Le Théâtre de la douleur et de l’amour

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Pierre Quillard, « Le Théâtre de la douleur et de l’amour », Mercure de France, t. V, n° 31, juillet 1892, p. 238-245.


LE THÉATRE DE LA DOULEUR
ET DE L'AMOUR
Marionnettes Sacrées


...... saeroque dat oscula ligno

Transfixosque pedes clavis et pectus apertum

Sacraque profuso fletu rigat ora, suisque

Objicit hanc vitiis mortem, nec obire vicissim

Abnegat, ante novo malesanam crimine mentem

Quam sceleret tantosque Dei frustretur amores

(Jacobi Vanierii e sotietate Jesu sacerdotis, Praedium rusticum. Libro VIII°)


 Grâce à quelques Grandmougin et à d'autres Jean Béraud, se prétendant poètes peintres, qui avilirent la légendé divine jusqu'à la rendre, pour les bourgeois les moins suspects d'intelligence, presque aussi intéressante qu'un vaudeville ou un tableau de genre, Notre Seigneur Jésus-Christ fait momentanément, dans la presse et dans le monde, une assez bonne figure. Le hasard m'a mis entre les mains et la beauté du titre m'a invité à lire un curieux livre : Theatrum doloris et amoris, écrit au début du siècle dernier par un Jésuite Bavarois, le Père François Lang, qui a arrangé, lui aussi, pour le théâtre le récit de la Passion.. Cette œuvre singulière pourrait bien être le dernier drame liturgique, en pleine époque classique, et la première tragédie religieuse où l'on ait, avant le Petit Théâtre de la Galerie Vivienne, remplacé les acteurs par de simples marionnettes. Voici plus exactement comme elle se présente au public:
 Theatrum Doloris et Amoris sive consideratione mysteriorum Christi patientis, et Mariae matris dolorosae subcruce condolentis filio piis affectibus conceptae, et in oratorio almae sodalitatis majoris B. V. Mariae ab angelo salutatae Monachij per verui jejunij Sabbathinos dies sub vesperum D D. sodalibus pie meditantibus ad lampades expositae. Nunc ad plurium utilitatem in lucem publicam datac a P. Francisco Lang Soc. Jesu, ejusdem sodalitatis p.t.praeside,cum Privilegio Sac. Caesar. Majest. et facultate Superiorum Venales prostant apud Joannem Hibler Bibliopolam Monacensem. Monachij. Typis Matliae Riedl, anno 1717. in-4° IV + 152 pages (1).
 Quelle fut la vie du P. François Lang, on ne le sait pas trop; celle d'un Jésuite, comme il y en eut beaucoup, qui n'a pas laissé dans l'histoire de sa Compagnie de souvenirs très éclatants. Il avait été reçu en 1671; il mourut le 5 octobre 1572, après avoir été de 1692 à 1761 directeur de la congrégation latine (2). C'est entre ces deux dates qu'il composa son Theatrum doloris et amoris, pour l'édification des membres de la congrégation. Il faut peut-être rappeler que les congrégations de la Sainte Vierge, imaginées vers 1569 par Jean Léon, alors régent de cinquième en Italie, avaient d'abord simplement réuni pour les exercices pieux les élèves d'un même collège. Mais elles s'étendirent bientôt et les anciens élèves, dispersés dans la vie civile, s'y retrouvèrent sous la direction d'un Père Jésuite, auquel s'adjoignaient un préfet, deux assistants et un secrétaire laïques. Les papes ne manquèrent pas d'approuver ce mode de persuasion insinuante et subtile. Grégoire XIII, en 1584, affilia à Rome toutes ces congrégations, et Benoist XIV dans la bulle d'or Gloriosae Dominae de 1748 en fit le plus vif éloge. C'est à cette assistance de bonne volonté, formée de gens relativement instruits, que le Père Lang offrit, en vingt-deux samedis soirs, le spectacle de la Passion. Il aurait pu, comme d'autres Pères, s'illustrer par des tragédies profanes, des Lysimachus et des Brutus, ou même composer des ballets et les danser au besoin (3). Il aima mieux reprendre, sans s'en douter, je le crains, la tradition commencée plus de quinze cents ans auparavant par le Christos paschôn. Grâces lui en soient rendues!
