Le prix de la vache

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Charles Merki, « Le prix de la vache », Mercure de France, t. I, n° 11, novembre 1890, p. 396-401.


LE PRIX DE LA VACHE


 Sur le coup de sept heures sa soupe avalée, puis un bol de cidre, Mait' Honoré, voyant que sa femme n'allait décidément point et menaçait de tourner de l'œil, décida qu'il irait « qu'ri » le vétérinaire ou ben le conjureux. Couchée depuis deux jours d'un renfoncement dans la bedaine dont il l'avait gratifiée en rigolant, elle emplissait la ferme de son gémissement têtu  ; et ce n'était pas ça qui faisait l'ouvrage. Il passa sa blause blue des Dimanches, une blouse neuve à passementerie blanche, raide comme cuir ; coiffa un petit chapeau rond, à bords minuscules, acheté au Havre un jou d'marchai ; prit son bâton et se mit en chemin, tétant sa courte pipe noire. Il devait remplacer des outils et voulait profiter de l'occasion. Le médecin demeurait à Etainhu, la localité proche, à une heure de trajet ; mait' Honoré calcula qu'il reviendrait pour la nuit.
 Il dépassa les trois maisons du hameau et s'engagea sur la route large et blanche, éclatante dans le soleil tombant d'été, bordée de poteaux télégraphiques et de peupliers, de tas de cailloux et de bornes métriques. Il ne savait trop d'ailleurs s'il ne choisirait pas le conjureux ; et tout en tapant son bâton, à chaque pas de ses gros souliers à clous, déjà gris de poussières, il se représentait, en sa ladrerie paysanne, que « c't'y là en savait ben aussi long et que ça l'y coûterait ben moins. »
 Il marcha un quart d'heure sur cette pensée, et s'arrêta pour vider sa pipe éteinte. Au devant de lui venait un autre homme, en blouse aussi, avec un bâton pareil, mais la casquette de soie enfoncée sur la tête. Il tirait à la corde une grande vache rousse, aux flancs cuirassés de crotte et de bouse sèche. — Mait' Honoré cria :
 ― Te v'là allai, mait' Bernaque ?
 — Me v'là allai, répéta l'homme !... Et té ?... Te v'là allai itou, mait' Honoré ?
 ― Me v'là allai !...
 Il retira son chapeau, s'épongea le front et considéra la bête immobilisée par le travers du chemin, tirant la corde vers le talus herbeux. Il s'approcha et lui frappa sur la croupe. Comme Mait' Bernaque allait s'éloigner sans autre bonsoir :
 ― Alô, mé, me v'là allai !... Oué ! mé v'là allai jusqu'à Etainhu !... Pour qu'ri une pioc !.. La mienne a cassé net comme un carreau qu'ont y fout une pierre !... C'est-y pas foutant !... Et faut même que j'dise un mot au docteu pour ma garce de femme qui geint tout la sainte journée !
 ― Qui qu'elle a, ta femme ? demanda mait' Bernaque, croisant ses deux mains sur son bâton.
 ― Elle a que j'crains ben qu'é va crevai, pardi ! V'là c' qu'elle a !
 Et se rapprochant, tendant le cou, la voix plus basse et larmoyante :
 ― Et c'est ben du malheu pour mé ! Car ça s'ra d'largent d'foutu !... E dit qu'é s'a cognai l'vent !... On crêve pas pour s'ête cognai l'vent', pas vrai ?... Mais c'est si douillai !... Et si l' médecin y vient cheu nous et pi qu'i faille queuque drogue, on sait ben c'que ça coûte !...
 Mait' Bernaque balançait le chef sans répondre, sa face madrée, entre les plaques grisonnantes de ses favoris, affectant un air de componction. L'autre se retourna vers la bête.
 ― Alô, c'est a té, la vaque ?
 ― C'est a mé !
 ― C'est-y celle que t'as ach'tai à la foué d'Bolbec ?
 ― A la foué d'Bolbec, ben sûr !
 ― C'est une belle vaque !... On n'a trop rien à dî !
 ― Ben sûr ! Une belle vaque !... j'ons point été trop volai !...
 ― Oh ! pour une belle vaque, c'est une belle vaque ! Mais combien qu'tu l'as payaie ?
