Le Pèlerin du Silence

De MercureWiki.
 
Remy de Gourmont, « Le Pèlerin du Silence », Mercure de France, t. I, n° 5, mai 1890, p. 154-160.


LE PÈLERIN DU SILENCE

POÈME

À Stéphane Mallarmé


 Le blond troupeau bourdonne autour du fier sultan, du sultan aux cornes d'argent : c'est Tauris, courtisé de plus de collines que l'amour n'amène d'amoureuses, que la peur ne presse de peureuses aux flancs du mâle flamboyant.
 Sur les coupoles, les arbres font de la dentelle : Ali la jaune, Hassein couleur de rouille, Cazem la toute blanche, et des lunes brisées brillent sur tous les dômes.
 Au plus creux de la vasque sableuse, deux rivières joignent leurs eaux confluentes, la verte Spincha, douce et trouble au printemps, non moins qu'un œil de femme, et l'Agi, noir torrent salé.
 Zaël méprisait de s'anonchalir aux bazars (où l'on vend des étoffes brodées de contes de fées), aux cafés (où de tremblantes mains défrisent la chevelure parfumée des adolescents). Quand il avait fait ses dévotions à la Mosquée du Roi du Monde, cet inquiétant coffret tout doublé d'or, tout vêtu d'or, il sortait de la ville, montait vers les Yeux d'Ali, l'hermitage fleuri de rêves, radieux comme les yeux du plus beau des Califes.
 D'autres fois, à l'heure de la moindre chaleur, il rôdait sur la Grand'Place, s'arrêtait devant une danse de loups (Tauris avait les meilleurs loups-danseurs de toute la Perse) ; devant un combat de béliers, se ruant férocement tête contre tête (des paquets de préservatrices amulettes sonnaient à leur cou comme des sonnailles) ; devant la lutte aérienne d'un aigle et d'un épervier : les deux oiseaux fusaient en l'air, et tandis qu'étourdi l'aigle ramigeait en vain, l'épervier, tel qu'une pierre de foudre, se laissait choir sur son ennemi, et tous les deux tombaient avec de grands bruits d'ailes. L'épervier, grisé par les clameurs, reprenait son vol, planant çà et là dans sa joie, mais l'oiseleur, d'un coup de tam-tam, le rappelait vers la cage.
 Un mystérieux escamoteur se montrait périodiquement, et ses magies, qui enchantaient les enfants, déconcertaient les mollahs ; dans une poignée de terre, un noyau de pêche, et voilà que sous l'agitation de son turban déroulé, le pêcher surgissait, poussait du bois, des feuilles, des fleurs, des fruits qui se gonflaient, veloutés et vermeils.
 Voyant cela, Zaël se demandait s'il n'est point des mots qui domptent la nature et si l'esprit de certains prédestinés n'a pas sur les choses une domination pareille à celle du vent sur les sables ; mais, quand il interrogeait Yezid-Hagy, son maître, le maître souriait, et rien de plus.
 Depuis longtemps, précocement sage, il avait délaissé les jeux : le gaujaphé (qui se joue avec des signes peints sur de petites planchettes), les œufs (où l'on choque, au plus fort, des œufs durs et dorés), les échecs (où l'on crie « cheic-chamat », quand le roi va être pris), l'arc (où l'on lâche douze flèches, en disant à la dernière : « Entre au cœur d'Omer ! »)
 Il ne se plaisait qu'aux entretiens de Yezid, ou solitaire.
 Jusqu'en ces derniers temps, on l'avait vu royalement habillé : chemise de soie perse semée d'astres d'argent ; jupe en cloche d'un pers assombri, bombant autour des cuisses ; justaucorps soutaché or sur or et doublé avec la laine des moutons de Bactriane, plus fine et plus soyeuse que des cheveux de blonde ; jambières en drap gris d'acier à talons rouges ; babouches de chagrin pers ; turban blanc sommé d'un diamant.
 Zaël possédait de semblables costumes combinés en jaune orange, en rose rubis, en vert lavande, en vert de mer et en vert aventurine, mais n'en portait aucun : la robe noire lui suffisait pourvu qu'elle fût de drap souple, doucement fourrée, tombante en beaux plis.
 Jadis, c'était un jeune homme de médiocre savoir, dissipateur et fou, pourtant inquiet, tel qu'un avare, de la richesse intellectuelle dont il portait en lui le sombre trésor. Yézid lui enseigna toutes les sciences, dont la première, et celle qui les contient toutes, est : le silence, avec cette formule : regarde en toi-même et tais-toi.
