Le Sonnet

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Jules Renard, « Le Sonnet », Mercure de France, t. IV, n° 26, février 1892, p. 108-109.


LE SONNET



 — « N'oublions pas, mesdames et messieurs, que nous avons parmi nous un poète, un vrai poète, celui-là ! »
 Ainsi parle la maîtresse de maison comme elle dirait autre chose.
 Le poète, ses yeux un moment seuls contre les yeux de tous, faiblit, baisse la tête et ronronne:
 — « Je ne sais rien, non, là, franchement. Oh! si je savais ! »
 Il se défend encore, qu'on l'oublie. En effet, des artistes, des artistes dignes de ce nom, attendaient et se précipitent. Déjà c'est un pianiste qu'on applaudit. Le poète imprudent a cédé son tour. Il rouvre les paupières : il a l'air d'une personne effrayée sans cause qui s'aperçoit soudain de son erreur. Il méprise le pianiste dont il envie le succès, et la gloire lui paraît une femme appétissante quoique vulgaire.
 — « Je me déciderai, pense-t-il, quand on me priera de nouveau. »
 La maîtresse de maison se rapproche.
 — « Alors, vous nous refusez votre concours? »
 Au moyen d'une phrase adroite il sauvegarde son orgueil.
 — « Soit, madame, mais vous verrez que ça ne portera pas. »
 — « Sommes-nous des imbéciles ? » semblent dire les invités; et, profitant de l'hésitation, un chanteur aussitôt élève une voix dramatique.
 Et toujours le poète au supplice laisse passer son numéro.
 Cependant la soirée se termine, très réussie. La maîtresse de maison reconduit dans l'antichambre, jusqu'au palier même, des gens qui ne se sont jamais tant amusés.
 — « Vous seul n'avez pas donné, dit-elle au poëte. C'est mal de faire des façons entre intimes. Houe! le vilain ! »
 Et les invités, bravant sans risque le danger, approuvent en chœur:
 — « Houe ! Houe ! le vilain ! »
 — « Vous êtes trop aimables », dit le poëte qui multiplie les salutations empressées.
 — « J'espère que nous serons plus heureux une autre fois », dit madame.
 — « Certainement », répond le poëte.
 Puis, avec la brusquerie des folles résolutions:
 — « Tenez, pardonnez-moi. La mémoire qui m'a manqué tout à l'heure me revient: voilà un sonnet. »
 — « Ah! c'est gentil, dit la maîtresse de maison. Hep! silence, là-bas! attendez! chut un peu ! »
 Et tandis que hâtivement, comme on force l'ami pressé de partir à manger un morceau sur le pouce, le poëte récite ses vers, de beaux vers, ma foi, les invités, saisis, n'achèvent pas le geste commencé. Des pardessus font bourrelet aux épaules. Un bras hésite à l'entrée d'une manche. Deux mains qui allaient s'étreindre, retombent. Une canne reste en l'air. On interrompt la lecture des initiales de chapeaux. Cette dame a le doigt pris dans un talon de caoutchouc. Celle-ci ne montre plus qu'une moitié de gorge et s'assied. Les jeunes filles disent: « Maman, écoute ! » Un monsieur, penché sur la cage de l'escalier, offre une cigarette au bec de gaz et la lui tient haute. Enfin cet autre, trois marches descendues, s'arrête, un pied levé, prête l'oreille et, poli, se découvre !

Jules Renard.



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