Le Salon des Champs-Élysées (PEINTURE)

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Louis Denise « Le Salon des Champs-Élysées (PEINTURE) », Mercure de France, t. I, n° 6, juin 1890, p. 216-218.


LE SALON DES CHAMPS-ÉLYSÉES


PEINTURE


 Certes, en cet an de grâce 1890, le cas de conscience est douloureux pour un jeune homme qui se pique d'une certaine honnêteté d'esprit de se croire tenu à « faire un Salon ». Non pas que les vertigineuses superficies de toiles peintes soient couvertes cette année de plus spéciales horreurs, ce qui nous serait encore une surprise. Non pas que l'absence des maîtres respectés : Puvis de Chavannes, Gustave Moreau, C. Pissaro, le départ pour un autre local où l'abstention systématique de Besnard, Raffaelli, Degas, nous paralysent autrement le larynx ou la main. Mais nous pensons que la « critique d'art » est bien oiseuse en vérité qui ne porte pas sur un ensemble d'œuvres dont il s'agit de dégager la philosophie, et borne son ambition à décrire – si péniblement d'ailleurs et si faussement – l'arrangement d'un tableau ou les attitudes d'un marbre.
 Quelle philosophie donc tirer de ce hasardeux amas de toiles sans parenté entre elles et pourtant toutes semblables, comme les hybrides chiens errants de Paris ? Sinon celle-ci : que des baisses formidables ont dû se produire sur l'huile, le blanc de céruse et les simili-laques pour en faire le prix abordable à tant de bourses.
 Si j'en crois en outre la voix publique – celle des électeurs-peuple-souverains – il en appert cette autre constatation, déjà faite, hélas ! en plusieurs cas aussi typiques, que le Talent aujourd'hui court les rues. De très nombreux et invariables « Comme c'est bien fait ! » prouvent à chaque pas à l'impartial péripatéticien du palais dit de l'Industrie que la plus touchante harmonie règne entre les plus officiels enlumineurs et les candides bourgeois qui consacrent quelque loisir à l'encouragement des Beaux-Arts. Ah ! oui, comme c'est bien fait ! Messieurs, et comme, en sa désarmante simplicité, cet éloge est bien celui-là même qui convient à vos mérites !
 Peut-être pourrait-on néanmoins, d'après quelques envois peu nombreux apparus çà et là, indiquer une certaine tendance des jeunes peintres à assagir les hardiesses des intransigeants de l'impressionnisme ? – À la vérité, ceci n'est que d'un intérêt secondaire, l'art étant sans doute et toujours un EXCÈS. — C'est ainsi qu'un tel corrige Pissaro en lui infiltrant une goutte de Bastien-Lepage, et que tel autre laisse hésiter l'esprit entre un souvenir de Degas et de Raffaelli.
 Déjà n'a-t-on pas vu, à l'exposition déplorable des Indépendants, M. Van Rysselberghe mêler avec bonheur le tachisme de la jeune école à un dessin quasi académique ? Or, plusieurs essais de cette nature se produisent pour le rafraîchissement de la vue au Salon des Champs-Élysées. Il me suffit de citer les plein-air de Maurice Cliot, dont les couleurs, un peu conventionnelles certes, produisent par leur juxtaposition une très belle harmonie de lumière vibrante, — un paysage de Vytsman où le procédé de la tache à peine déguisé triomphe en éteignant un consciencieux Appian trop voisin, et le portrait de Mme Henri Daguerre par Boggio. Il convient de dire aussi que j'ai pris quelque plaisir devant le « En visite » de M. Belleroche, qui a placé dans la pénombre d'un salon discret deux jolies silhouettes de femme de Guthrie en sa tonalité étouffée de vieille tapisserie.
 J'aime beaucoup « l'Attente » de M. William Lee, de même que le pastel qu'il expose plus loin. Ce n'est peut-être pas là de ces choses dont on dit : « C'est très fort », mais c'est très fin en restant très simple, et la grâce délicieusement un peu surannée de ses modèles est d'un charme bien pénétrant.
