Le Voile

De MercureWiki.
 
Paul-Napoléon Roinard, « Le Voile », Mercure de France, t. II, n° 18, juin 1891, p. 352-356



LE VOILE


TRIPTYQUE

I
l'oranger

A Madame Henri d'Erville

La victoire des cieux et les pleurs de la terre,
Cloches et cœurs tintant leurs sanglots prolongés,
Peuplent d'azurs riants et d'esprits affligés
L'habituel désert tombal du monastère.
Là, sous l'ombrage en fleurs des chastes orangers,
Vierge veuve d'un fol amour qu'elle dut taire,
Mais éloquemment pâle, une mondaine enterre
Par victime respect d'ancestraux préjugés
Ses radieux vingt ans voués au cloître austère.
Symbole de son âme, en vols blancs et légers,
Parmi tant de deuils chers prosternant leurs dangers,
Son voile nuptial, tel un rêve, s'éthère.
Et, ses Vœux qui, muets, montent d'elle, imagés,
Vers le dieu de Refuge et la croix Salutaire,
Retombent sur la foule en douloureux mystère
Comme des voix d'en haut qui lui diraient:« Songez! »


  Seigneur ! que vers toi l'ingénue
  Passion de mon cœur dompté
  Jaillisse avec la pureté
  Des fraîches sources vers la nue !

 Toi qui donnas ton sang divin pour nous,
 Étends les mains vers mon âme à genoux!

  Seigneur ! jusqu'à la meurtrière
  Douleur dont se larme ton flanc
  Qu'arrive, baume consolant,
  Le miel de ma lèvre en prière !

 Toi près de qui rien ne me sera plus,
 Guide ma Foi vers le seuil des Élus !

  Seigneur ! à toi tout ce que j'aime !
  De ma beauté qui s'admirait
  Que croule ainsi que d'un coffret
  Chaque charme, comme une gemme !


 Toi qui vidas le calice d'affront.
 De mes cheveux découronne mon front !

  Seigneur ! flagelle ta servante !
  De ses viles humilités
  Tresse à tes pieds ensanglantés
  Un tapis de douceur fervente !

 Toi qui souffris de notre orgueil mortel,
 Marche sur moi pour venir à l'autel !

Sous la croix de criants ciseaux s'est dégarni
Son front doux comme un bois que l'automne caresse;
Et marque d'une Loi que nulle ne transgresse,
Sur ce renoncement à jamais désuni
De ce monde, un linceul a jeté sa détresse.
Aux regrets qu'il suggère un glas de mort s'unit ;
Un rideau tombe ! Elle est à Dieu ! tout est fini!...
La bure a remplacé la robe pécheresse ;
Sous la coiffe de neige où son teint s'embrunit
Il semble que sa chair plus fine transparaisse,
Que rayonnent ses traits plus beaux de sainte ivresse,
Et que son œil brûlant d'un éclat plus béni
Se mire en le Très-Haut dont le triomphe dresse
Vers le lucide émail qui voûte l'infini,
Son soleil, globe d'or et de règne, aplani
En ostensoir d'amour sous son dais d'allégresse !


II

le nénuphar

A. Edouard Dubus.

Sous le blasphème en feu qu'un ciel grondant profère
Souillant d'écume la Lune qu'il dépolit,

La recluse repose. Un rayon furtif erre
Et plane sur ce pur sommeil enseveli
Dans l'ombreuse lourdeur de l'ardente atmosphère,
Et soufflant les parfums de l'Été vers son lit
La bouche d'un judas, traîtresse et thurifère
Comme un baiser d'amour, brûle son corps décent,
L'assiège, le dénude et l'induit à méfaire.
Son rêve hostile au mal que sa fièvre consent
Invoque des bras et des pleurs le Christ de plâtre
Qui s'arrache du mur et, lumineux, descend.
Elle oint des yeux l'Époux que son cœur idolâtre,
Mais Lui montre d'un doigt hautain son flanc puissant
Dont, rouverte douleur, la lèvre violâtre
Semble taire un reproche en sa bave de sang!

  Mon Dieu! que ce doigt qui me blâme
  M'absolve du crime évité!
  A voir saigner votre côté
  Je me sens et vois saigner l'âme!

 Fidèle Époux que mes Vœux ont élu,
 Tissez de feu ma haire de salut!

  Mon Dieu! que l'ombre haïssable
  De traits admirés trop souvent
  Parte de mes yeux comme au vent
  D'oubli, l'aveuglement du sable!

