Le Secret de M. Renan (avec une lettre de Léon Bloy)

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Ernest Hello, « Le Secret de M. Renan (avec une lettre de Léon Bloy) », Mercure de France, t. VI, n° 35, novembre 1892, p. 260-266.


LE SECRET DE M. RENAN (1)

 II y a dans l'homme déchu deux tendances, dont l'une s'appelle superstition et l'autre incrédulité. En général, la superstition s'attache aux faits pris en eux-mêmes, indépendamment de la vérité ; l'incrédulité s'attache aux conceptions abstraites, indépendamment de la réalité. La superstition s'attache aux faits, sans leur demander de signifier quelque chose; l'incrédulité s'attache aux rêves de son esprit, sans leur demander aucune réalisation. L'une se contente d'un corps sans âme, l'autre d'une âme sans corps. Ces deux illusions se ressemblent beaucoup plus qu'elles n'en ont l'air, elles se touchent comme le premier et le dernier degré du cercle.
 L'erreur aime à se déguiser. Il est rare qu'elle donne sa formule. Elle se retranche habituellement derrière des remparts de phrases. Elle se promène, elle circule, elle fuit, elle échappe. Elle vise à être une ombre, et, craignant qu'on ne la saisisse, évite de prendre corps et surtout de dire son nom. La superstition ne dit pas: Je ne m'attache qu'à l'acte extérieur et je me moque de la vérité intime.  
 L'incrédulité ne dit pas ordinairement: Je m'attache a mes conceptions, sans m'inquiéter de savoir si elles sont vraies ou non.
 Elles font ainsi, mais ne parlent pas ainsi ordinairement. Quand par extraordinaire elles disent leur nom et livrent leur secret, c'est un fait très grave. Ce fait semble annoncer qu'elles sont mûres pour une catastrophe.
 Or, ce fait vient de se produire. Dans la Revue des Deux-Mondes, 15 octobre 1863, M. Renan vient de donner la formule de sa Philosophie avec une précision directement contraire à ses habitudes et avec une netteté qui ressemble à de la complaisance. On dirait que, lassé d'être réfuté par les autres, il se met sur les rangs de ses contradicteurs et se réfute enfin lui-même. Voici ce qu'il écrit:
 « Ne nions pas qu'il n'y ait des sciences de l'Eternel, mais mettons-les bien nettement hors de toute réalité. »
 Ce mot, bien nettement, est rare sous la plume de M. Renan. Il l'emploie dans cette Parole, parce que cette Parole est solennelle. Cette Parole résume l'Allemagne et l'Inde. Cette Parole est terrible. Cette Parole n'est pas un des accidents de l'Incrédulité; elle serait son essence si l'Incrédulité avait une essence.
 Voici une science qui n'a pas d'objet ou qui a un objet dépourvu de réalité, et cette science est la science de l'Eternel.
 L'esprit humain est si grand qu'il lui faut une science de l'Eternel; il est si misérable qu'il consent à mettre cette science hors de la réalité. Il est si grand et si misérable qu'il fait ces deux choses à la fois. Cet aveu est un événement intellectuel, et par une circonstance intéressante il se trouve dans la bouche la moins habituée à faire des aveux et à donner des formules.
 Voici a quelle occasion M. Renan vient de trahir son secret.
 Il écrit de Dinan, à M. Berthelot:
 « Ici, au bord de la mer, revenant à mes plus anciennes idées, je me suis pris à regretter d'avoir préféré les sciences historiques à celles de la nature, surtout à la physiologie comparée. Autrefois, au séminaire d'Issy, ces études me passionnèrent au plus haut degré. A Saint-Sulpice, j'en fus détourné par la philologie et l'histoire. Mais chaque fois que je cause avec vous, avec Claude Bernard, je regrette de n'avoir qu'une vie, et je me demande si, en m'attachant à la science historique de l'humanité, j'ai pris la meilleure part. »