 « Il faut, lui dit son maître, un jour, qu'avant de te vouer à la permanente méditation, avant d'assumer un irrévocable mépris pour le verbe (qui n'atteint jamais le Point central que déformé, dans sa trajectoire, par la répulsive épaisseur des cervelles humaines), il faut que tu voies le monde. Prends un cheval et des serviteurs, gagne Ispahan. C'est le centre de la sottise et de la cupidité universelles, car la ville est peuplée dix fois comme Tauris, et l'ignominie natale, invétérée en toute créature, n'atteint son épanouissement parfait qu'au milieu du grouillement tumultuaire des larges capitales. Va, que la monnaie soit ton seul truchement, et sans proférer aucune syllabe tu seras compris ».
 Zaël se mit en route, ayant fait le vœu du silence.
 Il passa par l'humide Vaspinge, striée de ruisselets, flabellée de peupliers, brodée de la glauque frondaison des saules ; — par l'Agi-Aga, où pâturent, le ventre dans l'herbe, des générations de chevaux noirs, issues du formidable troupeau de cent mille crinières qu'entretenaient là les anciens rois de Médie ; — par des villages blancs ; — par des plaines rouges ; — par une montagne bleue.
 Il passa par Sircham, le caravansérail des Sables, où l'on soupe d'un ragoût de chèvre, pimenté de hiltit noir ; — par le pays d'Arakayem, qui n'est que de chardons bleus et de bruyères roses ; par Zerigan, la fleur des ruines, le village acrobate poussé, comme des giroflées sauvages, d'entre les disjointures des vieux murs écrasés ; — par Sultanie, la ville des roses fanées, des tours penchantes, des mosquées aux dômes crevés, aux pavés que bousculent les folles herbes, les hystériques végétations qui dansent la sarabande dans les temples hantés.
 Il passa par Ebher toute en jardin, nuagère perspective de pêches en fleurs, et dans les cultures : les tulipes barbares, les fragiles anémones, les jasmins grimpeurs et ces lourdes couronnes dont le pourpre impérial penche comme un vieux trône les jonquilles, les narcisses, les muguets, les lys, les œillets jaunes et les œillets couleur de sang, les diaphanes mauves et la rose.
 À Casbin, il but du vin violet qui semblait une effusion d'améthystes.
 À Kom, où, chacun en son clos, reposent les cinq cents fils d'Ali, il acheta une épée qui ployait comme un jonc, s'enivra d'eau fraîchie dans le ventre des oiseaux blancs, fuma du tabac noir mêlé à du chenevis, mangea les tartines de graisse de cabri saupoudrées de graine de pavot, dormit sous un platane, ce qui préserve de la peste, assista à l'auto-da-fé d'un gulbad, cet arbre magique dont les fleurs empoisonnent le vent, visita les Fontaines souterraines de la Mosquée des deux Rois, près de laquelle une enceinte aux grilles sacrées emprisonne d'inviolables roses, nées de la chair de Fathmée. Un prêtre veillait, Zaël souriait : de ses doigts comme distraits des tomans d'or tombèrent sur le sable, et ses yeux fixaient la plus large des roses. Le prêtre apporta la rose à Zaël, et Zaël, sans même la respirer, l'effeuilla d'une chiquenaude, — content : car, pour une simple aumône, l'incorruptible gardien des inviolables roses avait vendu les roses, son vœu, la majesté des tabernacles et la virginité de la fille de Mousa, fils de Gazer.
 Cachan fut la dernière étape. Avant d'entrer dans cette ville redoutée, il avait murmuré en lui-même, selon l'usage : « Scorpions, je suis étranger, ne me touchez pas ». Il fut piqué, guéri par une vieille femme qui lui en offrit une jeune. C'était disait-elle, une assez sauvage gazelle, volée à des vignerons, mais Zaël apprit la vérité : « Ma petite maman, susurra la mignonne, attendait le voyageur résolu à payer le prix de ma réelle beauté, et c'est toi : je suis ton esclave. » Il la fit déflorer par son premier serviteur, Thamas, et, avant de la rendre humiliée aux mains maternelles, voulut qu'elle subît les fougues barbares de son palfrenier Piri, de Cofrou le muletier et du convoyeur Mirzathaer.
 Quelques heures plus tard, ils touchaient à Ispahan.
 Une petite maison meublée, pourvue d'esclaves, lui fut indiquée ; Zaël l'arrêta et chargea Thamas de l'urgente acquisition de quelques femmes, car un homme dépourvu de femmes est taxé de mauvaises mœurs : l'hypocrisie exige un certain décor, à Ispahan, comme à Tauris.
