Le Latin Mystique : Les Séquences de Sainte Hildegarde

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Remy De Gourmont, « Le Latin Mystique : Les Séquences de Sainte Hildegarde », Mercure de France, t. VI, n° 33, septembre 1892, p. 22-28.


LE LATIN MYSTIQUE
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LES SÉQUENCES DE SAINTE HILDEGARDE
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 Inaugurée vers le dixième siècle, portée presque du premier coup à sa perfection, la séquence irrégulière est une forme de poésie latine absolument particulière au moyen âge. C'est un psaume de dix à trente versets, le plus souvent, auquel des allitérations, des recherches de mots, des rimes et des assonances finales ou intérieures donnent seules un air de poème. Mode si exceptionnel et simple qu'il n'a pas été compris, art si spontanément nouveau qu'il a été méprisé ; les érudits catholiques qui daignèrent s'y distraire ânonnèrent dans cette étable sacrée tels que des ânes sans provende, sans foin, sans paille, privés, enfin, du bât bien-aimé d'une prosodie connue. Un membre de ce bétail qui a suivi trop à la lettre les conseils que lui donnait, il y a sept siècles, le pape Grégoire et surtout le moine Pierre le Vénérable : « Prends la voie de la pauvreté et non pas tant de la corporelle que de la spirituelle », avoue que les séquences notkeriennes lui ont paru généralement banales, — aveu bien inutile, car tout est banal, hormis le médiocre, on le sait d'avance, pour un esprit médiocre.
 Misérables donc pour eux — dont c'est la pénitence de les chanter — et le Victimae paschali laudes, et l’Inviolata, et l'Alma redemptoris, et toutes ces vieilles exorations et encore le Salve regina, qui peut être donné comme un type de très pure séquence irrégulière :

 Salve, Regina, Mater misericordiae,
 Vita, dulcedo et spes nostra, salve :
 Ad te clamamus exules filii Evae,
 Ad te suspiramus gementes et flentes in hac lacrymarum valle.
 Eia ergo, Advocata nostra, illos tuos misericordes oculos ad nos converte,
 Et Jesum benedictum fructum ventris tuis nobis post hoc exilium ostende,
 O clemens, ô pia, ô dulcis Virgo Maria.

 Ce petit poème est attribué à Hermanus Contractus ; avant lui Notker, Godeschalk, après lui sainte Hildegarde, voilà les plus notables séquentiaires de la primitive école, selon la méthode formulée d'abord par les moines de l'abbaye de Saint-Gall (1).
 Femme de supérieure essence, prophétesse, illuminée, visionnaire, poète, gyrovague, conseillère du peuple, des margraves et des empereurs, Hildegarde est un des esprits représentatifs du XIIe siècle allemand ; — et comme elle reste bien de son sexe, franchement, comme son latin est bien féminin, comme, à travers les symboles, elle crie du fond de son cœur et de tous ses organes, la vierge contemplatrice: « O quant magnum est in viribus suis latus viri ! » Elle fut abbesse du monastère de Rupertsberg et mourut en 1179.

 De Sancta Maria.
 O virga ac diadema purpurae regis, quae es in clausura tua sicut lorica,
 Tu frondens floruisti in alta vicissitudine quam Adam omne genus humanum produceret.
 Ave, ave, de tuo ventre alia vita processit, quam Adam filios suos denudaverat.
 O flos, tu non germinasti de rore, nec de guttis pluviae, nec aer desuper te volavit, sed divina claritas in nobilissima virga te produxit.
 O Virga, floriditatem tuam Deus in prima die creaturae praeviderat et de verbo suo auream materiam, o laudabilis virgo, fecit.
 O quam magnum est in viribus suis latus viri, de quo Deus formam mulieris produxit, quam fecit speculum omnis ornamenti sui et amplexionem omnis creaturae suae.
 Unde, o Salvatrix, quae novum lumen humano generi protulisti, collige membra filii tui ad coelestem harmoniam.

