Le Pendu

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G.-Albert Aurier, « Le Pendu », Mercure de France, t. VI, n° 35, octobre 1892, p. 194-196.


LE PENDU
I


Vieux piteux colporteur de rêve et d'harmonie,
Las d'avoir promené l'or nié de ses chants
Et son cœur de cristal par les ronces des champs
Et les rires grossiers des cités d'Ionie,

Exténué, les pieds saignants, les reins rompus,
L'écume du blasphème à sa caduque bouche,
Et ses deux poings crispés en un geste farouche
Tendus vers les palais des chefs gras et repus,

Comme un forçat jetant les débris de sa chaîne,
Ayant précipité son luth longtemps maudit
Dans l'océan de pourpre, Homère se pendit

— Muet ainsi qu'un dieu — au bois noueux d'un chêne !...

II


Le vent a lacéré son corps comme un drapeau;
Les corbeaux, les vautours et les becs et les serres
Ont mangé sa cervelle et fouillé ses viscères,
Et les vers ont rongé les lambeaux de sa peau...

Deux mille ans ont neigé sur le mort solitaire;
Le squelette exilé de l'urne et de l'autel
Se balance toujours au grand chêne immortel,
Trop homme pour l'azur et trop dieu pour la terre !...

Mais, par le bon vouloir de l'archer de Claros,
Cette carcasse est devenue un luth sonore
D'où monte un hymne pur qui menace et s'éplore
Quand la brise se joue au treillis de ses os...

Et de tous les hameaux des royaumes hellènes
Bien des gens sont venus, depuis ce temps ancien,
S'asseoir sous les talons du pendu musicien
Sans daigner écouter ses tristes cantilènes.

Bien des gens sont venus, depuis ce temps ancien,
Des Scythes, des Latins, des Huns et des Hellènes,
Qui, l'oreille bouchée aux belles cantilènes,
N'ont daigné remarquer le pendu musicien !...

III


Le vieux guerrier vaincu que la fuite harasse,
Ayant abandonné son cheval embourbé
Est venu s'y coucher sous le chêne-gibet...
Il a bu dans son casque et quitté sa cuirasse,
Comptant les trous saignants de son poitrail bombé !...

Mais le guerrier mourant ne l'a point entendue
La sublime chanson que chantait le pendu !...

Le Satyre évadé de la forêt prochaine
A surpris la bergère au sein blanc et charnu;
Les jupes ont volé dans un émoi connu,
Et les os accrochés aux rameaux du vieux chêne
Rosirent au joyeux soleil d'un ventre nu...

Mais les deux amoureux ne l'ont point entendue
La sublime chanson que chantait le pendu! ..

Et le marchand gavé de louches réussites,
Et le hideux brigand, ayant d'un poing brutal
Au passant arraché la vie et le métal,
Et la prostituée aux labeurs illicites,
Ont compté leur argent au pied du tronc fatal.

Mais pallaque ou filou ne l'ont point entendue
La sublime chanson que chantait le pendu!

Au pied du tronc fatal, le sorcier obreptice
A tracé le pantalphe éclairant les demains,
Et la reine et le roi, le sceptre dans leurs mains,
Ont édicté le code et rendu la justice
Aux peuples prosternés dans la nuit des chemins.

Mais, sorcier, reine ou roi ne l'ont point entendue
La sublime chanson que chantait le pendu !....

Sous le chêne immortel, des paix et des batailles,
Et des traités conclus par des princes retors,
Ont assemblé souvent des fous et des Nestors,
Et des troupeaux humains hurlant sous les entailles
Des sabres redresseurs de crimes et de torts.

Mais reîtres ou Nestors ne l'ont point entendue
La sublime chanson que chantait le pendu !...

Quand le tyran troqua son bandeau pour un heaume
Et mit en place d'or de l'airain sur son front,
Il fit servir au pied du séculaire tronc
Un grand festin où tous les gens de son royaume
Burent, la tête en fleurs, et s'assirent en rond.

Mais le royaume entier ne l'a point entendue
La sublime chanson que chantait le pendu !...

Et depuis, tour à tour, sous l'arbre solitaire,
Etalant leurs habits de pourpre ou leurs corps nus,
Tous les peuples du monde, en foule, sont venus,
Tous les peuples semés sur l'orbe de la terre,
Pauvres bateaux poussés vers des ports inconnus...

Mais, dans tout l'univers, qui l'a donc entendue
La sublime chanson que chantait le pendu ?...

IV


Ayant glané l'encens de toute cassolette,
Un vent chaud, envolé du ciel oriental,
Fait résonner les os sonores du squelette
Comme des cordes d'or sur un luth de cristal.

Dans l'éther frissonnant, vers le ciel d'améthiste,
Son hymne monte ainsi qu'un parfum d'encensoir;
Il monte et se répand dans l'air, sonore et triste,
Grave et lent comme un fleuve et calme comme un soir!

Il dit les cris haineux des populaces viles,
Le martyre infligé par les ronces des champs,
Les bourreaux menaçants dans le forum des villes,
Le pauvre colporteur de rêves et de chants!

Il dit les écoliers, les femmes en délire,
Et le peuple et les chefs hurlant comme des loups,
Les cailloux lapidant le poète et la lyre,
Et les bâtons sanglants des prophètes jaloux!...

Il dit le désespoir d'ignorer les caresses
Et le cœur virginal où s'épandrait le cœur,
Et l'asile des seins et le parfum des tresses,
Et le ventre où poser son front et sa rancœur !...

Il dit aussi l'espoir des revanches futures,
L'apothéose d'or, les trônes éclatants
Dans les siècles tardifs et les architectures
D'un azur qui peut-être est au déclin des temps,!...

Ayant glané l'encens de toute cassolette,
Un vent chaud, envolé du ciel oriental,
Fait résonner les os sonores du squelette
Comme des cordes d'or sur un luth de cristal!...

V


— Toi que j'ai rencontré, mon frère à l'âme tendre,
Bien des nuits, tout en pleurs, sous le chêne étendu,
Serons-nous donc toujours les deux seuls à l'entendre
La sublime chanson que chantait le pendu?
 Avril 1890.

G.-Albert Aurier.


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