 Elles étaient convenables et toutes trois blondes, mais teintes en brunes, avec des sourcis d'idoles, une mouche noire au coin de l'œil et une violette au menton. Il les habilla magnifiquement, attacha des pierreries au bout de leurs tresses tombantes, voulut les chemises de la plus caressante soie, les manteaux du plus magistral damas, les voiles de la plus rêveuse dentelle : boîtes de senteur flottant à des chaînes d'or, anneaux à tous les doigts et à tous les orteils, colliers de perles, pendants d'oreilles et boucles de narine, paquets d'inutiles bagues, pendulant comme des amulettes entre leurs seins.
 Il leur donna un souper : elles mangèrent des dattes de Jaron conservées en des courges creuses ; des pistaches fricassées au sel ; des pavis, des grenades blanches et des roses, des prunes de Boccara : des abricots à chair rouge dont on grignotte l'amande, le noyau s'ouvrant aisément d'un coup d'ongle ; du raisin bleu cultivé par les Guèbres de Neyesabad et qui se sert sur un lit de violettes.
 Toutes les trois reçurent les faveurs de leur maître : elles le souffrirent avec complaisance, en créatures qui savent que l'homme ne saurait être le dispensateur d'aucun plaisir et que la femme seule connaît les ressorts secrets d'une chair de femme. Zaël, désormais, les laissa s'amuser entre elles et corrompre à leur aise un jeune et divin petit eunuque qu'il leur avait choisi comme joujou.
 Dans un café, au milieu des fumeurs d'asium, des joueurs d'échecs, des dormeurs, un mollah prêchait, ensuite faisait la quête. Tout à coup, se dressant de même qu'un songe, un derviche lançait, d'une puissante voix de hurleur, un aphorisme sur la vanité du monde, retombait dans ses prières. Le poète conteur, qui commençait l'histoire de Mouça chez les Pharaons, fut interrompu par une troupe de danseuses. Elles roulaient des ventres nus, au nombril peint d'une fleur obscène, et, quand les jupes glissaient sur les cuisses, leur sexe épilé faisait songer à de grandes fillettes impubères et lascives. Calmées, quelques-unes et quelques turbans disparurent vers le fond du café ; mais la luxure allait aux jeunes Circassiens qui apportaient les narghilés et les tasses avec de languides allures : à chaque instant le service s'interrompait, toute cette jeunesse étant en proie, dans les salons secrets, à de lucratives émotions.
 Zaël, qui voyageait pour s'instruire, ne résista pas à la curiosité de sa race, mais ces jeunes complaisants joignaient la rapacité de la gueuse à la niaiserie de l'enfance : c'étaient des joies vraiment désolantes, vraiment trop évocatrices du Sahara, où, pérégrins maudits, nos désirs fantômes ne joignent que des spectres. Il eut d'autres désillusions, il les eut toutes, car il acheta tout : il fut cazy, il fut mocaïb, il fut vakanevis, il fut daroga, il fut vizir, il fut chef des Porte-flambeaux « par l'ordre exalté et inexprimable du Très-Haut et Très-Saint Seigneur, vicaire de Dieu ».
 Huit jours après, reprenant son état de philosophe libre et obscur, il écrivait à Yezid
 « La vie ne contient rien. Le silence même est inutile. Relève-moi de mon vœu. Je veux pouvoir dire aux hommes que je les méprise. »
 « À quoi bon ? répondra Yezid. Ils le savent, mais tout leur est indifférent, hormis la jouissance. »
 Il n'envoya aucun messager vers Tauris.
 Le ciel du soir s'alanguissait, là-bas, de fumées amarantes. Zaël traversa les faubourgs : de rouges ziégaris sommeillaient adossés au mur d'un corps de garde, et la pointe bleue de leurs bonnets s'inclinaient, semblait saluer les passants. Partout, rasant le sol, comme un flot, couvrant les toits d'une neige imprévue, dressant en l'air des trombes croulantes d'ailes immaculées, des pigeons blancs : quelques têtes huppées animaient un instant les trous multiples des lourds colombaires.
 Au-delà des Portes du couchant, la nuit éploya ses noires tarlatanes étoilées d'argent pâle : Zaël marchait toujours. Il était bien réellement, à cette heure, le Pèlerin du Silence : aucun grelot ne sonnait dans son crâne, nul verbe ne luisait dans les limbes de sa pensée, et il allait, goûtant la fraîcheur du soir et la douceur des négations définitives.
 Zaël marchait toujours, et la nuit éployait ses noires tarlatanes lamées d'argent lunaire. D'un bois de saules, une chanson monta :

