Le Salut par les Juifs

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Leon Bloy, « Le Salut par les Juifs », Mercure de France, t. VI, n° 34, octobre 1892, p. 100-111.


LE SALUT PAR LES JUIFS (l)
(Fragments)

Quod scripsi, scripsi.

Pilate.

l'argent
IX


 Patience ! Écoutez ceci, vous les pauvres gens pour qui Jésus a voulu souffrir.
 Si quelque fanatique de ma prose pouvait un jour être suscité, le malheureux dénicherait peut-être, avec le secours du ciel, les lignes suivantes, aussi parfaitement ignorées, j'imagine, que la page citée plus haut:
 « On a fort écrit sur l'argent. Les politiques, les économistes, les moralistes, les psychologues et les mystagogues s'y sont épuisés. Mais je ne remarque pas qu'aucun d'eux ait jamais exprimé la sensation de mystère que dégage ce mot étonnant.
 « L'exégèse biblique a relevé cette particularité notable que, dans les Livres sacrés, le mot Argent est synonyme et figuratif de la vivante Parole de Dieu (2). D'où découle cette conséquence que les Juifs dépositaires anciens de cette Parole, qu'ils ont fini par crucifier quand elle est devenue la Chair de l'Homme, en ont retenu, postérieurement à leur déchéance, le simulacre, pour accomplir leur destin et ne pas errer sans vocation sur la terre.
 « C'est donc en vertu d'un décret divin qu'ils posséderaient, n'importe comment, la plus large part des biens de ce monde. Grande joie pour eux ! mais qu'en font-ils ? » (3)
 Ce qu'ils font de l'argent, je vais vous le dire, ils le crucifient.
 Je demande pardon pour cette expression assez généralement inusitée, je crois, mais qui n'est pas plus extravagante, si on y regarde bien, que cette autre : « Manger de l'argent », dont la monstruosité réelle, divulguée, ferait expirer d'effroi les innombrables humains qui l'utilisent.
 J'ai dit exactement ce que je voulais dire. Ils le crucifient, parce que c'est la manière juive d'exterminer ce qui est divin.
 Les symboles et les paraboles du Saint Livre sont pour toujours, l'Eglise, infaillible, n'ayant pas plus raturé les figures qu'elle n'a congédié les prophéties. C'est l'éternité seulement qui a leur mesure, et les Juifs ayant égorgé le Verbe fait chair, après l'avoir très jalousement gardé, aussi longtemps qu'il n'éclatait pas à leurs yeux charnels, épousèrent à leur insu l'effroyable pénitence d'être fixés à jamais dans leur sacrilège et de continuer avec rage sur l'indestructible Symbole ce qu'ils avaient accompli sur la chair passible du vrai Dieu.
 Crucifier l'argent ? Mais quoi ! c'est l'exalter sur la potence ainsi qu'un voleur ; c'est le dresser, le mettre en haut, l’isoler du Pauvre dont il est précisément la substance !...
 Le Verbe, la Chair, l'Argent, le Pauvre... Idées analogues, mots consubstantiels qui désignent en commun Notre Seigneur Jésus-Christ dans le langage que l'Esprit Saint a parlé.
 Car, sitôt qu'on touche à l'une ou l'autre de ces effrayantes Images, qui sont si nombreuses, elles accourent toutes à la fois et mugissent de tous les côtés comme des torrents qui se hâteraient en bondissant vers un groupe unique et central.
 C'est moi ! crie chacune d'elles.
 — C'est moi, l'Argent, qui suis le Verbe de Dieu, le Sauveur du monde ! C'est moi qui suis la Voie, la Vérité, la Vie, le Père du siècle futur !...
 — C'est moi, le Verbe, qui suis l'Argent, la Résurrection, le Dieu fort, le très bon Vin, le Pain vivant, la Pierre angulaire !...
 — C'est moi, la Chair, la chair débile, qui suis pourtant la voie des Anges, la Pureté des Vierges, l'Agneau des agonisants et le bon Pasteur des morts !...
 — Et c'est moi toujours, moi le Pauvre, le Père des pauvres, qui suis le Trésor des fidèles, trésor de vermine et d'abjection, en même temps que le Roi des Patriarches et la Force des Martyrs ! C'est bien moi qui suis l'Esclave, le Conspué, l'Humilié, le Lépreux, le Mendiant horrible dont tous les Prophètes ont parlé... et le Créateur des voies lactées et des nébuleuses, par-dessus le marché !
 Mais qui donc pourrait avoir des pensées dignes de tels objets ?
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XX

