Le Théâtre d’Art

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Jules Renard, « Le Théâtre d'Art », Mercure de France, t. II, n° 13, janvier 1891, p. 49-52



LE THÉÂTRE D'ART

Le Théâtre d'Art, ancien Théâtre Mixte, nous a donné, salle Duprez, son spectacle de novembre, en cinq pièces.
 Le Débat du Cœur et de l'Estomac, farce nouvelle fort bonne et fort joyeuse, par Alexis Martin, à quatre personnages : c'est assavoir, etc.
 Nous n'avons rien à ajouter au sous-titre, M. Alexis Martin ayant promis qu'il ne recommencerait plus, faute de temps. Toutefois rééditons le joli trait que lui a coquettement décoché M. Francisque Sarcey : « L'auteur a pris le vers de huit syllabes, en usage chez nos vieux conteurs de fabliaux, et il l'a relevé par la richesse de la rime et le soin curieux de la forme. C'est un pastiche ingénieux et qui revèle une main très habile. »
 Ah le méchant !
 Pourquoi les acteurs se sont-ils refusés à dire : « parbleu »? toute la couleur locale est là. L'homme ne change que de jurons. Soignez votre texte, mes enfants, et prenez garde à la peinture. — Dites-moi, monsieur, ils mangent de la soupe, est-ce de la vraie? —• Oui, mon ami, de la vraie, je l'ai vue. C'est le directeur qui l'a apportée dans son chapeau.
 La Voix du sang, un acte en prose, par Mme Rachilde.
 Mais c'en est! En voilà, du théâtre neuf, peu de décor, pas de ficelle. Aucun a-parte. Jamais de fausse sortie. C'est, pour parler le langage de fruitier qui est maintenant à la mode, une tranche de vie amère.
 Dans un petit salon bourgeois clos et chaud, deux bourgeois digèrent des bécassines et causent. Il ne disent pas leur nom, c'est bien inutile, ni leur âge qu'ils ont oublié. Ils sont le mari et la femme. Ils échangent avec placidité, avec des temps, avec mesure, leurs idées rares sur la littérature, les cuisinières, sur le progrès, et sur l'avenir d'un fils unique. Ils ont ce qu'il faut d'esprit et de cœur dans un intérieur confortable. Soudain, ils dressent l'oreille à cause du trop de bruit qu'on fait en assassinant dans la rue.
 Le Mari : Quelques sales voyous.
 La Femme : Comme on entend bien !
 Ils ont le don de cruauté infus, et, le sang muet, disent doucement des choses féroces.
 La Femme : J'enverrai la bonne aux racontars.
 Le Mari : Nous lirons ça demain. Allons nous coucher.
 Ils iraient : la porte s'ouvre. Leur fils, qu'ils croyaient rentré, tombe à leurs pieds mortellement frappé. Rideau.
 C'est fini. Il n'y a pas de second acte. Sans attendre la « suite », que chacun tire la conclusion qui lui convient.
 Voici quelle pourrait être celle du directeur du Théâtre d'Art :
« Je tâtonne et cherche, le nez en l'air, d'où souffle et même d'où siffle le vent. Ce doit être de ce côté. J'y vais ».
 Dans la petite salle, les lettrés se cambraient glorieusement, comme si la pièce eût été d'eux, et le public, en attendant la suite avec plaisir, souriait finement. Il comprenait, lui aussi, pourquoi pas ?
« Une pièce de Mme Rachilde ! disait-il, avant, aurons nous de la musique, au moins? — De quoi? — Oui, pour couvrir décemment les paroles? » — « Mais enfin, où est la moralité dela chose? — Vous ne la voyez pas? là, un peu à droite, dans le cœur du concierge, derrière sa montre à répétition. » — « Il me semble que ces gens parlent comme vous et moi. — Comme vous, oui, mais comme moi, permettez, j'ai fait mes classes! » — « Oh! ce fichu! si elle garde ce fichu, la pièce le sera. » — « Qu'est-ce qu'il y a sur la cheminée : une pendule, une tirelire ou un petit banc sous un mouchoir à carreaux? » — « Où est le sang? Quand on tue quelqu'un, ça fait du sang? — Monsieur, tout le monde n'a pas des chemises de rechange. » — « Je trouve que l'assassin crie trop fort. — C'est vrai,un homme qu'on assassine n'a qu'à se taire. » — « Voilà M. Sarcey. Oh! ces jeunes! tous les mêmes! Ils s'enrouent à insulter ce brave homme, et, dès qu'il paraît, il se précipitent tous pour le porter sur leur dos (tonneaux, chand'd'tonneaux) jusqu'à sa place. » — « Qu'est-ce qu'il dit de la pièce de Madame Rachilde? — Il dit: Ah! moi je veux bien! — Hein! quel bon sens! » — « Pourquoi donc cette actrice est-elle si grande? — Pour décrocher le lustre en cas d'incendie. » — « Tiens, on distribue des coupe-papier. Une idée de Mme Lynx; c'est gentil et cela vous remet. J'en bourre mes poches, moi. Dis donc, petit Carillon, donne m'en encore dix. » — « Monsieur, vous qui avez l'air d'être quelque chose dans l'administration, est-ce que les cartes d'invitation numérotées sont celles qui ne comptent pas? Voici mon numéro. Où est ma place? — Monsieur, je le regrette, on s'est assis dessus.