 (O tige, diadème du roi de pourpre, ton jardin est pareil à une forteresse ;
 Tes frondaisons ont fleuri en une haute prévoyance, alors qu'Adam devait produire tout le genre humain.
 Salut, salut, de ton ventre une autre vie est issue, autre que celle dont Adam avait dépouillé ses fils.
 O fleur, tu n'as pas germé de la rosée, ni des gouttes de la pluie, et l'air n'a pas plané autour de toi, tu es née sur une très noble tige par l'œuvre de la divine Clarté.
 O tige, ta floraison, Dieu l'avait prévue dès le premier jour de sa création et son verbe te fit surgir toute en or, ô très louable vierge.
 Oh ! qu'il est grand dans ses forces le flanc de l'homme, d'où Dieu tira la forme femme, miroir de ses divines parures, résumé de toute sa création...
 Donc, ô Salvatrice, qui as porté la nouvelle lumière du genre humain, rassemble les membres de ton fils dans la céleste harmonie.)
 « Dieu mit au centre du monde une âme qu'il propagea en toutes ses parties », avait écrit Platon dans le Timée. Un philosophe scolastique du XIIe siècle (celui qui divisait physiquement le cerveau en trois lobes communiquant ensemble par un caroncule semblable au bout de sein d'une femme, uberis capiti), Guillaume de Conches, reprend et christianise l'idée platonicienne par ce mot très simple et très beau : « Le Saint-Esprit est l'âme du monde. » Opinion dont l'origine n'aurait pas été condamnée par tel père de l’Église, saint Ambroise, qui insinuait : « Les païens ont parlé du Saint-Esprit en de certains termes voilés, per umbram quamdam ». C'est, semble-t-il, le même Ambroise par qui fut le plus clairement proférée l'irrévocable malédiction contre ceux qui blasphèment l'Esprit, — car la négation de l'Esprit comporte la plénitude du sacrilège : « Blasphemia in Illum nunquam remittetur... Non postest ibi exoratio esse veniae ubi spiritum sanctum negando sacrilegii plenitudo est ». Il y eut, durant tout le moyen âge, un profond culte de l'Esprit (que la religion moderne n'est pas loin de considérer comme un inexplicable gêneur), fréquemment invoqué en ses sept dons, le septiforme Esprit, disent les séquences, et en le premier de tous, l'Intelligence. « O Esprit, tu es mon Dieu ! » disait Grégoire le théologien. Hildegarde a dédié au Paraclet un admirable chapelet de mystiques adorations.

 De Sancto Spiritu.
 O Ignis Spiritus paraclite, vita, vitae omnis creaturae, sanctus es vivificando formas.
 Sanctus es unguendo periculose fractos, sanctus es tergendo foetida vulnera.
 O spiraculum sanctitatis !...
 O lorica vitae et spes compaginis membrorum omnium et o angulum honestatis, salve beatos !
 Custodi eos qui carcerati sunt ab inimico et solve ligatos quos divina Vis salvare vult !...
 De te nubes fluunt, aether volat, lapides humorem habent, aquae rivulos educunt et terra viriditatem sudat !
 Tu etiam semper educis doctos, per inspirationem sapientiae laetificatos.
 Unde laus tibi,qui es sonus laudis et gaudium vitae, spes et honor fortissimus, dans praemia lucis.

 (O Feu de l'Esprit consolateur, vie de la vie de toute créature, tu es saint parce que tu vivifies les formes, — tu es saint parce que tu daignes oindre les membres périlleusement brisés, tu es saint parce que tu panses les plus fétides plaies, — ô soupirail de sainteté !... — ô forteresse de vie, ô espoir de la solidarité humaine, ô refuge de la beauté, sauve les bénis ! — Garde ceux qui sont prisonniers de l'ennemi, déchaîne ceux qui sont enchaînés, sauve ceux que veut sauver la Force divine !... — Par toi les nuages vont, l'éther plane, les pierres transpirent, les eaux se font ruisseaux, la terre exhale de verdoyantes suers. — Et c'est toi aussi qui guides les doctes létifiés par l'inspiration de ta Sagesse. — Donc, louange à toi, toi le vocable de louanges, toi, la joie de la vie, l'espérance, la force et l'honneur, toi le dispensateur de la lumière !)
 Paroles qui suggèrent le souvenir de la séquence de Robert de France :

 Sancti Spiritus adsit nobis gratia :
 Quae corda nostra sibi faciat habitacula,
 Expulsis inde cunctis vitiis spiritalibus.
 Spiritus alme, illustrator omnium,
 Horridas nostrae mentis purga tenebras.
 Amator sancte sensatorum semper cogitatum,
 Infunde unctionem tuam clemens nostris sensibus,
 Tu purificator omnium flagitiorum, Spiritus,
 Purifica nostri oculum interioris hominis...

 (Nous assiste la grâce du Saint-Esprit : qu'elle fasse nos cœurs son habitacle, après en avoir expulsé tous les vices intellectuels. Très haut Esprit, lumière universelle, purge les horribles ténèbres de notre âme, et toi qui aimes éternellement les pensées significatives, infuse, ô clément Esprit, ton onction dans nos intelligences. Toi le purificateur de toutes les souillures, Esprit, purifie l'œil intérieur de l'homme...)
 L'Esprit a pour symbole premier la Lumière ; il est l'immatérielle clarté de l'Intelligence, qui se meut vers les hommes et par l'illumination les sauve :

 Salvabiliter, suâ potestate iens,
 Lux per se splendida et datrix luminis..

 « Salvatrice Lumière, de soi-même émanée, Lumière en soi splendide et donatrice de lumière », dit une traduction ancienne de l'hymne grecque de saint Jean Damascène sur la Pentecôte.
 La bienheureuse prophétesse, peu adonnée au rythme, n'a laissé que peu de séquences ; une autre est adressée à un saint, Disibode, évêque, en ces termes d'un très haut et très herméneutique mysticisme :

 O Mons clausae mentis, tu assidue pulcram faciem aperuisti in speculo columbae.
 Tu in absconso latuisti inebriatus odore florum, per cancellos sanctorum emicans Deo.
 O culmen in clavibus coeli...
 Tu magna turris ante altare summi Dei et hujus turris culmen obumbrasti per fumum aromatum...