 Les désolations et les terreurs de l'Évangile étaient ambiantes à tel point pour ces bonnes gens d'autrefois, que leur aversion à l'égard des Juifs empruntait à la nature même de leur sensibilité quelque chose de prophétique.
 Non seulement les Juifs avaient crucifié Jésus ; que dis-je ? non seulement ils le crucifiaient actuellement devant eux, mais encore ils refusaient de le faire descendre de sa Croix en croyant en lui.
 Car tous les mots du Texte sont vivants.
 Pour ces âmes profondes et amoureuses, il ne pouvait être question de rhétorique ou de vaine littérature, quand il s'agissait de la Parole de Dieu.
 Les faiseurs de livres, qui ont tout dilapidé, dormaient encore dans les limbes des maternités futures, et l'horreur eût été grande, si quelqu'un s'était avisé de supposer que l'Esprit Saint avait pu raconter une anecdote ou relater un incident accessoire, élagable sans inconvénient.
 On ne trouvait pas, dans le Livre, une syllabe qui ne se rapportât, en même temps, au passé et à l'avenir, au Créateur et aux créatures, à l'abîme d'en haut et d'en bas, — enveloppant tous les mondes à la fois d'un unique éclair, comme le tournoyant esprit de l'Ecclésiaste qui « passe en considérant les univers in circuitu, et qui revient en ses propres cercles ».
 Ce fut d'ailleurs, à toute époque, l'infaillible pensée de l'Eglise qui retranche d'elle, ainsi qu'un membre pourri, quiconque touche à cette Arche sainte remplie de tonnerres : la Révélation par les Ecritures, — éternellement actuelle au sens historique et universelle, absolument, au sens des symboles.
 En d'autres termes, la Parole divine est infinie, absolue, irrévocable de toute manière, itérative surtout, prodigieusement, car Dieu ne peut parler que de Lui-même.
 Ces âmes simples étaient donc « raisonnablement » persuadées que la Raillerie juive, consignée par les deux premiers évangélistes, n'est rien moins qu'une échéance prophétique de l'histoire de Dieu racontée par Dieu, et leur instinct les avertissait que le « Règne terrestre » du Crucifié et la fin glorieuse de son permanent Supplice dépendaient, en quelque inexprimable façon, de la bonne volonté de ces infidèles.

