Le Refuge

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Charles Merki, « Le Refuge», Mercure de France, t. I, n° 6, juin 1890, p. 203-207.


LE REFUGE


 Voici, mes frères, voici la Bonne Nouvelle. Le Palais des poètes sera dégotté, qu'Armand Silvestre voulait à Trianon, et l'Académie des Concourt. Nous aurons Port-Royal ! Port-Royal reconstruit dans le bon plaisir des littérateurs. La chose est sûre. Les journaux en préparent de la copie, et nous pouvons, dès maintenant, sonner la fanfare et les cloches ! Le jour de gloire est arrivé !
 On n'étonnerait personne, du reste, en criant au miracle. Mais il faut avertir que l'aventure est en dehors des gouvernements. D'autres tripotages les sollicitent : toutes chicanes cessantes, ils sauraient exhumer quelques lois vexatoires des cartons, de grands discours, des votes ; — nous leur savons gré de leur indifférence. Par les temps acquis, on sait trop la honte des arts protégés. Certaine Ode Triomphale, où chanta l'orgueil officiel, put en graver l'irrécusable expérience. Pourtant ceux qui craindraient des promoteurs parmi les héritiers de la propagande chrétienne s'abuseraient encore. Le jansénisme des Pascal, des Nicole, du grand Arnaud, repose dans la paix et la poussière des théologies. Les modernes, écœurés de la vie, de la malpropreté des politiques, de la goujaterie croissante des milieux, jalousent seulement, parfois, la tranquillité des anciens monastères, la solitude relative d'un asile d'élection. Il leur plairait, vers leur déclin, de voir s'ouvrir une maison docte, à l'abri des explorateurs et des cuistres, des glorioles et des bienfaisances, assez théâtrale pour flatter leur haine du terre-à-terre sans imposer les pratiques d'une dévotion, faisant abstraction des sectes et gardant le respect de l'ouvrier après l'œuvre. Ceux-là, même, sont rares, d'entre nous, qui n'ont pas songé, dans les désastres, à quelque retraite passagère, où l'esprit en repos et la chair contente on attendrait à loisir de se remettre en route. Nous l'avons érigée au caprice des imaginations et des faciles mensonges ; nous avons habité sous ses vastes portiques, et nous l'avons peuplée de nos flottantes chimères. La Chartreuse est loin maintenant pour la foi déchue, et les moûtiers servent de casernes. Eh bien ! nous aurons le nouveau Port-Royal dans ces idées de trêve et de sommet atteint ! Il n'y aura nulle formalité rebutante d'admission ou de sortie. Par l'isolement de la sottise extérieure on en pourra prendre à son aise — enfin — avec le Livre. Et la pieuse sollicitude de l'organisation irait jusqu'à entretenir — disent les officieux — un éditeur artiste à l'agrément de la communauté...


***


 L'affaire, ainsi formulée, parût aller de soi. Dans le présent, elle mûrit au giron de quelques sages et garde la vague auréole des merveilleux projets. On a tout au plus consulté ces Messieurs les architectes, qui lavent des plans et se frottent les paumes. Demain, pense-t-on, il n'y aura que l'embarras de choisir.
 Les réalisations, malheureusement, ne sont pas si propices, et cette simple tentative pourrait déjà refroidir les bienveillances. Il se lève si peu d'idées dans ces évocations d'oracles qu'il faudra peut-être batailler contre la corporation entière ; et pour le bien de la cause, il eut été préférable de mâcher un peu la besogne.
 C'est que la bâtisse contemporaine — mon Dieu, qu'il est pénible de le dire ! — n'approche point de l'idéal. Nous n'avons pas à nous bercer de subterfuges, nos pâtisseries ordinaires seront l'amusement des siècles promis. Il y a des exceptions, je le sais. L'Opéra, par exemple, est une belle pièce montée ; on y voit des portiques en nougat, des sucreries diverses : le caramel de la coupole dut nécessiter un copieux chaudron. Ailleurs, le Trocadéro échafaude une rotonde et deux tours en biscuits — suivant d'autres, un pâté entre des chandelles. Nous possédons enfin l'Hôtel de Ville, pour rappeler ces monuments de saindoux que dressent les vitrines des charcutiers. Rien n'y manque, ni les moulages en suif des niches, ni les bonshommes en plomb du faîte. De certains jours, pour parfaire la ressemblance, on ajoute même les petits drapeaux et les cordons tricolores. Mais la postérité n'en aura guère plus de respect. On imagine des reconstitutions de ces choses quand on sortira Paris de son tas de décombres, et les apologistes des civilisations actuelles inspirent une douce miséricorde. Pour le moins, le besoin ne s'impose aucunement d'ajouter de nouvelles galettes au si respectable lot des constructions admirées du poussier. Demander du neuf serait pire ; et, puisqu'on daigne consulter les littérateurs dans leur culte du Passé, la préférence ne saurait être douteuse. Les frontons et les colonnades grecques, les temples romains, ont été profanés par la Bourse et les Instituts. La vieille Égypte, l'Espagne maure des librettistes, réclament un ciel dont nous ne pouvons plus disposer. À l'époque où nous sommes, il pleut trop, tous les météorologistes vous le diront. Il faut mettre à part le style chinois, l'hindou, le cambodgien, le Mexique et le Pérou, les oignons russes, les huttes cafres et samoyèdes, qui n'ont point voix au chapitre ; et nous restons devant la splendeur décorative du moyen-âge occidental. C'est bien le rêve d'un Port-Royal de la Décadence, vaguement mystique, monastère et castel, et qui ferait tressaillir de joie les effigies des bons romantiques.
 Pendant ce, les prix de Rome, renvoyés à leurs fins dernières, fabriqueraient des cartons-peints pour expositions, des écoles, des mairies ou des étables, et tout le monde serait satisfait.


