ! C'est beau comme les colères de Dante, qui plonge sans hésitation ses ennemis au plus rouge de son enfer.
 Il va sans dire que cette sarabande épouvantable est le vrai sujet du livre. Quant au roman, le voici : il aurait pu éblouir d'une rare splendeur dans le sombre. Cain, Marchenoir, le désespéré converti au plus mystique catholicisme, recueille dans la plus épaisse lie du plus ignoble égout social la plus formidable des prostituées, une sorte de Gorgone du métier, et il la convertit à son tour. Or il brûle d'un inextinguible amour pour cette femme. Ils vivent l'un auprès de l'autre dans le plus lugubre dénûment, sans pain comme sans espoir d'en gagner, face à face avec un crucifix, entre quatre murs à peine blanchis. La miraculée, car sa conversion est plus surnaturelle que celle de Marie-Madeleine, devine l'amour que lui voue son sauveur, et pour éteindre cet amour elle sacrifie sa beauté, vend ses cheveux, vend ses dents comme la Fantine de Victor Hugo. Elle finit, à bout de souffrance, par une folie déchirante ; le désespéré, lui, crève logiquement de faim et de douleur... Eh bien, nous croyons qu'il y avait mieux à faire dans l'épouvante ! Que dirait M. Bloy de cette proposition : Marie-Madeleine, certaine de damner son sauveur, puisqu'aussi bien le sacrifice des dents et des cheveux n'a fait qu'augmenter l'amour du désespéré, Marie-Madeleine préférant sa propre damnation à celle de son sauveur, et retournant, pour l'amour du désespéré et pour son salut à lui, au vomissement de jadis, à la fange dont elle a été retirée, parce que c'est le seul moyen de l'éteindre, cet amour inouï que Marchenoir lui porte ! Voilà le livre tel que je le comprenais, tel qu'il s'imposait à mon imagination. Tandis que sous sa forme actuelle il me paraît déséquilibré, disloqué, désarticulé… C'est un quartier de sublime tout brut ; c'est une carrière de génie, dont l'auteur a extrait les matériaux d'un chef-d'œuvre ; mais il n'a plus eu ensuite assez de force pour édifier le chef-d'œuvre ! Oh ! de combien de carats le magnifique diamant noir qu'il y avait à ciseler là ! je vois d'Aurevilly s'en emparer et le taillader... Il eût fait braisoyer aux arêtes de ses facettes toutes les flammes de l'enfer. Tandis que tel quel Le Désespéré est un chef-d'œuvre de pamphlet avorté dans un chef-d'œuvre de roman, avorté, lui aussi, par ce mariage de déraison. Certains chapitres mystiques, notamment ceux qui se passent à la Grande-Chartreuse, éclairent de nouveau d'un peu de lumière céleste ce farouche, cet âpre livre, superbe dans l'horrible, et ils témoignent de quel agiographe sublime la librairie catholique se prive en rejetant sans cesse Bloy à l'enfer de ses fauves violences ! Il œuvrerait la lumière des vertus avec autrement de génie encore que les ténèbres de l'injustice et de l'ignominie contemporaines, dont il a le tort de vouloir être le saint Michel, comme si les archanges se commettaient à des besognes de vidangeurs !
 Et voici La Chevalière de la Mort: une œuvre de jeunesse pourtant, et qui elle aussi crie bien haut le désir de justice dont Bloy est victime. Comment le catholique et l'écrivain d'un tel livre peut-il demeurer à croupir dans une si profonde misère entre sa femme et sa fille, sans appui moral extérieur, héros en disponibilité cherchant une cause belle et grande qui veuille de lui, et souffrant une vie plus atroce que mille morts à n'en trouver point !
 La chevalière de la mort, c'est Marie-Antoinette. Après les nombreux livres voués au culte de la plus touchante martyre royale, après le minable roman de M. de Chambrier, après le gracieux inventaire des Goncourt, on pouvait écrire cela qui n'est ni de l'histoire, ni du roman, ni du bibelot, mais une oraison funèbre et une apologie antirévolutionnaire mêlées, et qui en font le plus beau et le plus nouveau de forme des panégyriques écrits depuis les grands prédicateurs classiques. A retenir entre autres certaines pages qui sont la plus hautaine flétrissure appliquée au dix-huitième siècle, le seul siècle indigne des fastes de notre planète, ce siècle qu'il faudrait pouvoir supprimer pour le châtier de s'être fait si petit. La Chevalière de la Mort est le seul livre de Bloy qui se puisse mettre entre toutes les mains, et qui puisse lui conquérir l'admiration de tout ce qui reste en France de jeunes filles nobles.
 J'ai déjà indiqué la conclusion de cette étude. M. Léon Bloy ne peut plus continuer à vilipender son génie à l'éreintement d'œuvres et d'hommes qui ne méritent pas cet honneur. Il épuise à se créer des haines et à se rendre tout à fait impossible plus de talent qu'il n'en faudrait pour être trois fois célèbre. Il faut qu'aussi dans ses écrits il regarde plus haut, là où est orientée la vie de son âme, qu'il nous donne enfin les grandes études bibliques qu'il médite depuis si longtemps, ou qu'à l'exemple de ses maîtres de prédilection dont il a eu ou a l'amitié aussi bien que la louange : Barbey d'Aurevilly et le comte Roselly de Lorgues, il nous livre les romans de premier ordre ou les panégyriques de saints dont Le Désespéré et La Chevalière de la Mort nous montrent si bien qu'il est en puissance. Les haines, même littéraires, même religieuses, quand bien même elles sont inspirées par la plus excessive et la plus inassouvie des soifs de justice, ne sont point faites pour embellir une vie, non plus que pour la sanctifier.
 J'appelle de tous mes vœux le jour où je pourrai admirer Léon Bloy sans aucune réserve et où je n'aurai plus à mixtionner d'un blâme peut-être inintelligent mon affection, et à déclarer superbes et dignes de toute admiration des livres que je n'approuve pas entièrement.
 William Ritter.


(1) Tresse et Stock, éditeurs.


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