 Les membres de la congrégation se réunissaient le samedi soir dans leur oratoire. Là, ainsi que l'on fait maintenant pour les matinées, des rideau interceptaient la lumière naturelle et des flambeaux et des lampes éclairaient seuls le théâtre dressé dans le fond. Après une courte prière intérieure, la toile se levait et des personnages figurés sur des transparents (« per chartas transparentes! »), ou en bois peint et sculpté, représentaient le Mystère sur lequel, ce soir-là, portait la méditation. Après une « exposition » des principaux motifs édifiants suggérés par la scène Evangélique, venait une « considération » silencieuse d'à peu près un quart d'heure; puis on chantait quelques strophes accompagnées de musique qui exprimaient les « affections » de l'âme, émue par un tel concours de la poésie, de l'éloquence et de l'art théâtral. Ensuite le directeur passait à un second, puis à un troisième point, avec ou sans changement de décor, et l'exercice, pour cette fois, était terminé. Ainsi que tout dramaturge un peu sérieux, le Père Lang s'inquiète beaucoup des conditions matérielles du spectacle, il essaie d'expliquer de son mieux comment manœuvraient. ses marionnettes, taillées autant que possible dans des planches plates et comme telles plus faciles à ficher dans le parquet du théâtre. Il attache aussi une importance capitale à bien exécuter les changements à vue : pour cela, y a au parquet quatre rainures ; la première et la troisième portent un décor, les deux autres les personnages, ce qui permet de changer séparément les uns et les autres sans avoir besoin de baisser le rideau. On devine à la simplicité même avec laquelle l'inventeur parle de sa découverte qu'il a un juste sentiment de sa valeur, et au fond il est aussi légitimement satisfait de lui que cet étrange Père Kircher, de la même Compagnie qui avait, un demi-siècle plus tôt, trouvé la lanterne magique (4).
 Peut-être les personnes qui n'éprouvent aucune indignation à voir les crèches de Noël les tombeaux du Vendredi-Saint et toutes les répugnantes polychromies de la rue Saint-Sulpice, s'étonneront-elles qu'à une époque de foi religieuse encore vivace, mais peu naïve, on ait toléré de semblables représentation. Le Père Lang leur avait d'avance répondu, en expliquant pourquoi il avait adopté cette méthode. « Ainsi, dit-il, ceux qui n'étaient point assez habiles à méditer, en voyant des figures matérielles, se trouvaient obligés d'imposer à leur imagination des formes déterminées; puis le cours naturel des idées les forçait à plier aussi leur volonté à l'obéissance de la vertu. » Et de fait le fondateur de l'Ordre l'aurait approuvé grandement dans les Exercices spirituels, il recommande d'une manière formelle « les applications des sens », la vue d'abord, et ensuite l'ouïe, l'odorat, le goût et le toucher (Cinquième exercice de la première semaine) semble même qu'Ignace de Loyola ait suggéré presque directement cette tentative en apparence singulière. N'a-t-il pas écrit: « Le premier prélude est une certaine disposition de lieu que l'on se figure, pour laquelle comprendre il faut remarquer qu'en toute méditation que l'on fait sur des matières corporelles comme sur Jésus-Christ, on doit se représenter dans son imagination un lieu corporel où se passe la chose que nous devons contempler, comme un temple ou une maison en laquelle nous trouverons Jésus-Christ où la Vierge Marie et le reste de ce qui appartient au sujet de notre contemplation ».(5)
 Bien plus ; le plan de ces méditations scéniques du Père Lang est le même que celui des Exercices spirituels de la troisième semaine. Chez Ignace de Loyola, « la première contemplation de cette semaine est du dernier souper de Jésus-Christ» ; le troisième point de la première exhibition est ici la Cène, et c'est tout au plus si en manière de prologue l'auteur a ajouté le départ de Béthanie et le lavement des pieds. Mais à part cette légère divergence, il n'a fait que mettre en action et illustrer de métaphores le livre du maître, bien plutôt que l’Évangile.