 M. Renan quitte un instant la période historique, et revenant à ses plus anciennes idées il interroge la nature avant l'homme sur les destinées de la planète: Terre. Par là, il nous permet d'entrevoir quelle eût été la direction de ses études s'il eût préféré les sciences de la nature aux sciences historiques.
 « Ne pensez-vous pas, dit-il, que si la morphologie zoologique était étudiée avec plus de philosophie, avec l'œil pénétrant d'un Geoffroy Saint-Hilaire, d'un Gœthe , d'un Cuvier; ne pensez-vous pas, dis-je, qu'elle livrerait le secret de la formation lente de l'humanité, de ce phénomène étrange en vertu duquel une espèce animale prit sur les autres une supériorité décisive ? »
 Donc, si M. Renan, au lieu de choisir les sciences historiques, eût choisi les sciences de la nature, s'il eût pris ce qu'il semble appeler la meilleure part; alors, au lieu d'écrire la vie de Jésus, comme il l'a fait, il eût cherché le secret de ce phénomène étrange en vertu duquel une espèce animale prit sur les autres une supériorité décisive. Hélas ! ce n'eût pas été là la meilleure part, ni même une meilleure part, car c'eût été la même part: il eût fait la même œuvre, dans une autre occasion.
 Ce phénomène, par lequel une espèce animale prit sur les autres une supériorité définitive, est en effet bien étrange! Et cependant je ne veux pas rire, car il s'agit de la destinée des âmes; et d'ailleurs, l'article de M. Renan atteste, de sa part, une souffrance intérieure. Que cette souffrance soit connue ou inconnue de lui-même, elle existe, je l'affirme.
 Mais voici quelque chose de bien singulier. Cette croyance à un phénomène étrange, qui serait la construction lente de l'humanité et la supériorité ainsi acquise par une espèce animale sur les autres, cette hypothèse qui échappe par sa nature à la discussion et qui indigne la conscience de l'homme, cette hypothèse contre laquelle se lève notre âme, comme un cri, cette hypothèse ne ressemble-t-elle pas à une sorte de superstition scientifique, offrant avec la superstition religieuse de graves analogies? M. Renan aurait-il voulu réunir dans son article les deux contradictions dont je signalais tout à l'heure la ressemblance mystérieuse? Voudrait-il à la fois formuler une incrédulité religieuse et une superstition scientifique? Il vient d'affirmer un idéal qu'il déclare dépourvu de toute réalité. Maintenant, il propose à la science un fait, qui, s'il était réel, serait une réalité dépourvue d'idéal.
 Ce qu'il y a de triste et d'un peu plaisant, c'est que pour aboutir a cette hypothèse M. Renan débute par une nomenclature détaillée des sciences qu'il voudrait connaître.
 « La philologie et la mythologie comparées nous font ainsi remonter, dit-il, bien au-delà des textes historiques et presque aux origines de la conscience humaine. Dans l'ordre chronologique des sciences, ces deux études prennent rang entre l'histoire et la géologie. Cette dernière, en effet, est loin d'être étrangère à l'histoire de l'homme.
 « .....Au-delà de l'horizon que nous montraient la mythologie et la philologie comparées, lequel s'arrête à la formation des grandes races, il y aura l'horizon de la paléontologie, de la zoologie et de l'anthropologie comparées. Peut-être même une certaine archéologie trouvera-t-elle ici des applications. »
 Ici intervient la morphologie zoologique, sur laquelle M. Renan place son espérance: c'est elle qui doit nous raconter la formation lente de l'humanité et nous livrer le secret du phénomène étrange en vertu auquel nous avons pris, sur les autres animaux, une supériorité décisive.
 En effet, ce secret est si caché que ce ne serait pas trop, pour le découvrir, de réunir en un bloc la mythologie, la philologie, la paléontologie, la zoologie, l'anthropologie, l'archéologie, la morphologie, et de les interroger à la fois.