XXI

 Or, leur volonté, précisément, était infernale. Ces maudits se savaient puissants et leur détestable joie consistait à retarder indéfiniment ce Règne glorieux attendu par les captifs, en éternisant la Victime.
 Le Salut de tous les peuples était, par leur malice, diaboliquement suspendu, — au sens figuré comme au sens propre, — et celui des Apôtres qui avait été pharisien et qui comprenait sans doute ces choses mieux que personne, s'était vu forcé d'avouer qu'on n'était sauvé qu'« en espérance », rien qu'en espérance, et qu il fallait encore attendre la Rédemption, en exhalant, avec le dolent Esprit du Seigneur, des « gémissements inénarrables ». (4)
 Le refus de ces canailles immobilisait effroyablement, par minutes et par secondes, les plus rapides épisodes et toutes les péripéties de la Passion.
 Le fétide Judas baisait toujours son Maître au Jardin, et le déplorable fils de la Colombe, Simon-Pierre, ne s'arrêtait plus de le renier en « se chauffant » au Vestibule.
 Crachats, Soufflets, Meurtrissures pleuvaient sans interruption ni merci, en même temps que le vacarme des Injures et le fracas surnaturel des Cinq mille Coups de lanières plombées, mentionnés par la tradition, retentissaient plus horriblement que jamais, grossis et multipliés par tous les échos de la Douleur de la terre, comme le carillon des ouragans.
 Sous le haut portique d'une colossale demeure d'où semblaient sortir les ténèbres, le morose Pilate se lavait les mains depuis mille ans et songeait sans doute à se les laver mille ans encore, pour savoir s'il n'obtiendrait pas de quelque océan ce qu'il avait inutilement espéré de tous les fleuves.
 Et devant ce juge oblique, l'impardonnable Couronne, l'authentique « Buisson de feu » qui coiffait le Fils de la Vierge, enfonçait toujours ses pointes atroces dans le Chef divin du Supplicié que le travail des flagellateurs avait fait brûlant comme un tison.
 L'énorme cri des tueurs de Dieu grondait plus fort que le rugissement obstiné d'une cataracte, aggravé par la voie plaintive des agneaux destinés à l'immolation pascale, qu'on entendait à chaque instant du côté de la Piscine probatique...
 Et cette Croix de démence, le clouement et le déclouement du Christ, ses langueurs inexprimables et les Sept Paroles qu'il prononça, la Station de la Mère et cette Mort d'entre les morts qui épouvanta le soleil pendant trois heures ; tous les détails enfin de cette ribote scandaleuse de tortures dont le seul pressentiment consume les extatiques, étaient impitoyablement distincts et discernables, fixés à jamais dans le temps et dans l'espace, ankylosés par un infrangible vouloir.
 « Descendat nunc de cruce... Qu'il descende maintenant de sa croix et nous croirons en lui. Destructeur du temple de Dieu, sauve-toi toi-même. » Il n'y avait pas à sortir de cet ultimat. Rien ne finissait parce que rien ne pouvait finir et que les choses finissantes renaissaient aussitôt partout.
 On saignait avec Jésus, on était criblé de ses plaies, on agonisait de sa soif, on était souffleté à tour de bras, en même temps que Sa Majesté sacrée, par toute la racaille de Jérusalem, et les enfants même qui n'étaient pas nés tressaillaient d'horreur dans le ventre de leurs mères, quand on entendait le Marteau du Vendredi Saint.
 Les laboureurs sanglotants allumaient alors de pauvres flambeaux dans les sillons de la terre, pour que cette nourrice des malheureux ne fût pas infécondée par l'inondation des ténèbres qui s'épandaient du haut du Calvaire, ainsi qu'un interminable panache noir, au moment du Dernier Soupir.
 C'était, en ce jour, le grand Interdit de la compassion et du tremblement. Les oiseaux migrateurs et les fauves habitants des bois s'étonnaient de voir les hommes si tristes, et les animaux sans colère suaient d'angoisse au fond des étables en entendant pleurer leurs pasteurs.
 Les chrétiens à l'image d'un Dieu Très Haut descendu si bas, se reprochaient avec amertume de l'avoir fait à leur ressemblance et craignaient de regarder le plafond des cieux...
 Depuis les Matines du Jeudi absolu jusqu'à l'immense alléluia de la Résurrection, le monde était livide et silencieux, artères liées, forces percluses, « chef languide et cœur dolent ». Arbitraire absolu de la Pénitence. Une seule porte lugubre environnée de pâles monstres accusateurs était entr'ouverte pour aller à Dieu. Les vitraux éclatants s'éteignaient. Les bonnes cloches ne tintaient plus. C'était à peine si on avait l'audace de naître et on n'osait presque plus mourir.
 Vainement on s'efforçait de consoler la Vierge aux Epées dont les yeux brûlés de larmes ressemblaient à deux soleils morts. Cette Face maternelle, qui paraissait exiler tout réconfort, était devenue un volcan d'effroi et jetait par terre les multitudes...
 « Qu'il descende ! hurlaient toujours les chacals de la Synagogue. — Pourquoi donc, ô Israël ? Est-ce pour le dévorer, ce nouveau Joseph engendré dans ta vieillesse, à qui tu as fait une si belle robe de pourpre (5)  et que voici dans les bras en croix de cette Rachel immobile qu'on ne peut pas consoler ?
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XXV