 L’œuvre qui en est provenue est fort surprenante et d'une agréable ambiguïté. On ne peut pas qu'elle ne fasse penser aux drames liturgiques ; cependant l'inspiration en est si différente, la langue si peu appropriée au sujet, que cette survivance du moyen âge dans un temps de pompe et de régularité classiques a quelque chose de quasi monstrueux. En bon humaniste, familier avec les élégances du discours latin, le Père Lang étale bravement toute la friperie cicéronienne et mythologique. S'il parle de la colère divine, ce ne sera pas sans l'appeler Nemesis. Jamais il ne dira l'enfer, mais bien Orcus ou Tartarus, et l'horreur de l'avarice ne saurait, à son gré, être mieux exprimée que par une allusion à l'Auri sacra fames de Virgilius Maro : « A quoi ne pousses-tu pas les cœurs des mortels, faim impie du rouge métal! » Les flagellateurs du Christ ne sont autres que des Cyclopes ; Judas se conduit à l'égard du Fils de l'Homme comme Brutus avec Jules César ; les stoïciens ont prêté leur Sustine, abstine ; les grammairiens grecs, la division de la tragédie en protase, épitase et catastrophe ; bref, aucune fleur surannée n'est absente et voici même, dans tout son ridicule et sa hideur, Marcus Cicero, effigie antique d'Adolphe Thiers, qui apporte le fameux Quousque tandem.
 Il est vrai qu'ici l'urbanité ne demandait pas moins : Jésus-Christ hésite à boire le calice ; l'Amour et la Douleur se combattent en lui ; il faut que cette lutte prenne fin, et, pour s'adresser au Sauveur et l'inviter à « avoir du Courage », ainsi qu'on dit de nos jours à la Roquette, ce n'est pas trop d'une apostrophe aussi correcte. Ce coup d'aile opportun relève ce qu'il y a ensuite d'un peu vulgaire dans le raisonnement du Père Jésuite: « Mais, ô Jésus très affligé, permettez-moi de vous objecter seulement ceci : qu'adviendra-t-il de nous malheureux, si vous refusez de mourir ? Buvez enfin le calice de la Passion!» Le discours est involontairement comique et blasphématoire; et ce n'est rien encore: nombre de passages sont plus extraordinaires. J'en citerai deux entre beaucoup. L'institution de l'Eucharistie est donnée comme « le stupéfiant projet de l'Amour ingénieux.» D'une part, l'ordre de son Père obligeait le Christ à quitter ce bas monde ; et d'autre part son amour pour les hommes lui commandait d'y rester : cruelle alternative. « Fais attention, ô âme, et sois stupéfaite! Il s'en est allé loin de tes sens, mais il reste avec toi cependant par la foi. Pour jouir de ton amour, il s'est caché sous le voile de l'hostie, où on le voit avec les yeux de l'âme, lui que les yeux du corps ne devaient plus voir. » Mais la plus admirable peut-être de ces imaginations dépasse en fantaisie charmante tout ce que pourrait inventer Monsieur Jules Simon, en sa féconde cervelle de sacristain : Jésus-Christ dépouillé de ses vêtements inspire au Père Lang des réflexions on ne peut plus vertueuses : « Très divin Sauveur, comment avez-vous pu astreindre votre pudeur à un si épouvantable supplice? J'admets la perfidie du traître, j'admets la fuite des disciples, j'admets vos chaînes, les soufflets, les railleries, les crachats, les coups ; je n'admets pas votre nudité. La religion des anciens admire qu'une matrone, soit morte pour n'avoir pu supporter d'être mise à nu en public. Qu'il ne vous soit pas advenu la même chose, voilà ce dont s'étonne encore plus notre piété, et que vous ayez pu vivre après une telle honte! »
 Hélas! tout n'est pas d'un grotesque si inattendu : il est difficile que le génie se soutienne sans aucune défaillance. Le Théâtre de la douleur et de l'amour n'est remarquable le plus souvent que par la platitude et la niaiserie tout élémentaires. C'est pitié de voir comme, dans les strophes destinées à exprimer les « affections » de l'âme, les beaux rhythmes d'autrefois sont déchus et maltraités. Il n'est pas pour l'oreille de plus grande fête que d'ouïr une prose latine de la bonne époque, avec ses alternances régulières de temps faibles et de temps forts, ses rimes pleines, ses riches allitérations qui se répondent symétriquement. Sans doute le Père Lang connaît, pour les avoir chantées au chœur, les hymnes merveilleuses qui font la gloire du catholicisme ; il ne craindra même pas de les démarquer et d'écrire, après le Dies iræ :
   Cum fulgebit dies illa