 (O Montagne d'esprit intérieur, assidûment tu as reflété la beauté de ta face dans le miroir de la colombe.
 Tu t'es caché dans l'ombre, enivré de l'odeur des fleurs, resplendissant pour Dieu seul dans les cellules des saints.
 O cime entre les clefs du ciel...
 O tour dont l'altitude se dresse devant l'autel du suprême Dieu, et la cime de cette tour, tu l'as obombrée de la fumée des aromates...)
 De cette admirable sainte, on ne peut oublier le Liber vitae meritorum, où la description des peines de l'enfer n'est pas comme dans l'Alighieri un prétexte à de personnelles satires. Âme trop détachée de la vie pour admettre la haine, sinon généralisée vers l'abstraction du péché, elle a conçu un enfer d'une grande magnificence de supplices, magnifié encore, en son horreur, par l'étendue de sonorité d'une langue au voisinage de laquelle l'italien n'est que le grincement d'une viole en colère :
 « Et magnum ignem vidi, igneo et fervente plumbeo, sulphure quoque intermixto totum inundantem, ac omne genus vermium igneorum in se habentem... » Les luxurieux sont punis par la respiration de l'immonde venin qu'ils ont accumulé en eux : « Et propter delectationem immunditiae, veneno hoc infectae sunt... » C'est par la fétidité encore que sont éternellement lésés les vaniteux, — comme par la fumée sordide exhalée de leurs âmes marécageuses : « Et ecce paludem longam, Rops les infortunés, doublement infortunés et de les avoir posés, ces portraits, et d'avoir mérité de les poser ! L'absence de toute créature lumineuse au milieu de cette galerie de damnés dit assez que le parti-pris infernal de cette danse macabre est aussi injuste que superbe à force de violence ! C'est beau comme les colères de Dante, qui plonge sans hésitation ses ennemis au plus rouge de son enfer.
 Il va sans dire que cette sarabande épouvantable est le vrai sujet du livre. Quant au roman, le voici : il aurait pu éblouir d'une rare splendeur dans le sombre. Cain, Marchenoir, le désespéré converti au plus mystique catholicisme, recueille dans la plus épaisse lie du plus ignoble égout social la plus formidable des prostituées, une sorte de Gorgone du métier, et il la convertit à son tour. Or il brûle d'un inextinguible amour pour cette femme. Ils vivent l'un auprès de l'autre dans le plus lugubre dénûment, sans pain comme sans espoir d'en gagner, face à face avec un crucifix, entre quatre murs à peine blanchis. La miraculée, car sa conversion est plus surnaturelle que celle de Marie-Madeleine, devine l'amour que lui voue son sauveur, et pour éteindre cet amour elle sacrifie sa beauté, vend ses cheveux, vend ses dents comme la Fantine de Victor Hugo. Elle finit, à bout de souffrance, par une folie déchirante ; le désespéré, lui, crève logiquement de faim et de douleur... Eh bien, nous croyons qu'il y avait mieux à faire dans l'épouvante ! Que dirait M. Bloy de cette proposition : Marie-Madeleine, certaine de damner son sauveur, puisqu'aussi bien le sacrifice des dents et des cheveux n'a fait qu'augmenter l'amour du désespéré, Marie-Madeleine préférant sa propre damnation à celle de son sauveur, et retournant, pour l'amour du désespéré et pour son salut à lui, au vomissement de jadis, à la fange dont elle a été retirée, parce que c'est le seul moyen de l'éteindre, cet amour inouï que Marchenoir lui porte ! Voilà le livre tel que je le comprenais, tel qu'il s'imposait à mon imagination. Tandis que sous sa forme actuelle il me paraît déséquilibré, disloqué, désarticulé… C'est un quartier de sublime tout brut ; c'est une carrière de génie, dont l'auteur a extrait les matériaux d'un chef-d'œuvre ; mais il n'a plus eu ensuite assez de force pour édifier le chef-d'œuvre ! Oh ! de combien de carats le magnifique diamant noir qu'il y avait à ciseler là ! je vois d'Aurevilly s'en emparer et multum sordem ac pessimum foetorem de se emittentem : qui ad inanem gloriam annelaverant foetore laedebantur... » Et sans cesse aux prêtres infâmes d'atroces voix hurlent :

 Quare votum quod novistis
 Turpiter derelequistis ?

 Prototype, sans doute, des cris que se jettent, en se heurtant comme des béliers affolés, les avares et les prodigues, au VIIe chant de l'Enfer de Dante :

 Percotevansi incontro, e poscia pur li
 Si rivolgea ciascun voltando a retro,
 Gridando : Perché tieni, e : Perchè burli ?

 Remy de Gourmont.



(1) Ce qui précède est un résumé de deux chapitres ; ce qui suit est, jusqu'à la fin, textuellement extrait du Latin mystique.


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