 Morized, mystère en deux tableaux, par M.  Jules MéryMusique de scène de M. Ludovic Ratz.

 Que manque-t-il donc à cette pièce qui semble avoir tout pour elle ? En effet, elle possède des Bretons, un chêne germé d'un gland, une fleur sans parfum comme sans vertu inutile, l'écuyer Lannik, un glas, un fossoyeur, un baiser qui est un coup de couteau, un spectre qui parle en vers ou en prose, au choix, et de la musique de scène. Ne lui manquerait-il que de l'originalité ?
 Elle est bien écrite, en un style d'une élégance latine, un style de gens qui mettent des odeurs sur leurs mouchoirs, et les épithètes et les noms y sont dans un état constant d'indivision.
 Des baisers éternels flottent dans l'air tiédi... leurs parfums plus doux encensent les cieux calmes.
 Avec un peu plus de rime, ce serait insupportable.
 Elle est en outre, cette pièce, fort eurythmique, comme dirait mon ami Vallette. Les personnages se mettent tous en colère ensemble et paraissent sans cesse obéir à une sorte de commandement. Un, deux, trois, les voilà partis :
 Owen : Tu en aimes un autre. — Morized : J'en aime un autre. — Owen : Et il t'aime. — Morized : Il m'aime... — Owen : Morized ! — Morized : Laissez-moi. — Owen : Je t'aime. — Morized : Laissez-moi. .
 Owen : Tu es belle. — Morized : Laissez-moi. — Owen : Tu es mienne. — Morized : Laissez-moi . .  Owen : Tu n'iras pas. — Morized : J'irai. — Owen : Tu n'iras pas. — Morized : J'irai........
 Owen : C'est moi qui t'aurai. — Morized : Jamais. — Owen « : C'est moi qui t'aurai..........
 D'ailleurs ces remarques sont enfantines. Morized appartient à un genre de pièces qui plaisent ou déplaisent, on ne sait pourquoi, et vous mettent en bonne ou mauvaise humeur sans qu'on puisse dire autre chose que : j'aime ou je n'aime pas ça. Le public de la répétion générale lui a fait un accueil froid, celui du lendemain s'est montré très satisfait. M. J. Méry aurait grand tort d'avoir quelque considération pour le premier.
 — « Monsieur, qu'est-ce que cette horloge ? — C'est un spectre. » — « Et ce paquet de limaces blanches? —C'est un fossoyeur qui s'est renversé du cierge sur le ventre. » — « Que dit M. Sarcey ? — Il dit : en somme, le temps passe. — Quel sang-froid ! » — « Quelle est, à côté de lui, cette ouvreuse déguisée en homme et dont la langue siffle, tricuspidale comme celle de Neptune ? — Serait-ce Willy ? » — « Ne te semble-t-il pas que ces chœurs chantent faux? — Oh toi, tu demanderais à un chien d'aboyer juste. »

 Les Gueux, Sur la lisière d'un bois, pièces tirées du Théâtre en liberté de Victor Hugo.

 Oh ! un faune ! — un faune pour de bon. C'est M. Raynaud qui l'a prêté. Il en élève en plaquettes: « Le Signe. Les Chairs profanes, les Cornes du faune; envoi franco contre des timbres-quittance » — « Pourquoi parle-t-il si longtemps, celui-ci? — Dame, l'autre ne veut rien dire. » — « Mais ils sont très bien, ces vers-là; qu'est-ce que les journaux ont donc à écrire du mal de ce pauvre monsieur George : il a presque autant de talent que son grand-père. » —
 « Le directeur devrait bien changer son souffleur. — Mais c'est le souffleur qui dirige. »
 II convient, pour terminer, d'offrir aux acteurs, aux actrices (voir le programme), « à toute la troupe », un fort bouquet de louanges. Mais ce qu'il faut surtout vanter, c'est la bonne grâce avec laquelle ils acceptent modestement de petits rôles, dans des pièces non encore jouées d'auteurs qui ne sont pas trop célèbres.

Jules Renard.

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