 Dans un intérieur de cabane sûrement et largement traité, M. Wentzel éclaire de lumières hardies et très justes une pauvre famille de pêcheurs qui prend son repas. Par la fenêtre et par la porte se montrent des coins de paysage bien à leur plan. Je me rappelle aussi des pêcheurs bretons jouant aux cartes, de M. Hall, je crois, qui par bonheur n'ont rien de commun avec ceux de M. Haquette.
 Dans un tout petit cadre, M. Chaillery a fait tenir des « Devoirs en famille » à la lumière de la lampe, d'une grande intensité.
 Les journaux illustrés se sont déjà emparés des bébés de M. Peel, qui tout nus se chauffent devant la cheminée. C'est une très agréable peinture, les reflets du feu sur les chairs sont très justes ; mais malgré soi l'on pense à la femme accroupie de Besnard, qui se chauffe de la même façon.
 Dans la peinture, M. Desvallières a un portrait de M. de Chênevières fils qui ne me plait guère. En revanche, dans les pastels, ses trois petites études de vieilles femmes et d'enfant sont tout bonnement délicieuses.
 Aux « Bouchers de Chelma », par Bompard, je préfère les « Femmes arabes battant du blé », de M. Lunois, mais, et malgré la couleur très spéciale du fond de paysage, Guillaumet est évoqué. Ceci ne serait certes pas un mince éloge si M. Lunois ne s'était pas montré ailleurs parfaitement personnel.
 Puvis de Chavannes n'étant plus là et Pissaro n'y ayant jamais été, nous demanderons un paysage à M. Harpignies et nous en trouverons deux d'un égal mérite. Autour de lui une énorme quantité d'arbres, de montagnes, de ruisseaux, de moutons, de bestiaux : mais le plus habile des verduriers est certaienment M. Yon. C'est étonnant ce que cet homme-là est habile !
 (Ici, il me faut ouvrir une parenthèse, regrettant de m'être laissé aller à quelque mauvaise humeur à l'inspection sommaire de tant d'atones polychromies. Je me sens capable d'en parcourir le double pour la rencontre d'un Whistler, et le Salon des Champs-Élysées en comporte deux. Dans la transparence bleue d'une nuit de lune, la mer bleue où se découpent des silhouettes de navires à l'ancre. Leurs feux oranges et argent rient sur l'eau ; une fusée tombe éparse dans le ciel. Du premier plan la jetée de pierre, glacée de reflets lumineux, lance dans le vide son audacieuse perspective. C'est intitulé « Nocturne en bleu et argent ». Un autre « Nocturne en noir et or » est égaré loin de là en une assez mauvaise place. Les poussières d'or d'un lointain feu d'artifice flottent parmi les ombres profondes d'un parc. — Et ne voilà-t-il pas réhabilité le Salon de MM. Bouguereau et Lefèvre ?)
 Devant le portrait de Carnot, par Bonnat, une bourgeoise dit devant moi à son mari : « Comme c'est bien fait, hein ! C'est absolument la photographie que nous avons vue l'autre jour sous les arcades de la rue de Rivoli, n'est-ce pas ? » — Je trouve non loin de là un « Sculpteur dans son atelier », par M. Bitte, un peu froid, sans doute, mais supérieur à un autre sculpteur de M. Weerts qui est en face. Les « Pensées douloureuses » montrent une fois de plus le prodigieux métier de M. Valadon. Je vous recommande le portrait de M. Th. Cahen, par Mme Beaury-Saurel : c'est un fort beau morceau, qui fait honneur au talent vigoureux et aristocratique du peintre.
 Il est temps de s'apercevoir que je n'ai rien dit des grandes machines à sensation. Le « En batterie », de Detaille, et la « Course de chars », de M. Checa, sont certainement de fort bonnes choses, mais, avec leurs arrière-plans négligés ou trop lointains et leur principal motif sortant du cadre, ils courent le risque d'être rangés par des esprits sévères dans la catégorie : Art de panorama-trompe-l'œil.
 Il y a aussi des Lefebvre, des Maignan, des J.-P. Laurens, des Bouguereau dont le café au lait s'anémie de plus en plus... Les engelures m'en viennent aux doigts et c'est à peine si j'ai la force de vous avertir qu'il existe dans la grande salle d'entrée un immense plafond de Munkacsy.
 Dont il m'est urgent d'aller me laver l'œil.


Louis Denise



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