 Je n'ai certes pas lieu de supposer que les chrétiens du Moyen Age possédaient, en général, de si transcendantes aperceptions sur Dieu et sur Sa Parole. Mais n'ayant pas vu le dix-septième siècle ni la Compagnie de Jésus, ils étaient simples, et lorsqu'ils ne croyaient pas d'une âme amoureuse, ils croyaient tout de même d'un cœur tremblant, comme il est écrit des démons (6) , — et c'était assez pour qu'ils devinassent au moins quelque chose, pour que leurs craintes ou leurs espoirs allassent plus loin que les horizons de cheptel entrevus par les somnolents bestiaux de la piété contemporaine.
 « Ce n'est pas pour rire que je t'ai aimée », entendit un jour la visionnaire sublime de Foligno. Ce naïf mot raconte l'histoire de plusieurs centaines de millions de cœurs.
 La religion n'était pas risible alors et la Vie divine aperçue partout était, pour ces simples gens, la chose du monde la plus sérieuse, la plus péremptoire.
 Il est parlé dans l'Evangile d'un certain Simon de Cyrène que les Juifs contraignirent à porter la croix avec Jésus qui succombait sous le fardeau. La tradition nous apprend que c'était un homme pauvre et pitoyable qui voulut, aussitôt après, devenir chrétien pour avoir le droit de pleurer sur lui-même en se souvenant de la Victime dont il avait eu la gloire de partager l'ignominie.
 Ne vous semble-t-il pas, comme à moi, qu'un tel adjoint du Rédempteur mortifié est une évidente préfiguration de ce Moyen Age plein de potences et de basiliques (7) , plein de ténèbres et d'épées sanglantes, plein de sanglots et de prières, qui, durant l'espace de mille années, mit sur ses
épaules tout ce qu'il put de l'immense Croix, — cheminant ainsi dans les vallons noirs et sur les collines douloureuses, élevant ses fils pour la même angoisse, et ne se couchant sous la terre que lorsqu'ils avaient assez grandi pour substituer aisément leur compatissance à la sienne ?
 Prodigieuse, inlassable résignation !

Point de pain quelquefois, et jamais de repos ;
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier et la corvée
Lui font d'un malheureux la peinture achevée.
Il appelle la Mort. Elle Vient sans tarder,
Lui demande ce qu'il faut faire.
— C'est, dit-il, afin de m'aider
A recharger ce bois ; tu ne tarderas guère.

 Ah ! La Fontaine s'est trompé. Ce n'était pas un fagot que les bûcherons priaient la Mort de les aider à remettre sur leurs épaules.
 C'était le Bois du Salut du monde, l'« Espérance unique » du genre humain que les Juifs les forçaient impitoyablement à porter.
 Ils ne disaient jamais non, bien qu'ils fussent exterminés de fatigues, enveloppés dans un perpétuel brouillard de misères, et si, parfois, ils se ruaient contre les perfides, c'était, comme je l'ai dit, parce que ceux-ci refusaient de mettre fin aux langueurs du Christ ; — sentiment d'une tendresse ineffable que personne jamais ne comprendra plus !
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XXVIII