   Sorbens mundum in favilla.

Mais ce pauvre homme n'a aucune idée des lois rhythmiques qui assurèrent mystérieusement une puissance dominatrice aux proses du moyen âge ; et c'est hasard qu'il ait pu écrire une strophe comme celle-ci :
   Tu, mi Jesu, vulneraris,

   Duro serto coronaris,

    Perforaris vepribus.

   Heu! nos membra delicata,

   Pervagamur mundi prata,

    Ut cingamur floribus.

En général les accents tombent où ils peuvent ; les rimes sont réduites à de misérables assonances et la pensée va de pair avec cette indigente harmonie. C'est donc hasard, ou peut-être plagiat : car tout le poème consacré à la Couronne d'épines est ainsi fort convenable de technique et d'expression, au point de faire tache dans l’œuvre.
 Mais en stricte équité, tout le monde ne peut pas être Adam de Saint-Victor, et il faudrait tenir compte au Père Lang des circonstances où il écrivait. Son auditoire était composé de gens honorables, occupant dans la société, des situations qu'on estime, magistrats, gros marchands, riches bourgeois prétendant à la littérature, et qui se flattaient de leur science à reconnaître au passage des centons d'auteurs latins. Il a donné à ces âmes vulgaire la pâture qui leur convenait : et c'est en cela que la psychologie des Jésuites se montre avisée. S'il est un peu étonnant que l'esprit subtil de M. Maurice Barrès se soit laissé piper par une œuvre aussi médiocre, du côté de l'intellect, que les Exercices d'Ignace, on ne peut nier que pour le troupeau l'emploi de moyens grossiers, matériels, presque mécaniques, ne soit d'une sûre efficacité. Aussi des livres tels que le Theatrum doloris sont-ils réconfortants pour notre vanité d'hommes modernes : ils laissent supposer que la stupidité ne soit point le privilège exclusif de ce siècle, ainsi qu'induirait à le croire d'abord l'universelle faveur que rencontrent chez leurs contemporains des scribes, comme MM. Dubrujeaud et Henri Fouquier, par exemple.

Pierre Quillard.


 (1) Note bibliographique. Je signale aux curieux qui voudraient de plus amples détails deux autres ouvrages analogues du même auteur:
 Theatrum solitudinis asceticoe sive doctrinae morales per considerationes. melodicas ad normam sacrorum Exercitiorum S. P. Ignacij compositæ et in alma sodalitate B.V. Maria ab angelo salutatæ Monachij per verui jejunij dies dominicas, horis pomeridianis, in Theatro exhibitæ. Nunc ad plurium utilitatem, etc. Venales prostant apud Joannem Hibler, etc. Monachij 1717, in-4, 315 pages.
 F. Lang, Soc. Jesu dissertatio de arte scenica cum figuris explicantibus et de arte comica Monachij 1727, petit in-8 gravure.
 (2) Bibliothèque des écrivains de la Compagnie de Jésus, par Augustin de Backer de la Compagnie de Jésus, avec la collaboration d'Aloïs de Backer et de Charles Sommervogel de la même compagnie. Tome II, Liège-Lyon, 1872; - et Baader, Lexicon verstorbener baierischer Schrifisteller, Augsbourg-Leipzig,1825.
 (3) Cf. Histoire religieuse, politique et littéraire de la Compagnie de Jésus, composée sur les documents inédits et authentiques, par J. Crétineau Joly, Paris-Lyon, 1845-46.
 (4) Ars magnae Lucis et Umbrae in mundà, Romae, 1645-46.
 (5) Les Exercices spirituels de Saint-Ignace de Loyola, fondateur de la compagnie de Jésus traduits du Latin en Français par un père de la même compagnie. A Anvers chez Michel Buobbaert, à l'enseigne de Saint-Pierre, 1673 avec permission des supérieurs.

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