Le Livret de l’Imagier (III)

De MercureWiki.
Version du 2 février 2015 à 16:10 par Admin (discuter | contributions)
(diff) ← Version précédente | Voir la version courante (diff) | Version suivante → (diff)
 
L'Imagier, « Le Livret de l’Imagier (III) », Mercure de France, t. V, n° 31, juillet 1892, p. 257-259.


LE LIVRET DE L'IMAGIER
III


 Femme couchée (1). ─ Au loin, un paysage fait des masses d'ombre, forêts et monts; devant, entre des balustrades de basalte et de marbre blanc,une Femme couchée sur de l'herbe fleurie, qu'elle écrase, négligente. Elle est nue, d'apparence, en la chemise de linon collée à sa peau; du nombril au dessous des genoux une draperie rouge abrite les arcanes; les pieds nus se posent l'un sur l'autre; de son bras droit elle se dresse à demi, en faveur de la souplesse de son buste; du gauche elle enlace paresseusement un Amour; deux frères du Favori, à ses pieds, jouent, ceints de feuilles étoilées, avec des fleurs puisées en une corbeille, qui est la corbeille d'abondance des grâces surérogatoires dont le caprice de l'Unique se pare aux heures d'ennui d'être belle sans rivales.
 La Dame sourit, énigmatique et ironique dans le cadre des blonds serpents que déterminent ses cheveux; l'air doucement et sûrement dominateur, l'air bien d'être la Reine — et, d'être là, parce qu'il lui plait de se faire voir, Vénus au repos et Vénus perverse, celle que l'on désire et celle que l'on craint, déité décevante et douloureuse, aussi une sorte de Notre-Dame qui garde de la tromperie des méchants coeurs et méchantes langues:

Venus, princesse gracieuse,
Prosternez, vous prie humblement,
Cette serpent malicieuse
Qui nous meurtrit visiblement (2).


 Elle est encore un peu la Dame des légendes, en les heures du nonchaloir, celle qui se peut distraire à ne rien faire, celle qui attend les hommages et ne les reçoit qu'à son gré:

A vous seigneurie et justice
Ressort à souveraineté...
Mesmes, quant ung amant boutté
Est en amours, vous le sçavez,
Nous doit serment de feaulte;
Car telz droiz nous sont réservez ! (3)

Celle que l'on aime à genoux:

Eulx, à genoulx et clos les yeulx,
Promectent que, jeunes et vieulx,
Nous serviront sans contredire (4).

Celle qui se vante de ses aptitudes à l'amour: }}

Aussi voz cuisses sont petites
A les asséoir et tenir;
Mais les nostres sont pieçà duictes
Pour les aymans entretenir
Que vous ne pourriez soustenir(5).

 Et dans son regard de songe se voit peut-être aussi la terrible douceur qui effrayait les amoureux florentins de la Donna Angelicata:

Se 'l viso mio alla terra s'inchina
E di vedervi non si rassicura,
Io vi dico, madonna,che paura
Lo face, che di me si fa regina.


Perché la beltà vostra pellegrina
Quaggiù tra noi soverchia mia natura,
Tanto che quando vien, se per ventura
Vi miro, tutta mia virtù ruina(6).


 (Si mon visage à la terre s'incline. - Et,vous voyant, ne se rassure, — Je vous le dis, Madame, c'est la peur — Qui a fait cela, la peur devenue ma reine. -C'est pourquoi votre beauté pérégrine, - Ici-bas, parmi nous, gouverne ma nature, — Tant que, quand elle advient, si d'aventure — Je la regarde, toute ma force est en ruine.)
 Mais surtout elle est, et elle est là par la raison que la beauté a droit aux premiers plans, parce qu'elle présente le droit au rêve, le droit pour de blonds cheveux serpentins pour des yeux clairs et noirs, pour une bouche dédaigneusement voluptueuse, pour des seins purs, pour la sérénité des lignes sous le linon et la draperie pourpre, pour des pieds innocents de la chaussure, pour de longs doigts d'oisive amoureuse, — le droit de meurtrir les fleurs et les hommes : femme, Aphrodite et courtisane.

L'imagier.


 (1) Ecole de Botticelli. Au Louvre, galerie des Primitifs italiens. N°1299 du catalogue.
 (2) Le Rousier des Dames, sive le Pelerin d'Amours, nouvellenment composé par Messire Bertrand Desmarins de Masan. (XVe siècle).
 (3) Le Débat de la Demoiselle et de la Bourgeoise, nouvellement imprimé à Paris, très bon et joieulx (XVe siècle).
 (4) Ibid.
 (5) Ibid.
 (6) Cino da Pistoja.

Outils personnels