Celle qui tient mon cœur m'a dit languissamment :
« Pourquoi donc es-tu triste et pâle, ô mon charmant ? »
M'a dit languissamment celle qui tient mon cœur.


Celle qui tient mon cœur m'a dit moqueusement 
« Quel miel d'amour a donc englué mon Charmant ? »
M'a dit moqueusement celle qui tient mon cœur.

Moi, j'ai pris un miroir et j'ai dit à la Belle :
« Regarde en ce miroir, regarde ô ma Cruelle ! »
Et j'ai dit à la Belle, en brisant le miroir :

« Comme une perle d'ambre attire un brin de paille,
La langueur de son teint m'appelle, je défaille,
Je suis le brin de paille et toi la perle d'ambre. »

« — Apportez-moi des fleurs fleurantes et des cinnames
Pour ranimer le cœur de mon Roi qui se pâme,
Des cinnames pour son âme et des fleurs pour son cœur ! »


 Zaël entra dans le bois de saules. Penchée vers la fontaine, une jeune fille emplissait des outres et elle était charmante, bras nus, cheveux roulés et son voile envolé.
 Avec de grands yeux calmes, elle regarda l'inconnu : Zaël s'approcha, et, s'agenouillant, toujours muet, leva vers son menton un pli de sa robe.
 « Si tu es le roi, dit la jeune fille, retourne en ton palais, si tu es l'ange visiteur, remonte au ciel, mais si tu es un voyageur, ferme les yeux car je suis dévoilée. »
 L'outre qu'elle plongeait dans la fontaine lui glissa des mains, et ses naïves lèvres se laissèrent couvrir par les lèvres de Zaël. Elle ne parla plus, et, dans l'adorable silence des vallées endormies, Zaël, pour la première fois, buvait un peu d'âme.
 Maintenant , blottie aux flancs de l'Homme, dont elle serrait les genoux de ses bras adorants, la Femme redisait passionnément le chant de la Vierge :

« Apportez-moi des fleurs fleurantes et des cinnames,
Pour ranimer le cœur de mon Roi qui se pâme,
Des cinnames pour son âme et des fleurs pour son cœur ! »


 Zaël songeait à des paroles de son maître :
 « Si tu trouves le Désintéressement et qu'il ait des vêtements d'homme, prosterne-toi le front dans la poussière : S'il a des vêtements de femme, prends cette femme et rentre à la maison. »
 Ayant songé, il tira sa bourse et la vida dans la robe entr'ouverte, mais la jeune fille secoua sa robe et pleura.
 Alors Zaël rompit son vœu :
 « Viens, tu es Celle que je ne cherchais pas. Viens, et dis-moi ton nom.
 « — Mon nom est Amante et je t'aime. »
 Dans l'adorable silence des vallées endormies, Zaël pour la première fois buvait un peu d'âme, et Amante, amoureusement, picorait les pièces d'or et une à une les fourrait dans sa chevelure.
 Ils étaient deux : au plus creux de la vasque sableuse, deux rivières joignaient leurs eaux confluentes, la verte Spincha, douce et trouble au printemps, non moins qu'un œil de femme, et l'Agi, noir torrent salé.
 Ils étaient deux : sur les coupoles les arbres faisaient de la dentelle : Ali la Jaune, Hassein couleur de rouille, Cazem la toute blanche, et des lunes brisées brillaient sur tous les dômes.
 Ils étaient deux : le blond troupeau bourdonnait autour du fier sultan, du sultan aux cornes d'argent : c'était Tauris, courtisé de plus de collines que l'amour n'amène d'amoureuses, que la peur ne presse de peureuses aux flancs du mâle flamboyant.
 « Vous êtes deux, dit Yezid, avec une ironie qui troubla Zaël, vous êtes deux ?...


« regarde en toi-même et tais-toi. »

Remy de Gourmont

Outils personnels