 Mait' Bernaque devint défiant, flairant un acheteur.
 ― J' l'ons payaie cent écus !... Cent écus d' cent sous !...
 ― Cent écus d'troué francs, voyons !
 ― Non ! cent écus d' cent sous !
 ― C'est ché !...
 ― C'est une belle vaque, mon garçon ! qui qu'en dirais ?
 ― Ben sûr ! Ben sûr ! Mais cent écus, c'est cent écus ! Ça n'se trouve point comme ça, au jou d'ojord'hui !...
 Mait'Bernaque tira la corde.
 ― A r'voué, mait' Honoré !
 ― A r'voué, mait' Bernaque !
 Honoré se remit en marche de son côté, tapant son bâton. Mais après un moment :
 ― Mait' Bernaque ?
 ― Qui qu'tu dis ?
 ― J'dis... Qu'tu veux t'y ni la vend', ta vaque ?...
 Mait' Bernaque ralentit le pas et se consulta.
 ― T'en donn' t'y cent vingt écus ?
 ― Cent-vingt écus ! Malheu !... C'est y pour te fout' de moué ?
 ― Ah ! j' couyonnons point ! C'est l'derniai prix !
 ― Tu veux t'y soixante écus ?
 ― Cent vingt écus sonnants !
 ― J' te donn' trente écus sonnants et j' fais un papiai pou trente écus !
 Le compère secoua la tête et tourna les talons.
 ― À r'voué, maît' Honoré !
 ― À r'voué, maît' Bernaque !
 Puis, regardant la vache s'éloigner :
 ― Tu veux t'y septante écus ?
 ― J' veux point d'papiai !
 ― A r'voué, alô !...
 Mais l'autre dut avoir une idée, car il s'arrêta encore ; la face sournoise, ses petits yeux pétillants, il regarda maît' Honoré, rebourrant sa pipe noire.
 ― Écoute, fit-il ! T'as envie de la vaque, pas vrai ?
 ― J' dis point non !... Mais j'ai point tant d'argent !
 ― Y aurait pas besoin d'argent !... Et si t'étais pas si pressai, j' te propos'rais queuque chose !...
 ― Ben ! j' sons point pressai !...
 ― Pi qu'tu vas qu'ri l' docteu et qu' ta femme va crevai ?
 ― A crev'ra ben sans moué !
 ― Ben sûr ! Ben sûr ! Et l' med'cin d' Paris n' l'empècheront point ! Quand l' malheu arrive, c'est bentôt bâclé !...
 ― Alô, qui qu' tu veux m' proposai ?...
 ― Eh ben ! pi qu' t'es point pressai...
 Il hésita.
 ― Pi qu' t'es point pressai, j' te parie ma vaque que tu mâque pas c' gros tas d' bouse qu'est là au miieu !...
 ― J' mâqu'rais point l' tas d' bouse pour avoué la vaque ?
 ― Non, tu l' mâqu'rais point !
 ― C'est-y pour te fout' de moué, mait' Bernaque ?
 ― Je m' fous point d'té ! Parie un peu, pour voué !
 ― Tu donn' t'y ta parole que si j' mâque le tas d'bouse, tu m'donn'ras la vaque ?
 ― J'donne ma parole devant l' bon Dieu ! Et su la mémouère de défunt Nicolas Bernaque, mon grand pé, qu'est au ciel, l' pov' cher homme ! Et aussi vrai que j' suis Prouspé Bernaque, natif de St-Romain !... Je m' dédis point !... Mâque le tas, t'auras la vaque !...
 ― Alô, c'est ben, fit maît' Honoré se décidant, j'aurai la vaque !
 Il remit sa pipe dans sa poche, retira son chapeau et posa son bâton. Maît' Bernaque s'était assis sur un pieu kilométrique, et la vache, attachée, tournait vers les deux hommes ses grands yeux glauques, stupide. Maît' Honoré s'agenouilla et se mit à manger, bravement. Le soleil se couchait en une splendeur rousse, incendiait d'or la mer frémissante des épis bientôt mûrs, allongeait sur la route les ombres des peupliers et des poteaux télégraphiques. Des tourbillons de poussière, dans le vent du soir, se levaient par instants et montaient pour accourir en un nuage blanc, qui salissait leurs blouses, sablait l'herbe des talus.
 ― T'as point besoin d' tant t' pressai, fit maît' Bernaque avec un gros rire ! Mâque doucement !...
 ― C'est point dans l' marchai !...
 ― Ça ! C'est vrai !... C'est point dans l' marchai !... C'est pou qu' tu puisses aller jusqu'au bout !...
 Maît' Honoré ne souffla mot. Un bon tiers du tas avait disparu. Mais il peinait et, visiblement, ça ne passait plus. Il fit encore deux ou trois bouchées et se releva.