 Je sais trop combien doit paraître absurde, monstrueux et blasphématoire de supposer un antagonisme quelconque au sein même de la Trinité ; mais il n'est pas possible de pressentir autrement l'inexprimable destinée des Juifs, et quand on parle amoureusement de Dieu, tous les mots humains ressemblent à des lions devenus aveugles et qui chercheraient une source dans le désert.
 Il s'agit bien vraiment d'une rivalité pouvant être conçue par des hommes !
 Tous les viols imaginables de ce qu'on est convenu d'appeler la Raison peuvent être acceptés d'un Dieu qui souffre, et quand on songe à ce qu'il faut croire pour être seulement un misérable chien de chrétien, ce n'est pas un très grand effort de conjecturer par surcroit « une sorte d'impuissance divine provisoirement concertée entre la Miséricorde et la Justice en vue de quelque ineffable récupération de Substance dilapidée par l'Amour » (8) .
 Puisqu'on nous enseigne, dès le commencement de la vie, que nous fûmes créés à la ressemblance de Dieu, est-il donc si difficile de présumer bonnement, comme autrefois, qu'il doit y avoir, dans l'Essence impénétrable, quelque chose de correspondant à nous, sans péché, et que le synoptique désolant des troubles humains n'est qu'un reflet ténébreux des inexprimables conflagrations de la Lumière ?
 S'il existe au monde un fait notoire vérifié par l'expérience la plus rectiligne, c'est l'impossibilité d'assortir et d'atteler efficacement l'Amour avec la Sagesse. Les deux incompatibles chevaux de ton char funèbre s'entre-dévorent depuis toujours, ô identique Humanité !... Que celui qui peut comprendre, comprenne ; mais, assurément, c'est là que se cache le Secret de Dieu.
 Et voici maintenant que, du fond des hypogées de la mémoire, me revient un apologue sublime d'Ernest Hello sur la Gloire et la Justice, — réduplicatives appellations de ces deux antagonistes éternels.
 Cette parabole étonnante, qui ne fut peut-être jamais écrite et que l'auteur, vraisemblablement, n'eût pas osé publier, je la livre de bon cœur, telle à peu près qu'il me la conta lui-même, quelques années avant de mourir.
 Le Juge vient à son heure que nul ne connaît. A son approche, les morts ressuscitent, les montagnes tremblent, les océans se dessèchent, les fleuves s'envolent, les métaux entrent en fusion, les plantes et les animaux disparaissent ; les étoiles accourues du fond des cieux montent les unes sur les autres pour assister à la Séparation des bons d'avec les méchants. L'épouvante humaine est au-delà de ce qui peut être pensé.
 « — J'ai eu faim et vous ne M'avez pas donné à manger ; J'ai eu soif et vous ne M'avez pas donné à boire ; J'étais étranger et vous ne M'avez pas accueilli ; J étais nu et vous ne M'avez pas vêtu ; J'étais malade et captif et vous ne M'avez pas visité... » (9)
 C'est tout Je Jugement, — effroyablement infaillible, effroyablement sans appel.
 Enfin, un homme se présente, un être horrible, noir de blasphème et d'iniquités.
 C'est le seul qui n'ait pas eu peur.
 C'est celui-là et non pas un autre qui fut maudit des malédictions du ciel, maudit des malédictions de la terre, maudit des malédictions de l'abîme d'en bas. C'est pour lui que la malédiction descendit jusqu'au centre du globe pour y allumer la colère qui devait dormir jusqu au Jour des grandes Assises.
 C'est lui qui fut maudit par les cris du Pauvre, plus terribles que les rugissements des volcans, et les corbeaux des torrents ont affirmé aux cailloux roulés dans le lit des fleuves qu'il était vraiment maudit par tous les souffles qui passaient sur les champs en fleurs.
 Il fut maudit par l'écume blanche des vagues exaltées dans la tempête, par la sérénité du ciel bleu, par la Douceur et la Splendeur, et maudit enfin par la fumée qui sort des chaumières à l'heure du repas des très humbles gens.
 Et comme tout cela n était rien encore, il fut maudit dans son infâme cœur, maudit par CELUI qui a besoin, éternellement besoin, et que jamais il ne secourut.
 Il se nomme peut-être Judas, mais les Séraphins qui sont les plus grands des Anges ne pourraient pas prononcer son nom.
 Il a l'air de marcher dans une colonne de bronze.
 Rien ne le sauverait. Ni les supplications de Marie, ni les bras en croix de tous les Martyrs, ni les ailes éployées des Chérubins ou des Trônes... Il est donc damné, et de quelle damnation !
 J'en appelle ! dit-il.
 Il en appelle!... A ce mot inouï les astres s'éteignent, les monts descendent sous les mers, la Face même du Juge s'obscurcit. Les univers sont éclairés par la seule Croix de Feu.
 — A qui donc en appelles-tu de Mon Jugement ? demande à ce réprouvé Notre Seigneur Jésus-Christ.
 C'est alors que dans le silence infini de la Création, le Maudit profère cette réponse :
 J'en appelle de ta JUSTICE a ta GLOIRE !
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 Léon Bloy.



 (1) Nous offrons à nos lecteurs quelques chapitres de ce nouveau livre de Léon Bloy, dont l'auteur a bien voulu nous communiquer les bonnes feuilles et qui paraît cette semaine à la librairie Adrien Demay, 21, rue de Châteaudun (i vol. in-8°). Nous ne citons point la conclusion assez inattendue de l'ouvrage, et qu'on lira — avec stupéfaction.

N. D. L. R.

 (2) PS. II, 7

 (3) Christophe Colomb devant les Taureaux, p. 108.
 (4) S. Paul aux Romains, chap. 8.
 (5) Genèse, chap. 37, v. 3.
 (6) St Jacques, chap. 2, v. 19.
 (7) Paul Verlaine.
 (8) Le Désespéré, page 51.
 (9) S. Matthieu, chap. 25.



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