 Car la supériorité que nous avons prise sur les autres espèces animales est, remarquez-le bien, une supériorité décisive. Ce dernier mot jette l'esprit dans des hypothèses singulières et dans des perplexités douloureuses. La morphologie, par exemple, pour ne parler que d'elle, ne serait-elle pas dramatique si elle nous racontait une époque où l'homme avait, sur les autres animaux, une supériorité réelle, mais non pas encore décisive? Ne liriez-vous pas avec un intérêt anxieux l'histoire de ces alternatives singulières où l'animal qui prendra le nom d'homme asservirait pour un moment le chien et le cheval, et subirait ensuite à son tour leur joug, jusqu'a ce qu'il eût acquis sur eux une supériorité décisive ? Lecteur de ces combats terribles, ne trembleriez-vous pas quand la morphologie vous raconterait, dans son langage, les événements qui vous ont fait homme, et les batailles dont l'issue décida que ce serait le cheval qui vous traînerait et non pas vous qui traîneriez le cheval? Si par malheur, dans ces moments redoutables, les choses avaient autrement tourné, si quelqu'autre espèce animale avait pris sur la nôtre une supériorité décisive, c'en était fait, au moins pour nous, de la philologie, de la mythologie, de la géologie, de la paléontologie, de la zoologie, de l'archéologie, et surtout de la morphologie.
 Je n'insiste pas davantage. J'ose à peine rire; le récit de Moïse est là, avec sa simplicité et sa profondeur ; les enfants l'apprennent sans étonnement: les hommes et les anges plongent leurs regards dans ses abîmes. Le récit de Moïse est là, et devant lui les papillons noirs s'envolent comme les rêves d'un malade au lever du soleil.
 Toute erreur est fondée sur une vérité dont on abuse. M. Renan cherche à découvrir le développement de la vie sur la terre. Or Moïse, lui, raconte l'action de la main créatrice. La terre a vu les animaux avant de voir l'homme; elle a vu l'homme avant de s'épanouir, le septième jour, dans la hauteur sublime, avant d'assister au repos de Dieu.
 La tentative que fait M. Renan pour regarder la création avant l'homme et sans Moïse le conduit au bord de l'éternité, et là, en face de l'abîme, il fait cette déclaration que j'ai citée d'abord, à cause de son importance : « Ne nions pas qu'il n'y ait des sciences de l'éternel; mais mettons-les bien nettement hors de toute réalité. »
 Cette parole, qui ne semble pas, au premier coup d'œil, se rapporter directement à la morphologie dont je viens de parler, se rapporte à elle très directement, sinon par une connaissance logique, au moins par une relation spirituelle, par un de ces accords discordants qui sont, dans le domaine du faux, ce qu'est l'harmonie mystérieuse dans le domaine du vrai.
 La morphologie qui considère l'homme comme devant au phénomène étrange d'une formation lente sa supériorité décisive sur les autres races animales, cette morphologie oublie, dans l'étude des faits, l'idée ordonnatrice qui les dirige. Elle oublie les types, la loi des êtres. Elle confond les différentes provinces de la création, n'apercevant pas le trait de feu qui les sépare.
 La métaphysique qui accompagne cette morphologie lui ressemble en ce sens qu'elle essaie d'accomplir la même séparation : seulement elle agit du côté de l'idéal. Elle prend l'éternel, veut qu'il ait sa science à lui, mais refuse à l'objet de cette science la réalité, comme tout à l'heure la morphologie vient de refuser aux réalités la loi vraie de leur création. La morphologie de l'auteur vient de chasser le vrai du réel; sa métaphysique chasse le réel du vrai.
 Ainsi s'en vont vers deux abîmes, aux deux extrémités de l'horizon, sans espoir de se rencontrer, les deux objets de la science, le monde visible et le monde invisible.
 L'erreur fractionne toutes choses. Elle contient toujours des fragments de vérité, mais ces fragments sont des lambeaux ; tantôt elle étudie les faits et elle a raison, mais elle oublie les idées, et la science des faits, ayant perdu son arome, se corrompt; tantôt elle étudie les idées et elle a raison, mais elle oublie leur réalité, et la science des idées, ayant perdu sa substance, s'évanouit.