 ― J' pourrais t'y point avoué un' lampée d'iau ?
 ― Y a point d'iau par ici !...
 ― Y en a chez Luc, aux acacias !
 ― Ah ! tant pis, mon garçon ! tant pis ! C'est point dans l' marchai !
 ― C'est ben, alô !... Mais, cré bon Dieu, t'as l' cœur dur!
 L'autre se frappa les cuisses.
 ― Mâque le tas ! Mâque le tas ! T'auras la vaque !...
 Maît ' Honoré se reprit à la besogne. Il suait. De grosses gouttes coulaient sur sa figure devenue pourpre. Il avançait pourtant, et, pour avoir essayé une bonne farce, mait' Bernaque devenait peu à peu inquiet. Il vit disparaître la moitié de la galette de bouse, puis, anxieusement, un morceau encore, et se gratta sous sa casquette.
 ― Tu voué, fit-il, essayant de l'influencer on te l'a choisie ben fraîche et ben appétissante !... D'ici, on dirait comme ça qu' c'est d' l'oseille et un p'tit mélange d'épinards !... Oué ! vrai de vrai ! Ça doit avoir un p'tit goût d'épinards ! Tu pourras dire que t'en as mâqué une foué au moins dans ta vie !... Et y a pas à dî ! Faut qu' tu soiyes foutrement cochon !...
 Mais il avait beau parler et le vent couvrir de poudre l'immense tartine, maît' Honoré l'engloutissait, l'absorbait peu à peu, d'un effort machinal et continu. Néanmoins, il dut s'asseoir, le cul dans la poussière. Il s'essuya la bouche d'un revers de main et contempla la vache.
 ― Merde ! fit-il, j' peux plus !...
 ― Alô, cria maît' Bernaque triomphant, tu r'nonces ?
 ― J'ons point dit ça ! J'ons point perdu ! Tu peux ben espérer !
 ― Pi qu' tu peux plus ?
 ― J' peux plus à c' t' heure! Pa'ce que ça m' tourne, ça m'ébloue! j' pourrai su l' tantôt!... L' marchai n' dit point qu'on doit tout mâquer d'une foué !...
 Mais Bernaque ne riait plus. Il répéta :
 ― T'as perdu, mon fi ! T'as perdu!
 ― Non ! j'ons point perdu! j'ons fait la moitié du pari !
 Et pris d'une colère, se ramassant :
 ― J'ons fait la moitié ! Oué ! la moitié ! Et p't-ête plus ! j'ons toujou gagnai la moitié d' la vaque !
 ― Tu peux point en emporter la moitié ?...
 - On peut la vend', maît' Bernaque ! On peut la vend'. Pi qu' la moitié m'appartient !... j' plaidrons plutôt !...
 Ils s'étaient plantés l'un devant l'autre et gueulaient furieusement, obstinés. Le soleil était descendu tout à fait. Sur la gloire des blés s'épandait une haute rougeur, par le ciel calme ; et leurs deux ombres gesticulantes, grotesques, avec les blouses envolées, silhouettaient des mannequins dans cette paix du crépuscule, ameutant de cris les corneilles venues par bandes vers les peupliers. Quand ils eurent beuglé un moment, parlant à la fois, nez contre nez, se crachant des injures, Maît' Bernaque essaya d'un accommodement.
 ― Enfin, on s'arrangera, fit-il ! On s'arrangera ! J'paierai un piot d' cidre et pis la goutte !.. Tu peux plus aller à Etainhu ?
 ― Ben sûr ! Ben sûr ! Mais un piot d' cidre, c'est point la vaque !
 ― Alô, faut qu' tu termines !
 Mait' Honoré considéra ce qui restait de la bouse.
 ― C'est pas ça ! j' voulons plus, à c't'heure !
 ― C'est qu' tas perdu, pardi !
 ― Non ! j'ai point perdu ! Mais j' serai arrangeant itou! Tu mâq' ras l' restant et y aura rien d'fait!...
 Maît' Bernaque sentit sa fureur tomber. Il réfléchit en se tenant le menton qu'il valait mieux céder, et pensa que la bête lui restait, qu'il ne déboursait pas d'argent. Mait' Honoré, aussi têtu, n'en démordrait point. Il s'en tirait encore à bon compte...
 ― Eh ben ! ça va, fit-il ! On aura ben rigolé tout de même !
 À son, tour il s'agenouilla, et finit le tas.

Charles Merki

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