 Royal Époux des neuf Règnes ailés,
 De pleurs lavez ma vue et la voilez!

  Mon Dieu! brisez l'urne fragile,
  L'urne fangeuse qu'est mon sein,
  Ou tirez un vase aussi saint
  Qu'un ciboire de cet argile!

 Suave Époux du cœur qui meurt béni,
 Parlez en moi, tel qu'un chant dans un nid !

  Mon Dieu! que, jaloux des charnelles
  Fautes qui hantent mon tourment,
  Veille votre regard clément
  Au seuil pécheur de mes prunelles!

 Céleste Époux mystiquement viril,
 Murez d'amour votre esclave en péril!

D'Elle s'est retiré le Christ inexauceur
Dont la forme affinant sa stature éclatante
Renaît sous les contours prosternés d'une sœur,
Et ce spectre dolent de belle pénitente
La baigne d'un regard, où, mourante douceur,
Pleure un ciel incompris et mauvais qui la tente;
Mais dessous sa chair faible au charme ravisseur,
Elle sent s'insurger une froideur hautaine!
Ainsi, vaguante neige en la chaude noirceur
De l'estivale nuit, tantôt proche ou lointaine,
La Lune, comme un gros nénuphar brimbalant
Au ras des noirs frissons ridés d'une fontaine,
Semble vers la sombreur de ce songe troublant
Parfois tendre et parfois reprendre à l'incertaine
Lèvre au bord du péché, le divin pardon blanc
Qu'offre, d'un cœur en croix, la florale patène!


III

la passiflore


A Albert Girault.


Couleur cierge, le front, couleur cendre, les yeux,
L'abbesse, gestes lents et pas silencieux,
Porte haut la beauté de son tranquille empire,
Mais c'est l'étang muet quand le jour chante aux cieux
Ce calme taraudé d'un mal que l'ombre empire!
Et quand la nuit, Satane au masque adamantin,
Prête aux profanateurs ses ailes de vampire,
L'abbesse allume et fond la cire de son teint
Où l'œil cilié d'or s'effleurit, clandestin.
Comme, phosphorescent, sous l'herbe le lampyre.
Elle débride alors son limoneux instinct.
Et drapée en l'effroi que son fantôme inspire,
Rôde, frôlant les murs en sueurs du couvent,
Et chaque soir quêteurs d'une luxure pire
Ses regards ont le dur scintillement mouvant
Du fer, qui dans la mort cherche un fourreau vivant!

  Grâce ! pour l'horreur que je souffre
  Au seuil qui m'attire et m'attend !
  Dans mes veines rampe Satan,
  Dans mon cerveau flambe du soufre !

 Jésus Sauveur, que ma prière en toi
 Couvre mon corps, de neige, comme un toit !

  Grâce ! la fièvre me martèle,
  Me rompt les jarrets et les bras
  Des coups sanglants dont tu vibras,
  Cœur divin, sur ta croix mortelle !

 Jésus Sauveur, exorcise ce fer
 Que cloue en moi le sardonique Enfer !
  Grâce ! en mon sein lacéré, brise
  L'âpre lance du Repentir
  Au bec rouge et qu'à se sentir
  Ronger, cette chair se méprise !

 Jésus Sauveur, que, des murs, les poings morts
 Des Saints croulants lapident mes remords !

  Grâce ! qu'au feu qui l'environne
  Saigne mon crâne incandescent,
  Et, que le front lavé d'un sang
  Qui perla de pleurs ta couronne,

 Jésus Sauveur, ma Mort fume, en encens,
 Des cinq bûchers de mon Âme : mes sens!

Mais d'en gémir renaît le péché qu'elle expie !
Soudain, ses yeux cerclés d'une fièvre assoupie
Fulgurent, faux brillants dans leurs chatons de plomb,
Et pétale fané de Passiflore impie,
Sa langue fleurissant d'un houleux gonfalon
Le férial appel des dents qu'elle pavoise,
Sur l'orage automnal d'un âge encore blond
Tord l'éclair violet de sa flamme grivoise....
Sous ce rire, un baiser de nonnain s'apprivoise
Qui novice et vermeil en son délire long
Écume ainsi qu'un flot de grisante cervoise.
C'est l'extase de chair, le paradis félon!
Mais, parfois, dans ce ciel d'impureté que nue
La gamme des langueurs, leurs âmes, en surplomb,
Voient le Serpent du mal qui flamboie et sinue
Comme un glaive damnant leur perversion nue!


P.-N. Roinard.

Outils personnels