 Telle est l'unité de l'article que j'ai sous les yeux. Cette unité est latente; mais il peut être utile de l'apercevoir. L'unité est si nécessaire à tout que, pour examiner plusieurs erreurs comme pour examiner plusieurs vérités, il faut saisir le point par lequel elles se tiennent. A la hauteur où nous devons nous placer dans l'oubli absolu de toute question personnelle, les noms des hommes sont pour nous ce que sont les signes en algèbre. Notre but est de saisir les caractères de la lumière, les caractères de l'obscurité, et de nous orienter dans la question du vrai, afin de reconnaître les quatre points cardinaux, même quand nous jetons les yeux sur la carte de l'erreur.
 L'erreur, disais je, fractionne toutes choses, et nous laisse le soin de coordonner les débris. La vérité est immense. Elle embrasse tout et s'étend au-delà des grandeurs qu'elle contient. Saint Paul ne voulait savoir que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié, mais par là il savait toutes choses ; là où est le corps s'assembleront les aigles. Saint Paul montre la croix aux nations comme le centre où leurs désirs épars se réuniront et s'assouviront. Les juifs s'attachent aux faits; ils veulent des miracles : qu'ils viennent et qu'ils regardent ! Les Grecs s'attachent aux idées et demandent la sagesse: qu'ils viennent et qu'ils regardent! La croix est assez grande pour embrasser toutes choses : la source qui coule est assez profonde pour étancher les soifs de tout genre. Les mots virtus et sapientia couvrent et découvrent à la fois des profondeurs que nul regard n'a sondées. Or, la sagesse cachée de Dieu, c'est Jésus-Christ, et la vertu de Dieu manifestée, c'est encore Jésus-Christ.
 « Judaei signa petunt; graeci sapientiam quaerunt. Nos Christum praedicamus crucifixum, Judaeis quidem scandalum, gentibus autem stultitiam, ipsis autem judaeis vocatis atque graecis, Christum Dei virtutem et Dei sapientiam. »
 La grandeur fausse se complaît en elle-même; elle dédaigne, elle repousse, elle est froide et guindée. La grandeur vraie a les bras ouverts, et quelquefois son immensité disparaît, aux yeux du vulgaire, sous sa simplicité.
 La grandeur fausse est raide, comme si elle craignait de perdre quelque chose de sa taille.
 L'autre n'a pas besoin de précautions; elle se penche vers nous parce qu'elle est la grandeur.
 N'oublions pas la parole de M. Renan : elle est le secret de l'erreur actuelle, qui veut bien affirmer, à condition de mettre ce qu'elle affirme en dehors de la réalité.
 Or, l'idéal sans réalité est une débauche d'imagination.

Ernest Hello



 (1)

« 8 Octobre 1892.

 « Mon cher Vallette,
 « Je vous avais promis le. commencement de mon Exégèse des Lieux communs, et je suis très affligé oe ne pouvoir aujourd'hui tenir ma parole, car je suis un homme exact, et très fier de cette vertu que mes seuls amis connaissent.
 « Vous n'aurez donc pas de ma copie, cette fois, mais, par grand bonheur, j'ai beaucoup mieux à vous offrir.
 « Voici un ancien article, assez court, d'Ernest Hello, le grand Méconnu, sur le Dieu des lâches qu'on vient d'enterrer, avec équité, comme une vieille vache pourrie.
 « Cet article, publié par la Revue du Monde Catholique, le 10 novembre 1863, me parait une chose forte et certainement curieuse à reproduire au lendemain des oraisons funèbres de ce Judas... Macchabée.
 « II ne fut reproduit, je crois, dans aucun des livres du pauvre grand homme — livres profondément ignorés, d'ailleurs, — et je crois être sûr que le Mercure de France ne sera pas éternellement déshonoré par cette insertion.
 « Veuillez agréer, etc.

« Léon Bloy. »

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