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 Le refuge s'élèverait donc au sommet des collines, assez près de la ville pour qu'elle ne soit pas absente, mais par-delà son agitation factice. Il dominerait Paris et pourrait conter les aspects multiples de ses toitures, ses monuments sous des jeux de lumière et la coulée du fleuve, tout comme dans les livres de M. Zola. De larges allées d'arbres centenaires, transportés par la science des ultimes forêts nationales, monteraient aux pentes, en des retours habiles, afin de préparer des sentiments sylvestres ; et des tapis de feuilles tombées enseveliraient la terre dans l'or de leurs manteaux pour le simulacre d'un éternel octobre. Bientôt on approcherait de hautes murailles crénelées, noircies des âges, lépreuses de mousses, flanquées de tourelles en poivrières et protégeant des perspectives de donjons et de flèches. Après un triple fossé, des ponts-levis et des herses féodales, les porches béants accéderaient à des cloîtres dentelés d'ogives, encadrant des parterres d'azalées et de roses, tandis que s'éploirait, victorieuse en ses floraisons de pierre, la Sainte-Chapelle des liturgies symboliques, au faste d'un cérémonial illusoire. D'un versant opposé dévaleraient les terrasses italiennes des Renaissances, vers des jardins et des parcs, avec tout un appareil de royales funérailles pour la mort coutumière du Soleil. La nuit venue, on verrait s'incendier les galeries, flamboyer les verrières des fenêtres et des rosaces ; une lueur de brasier planerait sur le Refuge, parmi des chants religieux, la plainte des orgues, des musiques profanes ; et, dès lors, le brave abonné du Constitutionnel — persistante allégorie de la candeur optimiste — qu'on laisserait pénétrer dans l'immeuble et vaguer par les salles, pourrait bien croire que sa simple cervelle tourne au jaune d'œuf battu.
 Certes, il viendra vers la maison docte des littérateurs laborieux, en mal d'écrire ; ils profiteront de bibliothèques « conséquentes », de cellules isolées, aux murs capables de les défendre contre tout vacarme ; ils auront, s'il leur convient, la robe monastique et les ciseaux d'or de Balzac, un coin pour la sœur conjugale et les parlottes d'amis. D'autres aimeront à rêver par les chemins d'ombre ; il leur faudra de petites sources limpides et de petits rochers ; ils rentreront avec des notes et gribouilleront juvénilement leur plaquette. Aux crépuscules fabuleux d'automne, on rencontrera sous les chênes quelques bons vieux poètes toussoteux et podagres, flanqués de disciples ; et c'est autant de débris que l'hôpital n'aura pas. Mais il faut aussi compter avec des gaillards que cette chienne d'existence fait vomir par sa platitude, qui voudront leur fantaisie, quittes à en claquer dans la huitaine. Ils ne se résigneront pas à la hideur de l'habit noir : j'en sais qui bedonnent et souhaitent malgré cela des costumes mi-partis, des pourpoints et des toques, des machines de brocart et de soie. Dans ce décorum miraculeux et de styles successifs, on aura vite ressuscité l'orgie romaine, et peut-être davantage. An sortir du chapitre où l'on aura pu crier grâce et ses péchés devant Madame la Vierge et Monseigneur Jésus, on s'assoira volontiers à table, entre de belles femmes nues. Sous les torches des valets, tels qui ne leur mettront pas les bottes sur la figure, vers la desserte, leur débarbouilleront probablement le derrière dans des calices ; et l'on doit penser d'autres horreurs. La bête humaine, galopante et lâchée, la bride sur le col, par les inventions fiévreuses, a des droits imprescriptibles. Si l'on a perdu le goût des murènes nourries d'esclaves, le festin de Trimalcion est dans toutes les mémoires. Et comme nous ne suivons plus, hélas, la tradition des jeunes Antinoüs, notre moindre châtiment serait l'alternative de quelques tableaux grotesques. — On peut ajouter que la Police et les Mœurs, bégueules et illettrées, s'aviseront de soupçonner un carnaval défendu, un matin ou l'autre, et feront clore la boutique. C'est encore une pierre d'achoppement.
 Ah ! mes frères, mes frères ! Je vous le dis, en vérité, voici qui pourrait bien dégotter ce Palais des poètes, qu'Armand Silvestre voulait à Trianon, et l'académie des Goncourt. Nous aurons Port-Royal ! Port-Royal reconstruit dans le bon plaisir des littérateurs. Mais comment mettre en pratique tant d'irréfrénées et folles visions de nos songeries désheurées? Chacun aura son projet, et la définitive joie n'est pas de ce monde. Il y aura aussi des empêcheurs pour agiter le fantôme de Pascal, maudissant et scandalisé. Ensuite, après le cloître et les ripailles, de certains demanderaient qu'on leur apportât un voyage aux Grandes Indes, voire une tranche de la lune et toutes les planètes! Et puisque nous possédons ces choses dans nos intellections — et combien d'autres ! — aussi nettes et aussi vivaces que dans leur réalisation éphémère, ne ferions-nous pas plus sagement de les y laisser ?

Charles Merki.

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