Les écrivains de filles

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Ernest Raynaud, « Les écrivains de filles », Mercure de France, t. I, n° 7, juillet 1890, p. 231-238.



LES ÉCRIVAINS DE FILLES


I


 C'est sous les auspices de MM. Zola et de Goncourt que Joris-Karl Huysmans débuta dans les lettres.
 Bien qu'inféodé à l'idiosyncrasie de ces deux écrivains, bien que procédant de leur manière, en une certaine mesure, il sut, du premier coup, faire pressentir, sous le fatras des récurrences fatales, des imitations obligées en un volume de début, un artiste à tous crins, d'une nervosité suraiguë ; capricant et sincère.
 Ce en quoi il se distingue de ses deux aînés, il nous sera d'autant plus facile de l'établir que ces trois maîtres ont, un jour, documenté le même sujet ; tous trois ont étudié les mœurs de la fille, en des œuvres valeureuses, différemment attachantes, Marthe, Nana, La fille Élisa.
 De l'étude comparée de ces trois œuvres, va ressortir la différence de leur tempérament.

II


 Zola, cette façon d'ogre littéraire, hanté de rêves de parvenu, devait tout de suite imaginer la courtisane de haut vol, entretenue dans une orgie de dorures criardes et de plantes rares, la « mousseuse » de première marque, aux épaules nues onérées de perles fastueuses. Il vole, comme un moucheron à la lumière, à tout ce qui flambe et culmine, à tout ce qui tient, comme il ritournelle dans ses chroniques, « le haut du pavé ». Il devait saisir cette occasion de déverser le trop plein de ses rêves, de ses envies, de ses appétences de linge fin et de chère-lie. Déjà, il avait tenté d'incarner sa dévorante ambition dans Son Excellence Eugène Rougon. Pour dépeindre cette fille qui traverse la scène dans un vacarme de millions secoués et de rires, jetant sur tout un reflet d'or et de sang, pour dresser cette idole de chair gavée de luxes, emplissant Paris du roulement de ses équipages, de l'éclat de ses toilettes, de la rumeur montante de ses fêtes, il n'avait qu'à fermer les yeux et copier la forme sous laquelle lui était apparue la gloire, cette gloire de réclame, tapageuse et bruyante, qu'il rêvait et qu'il sut conquérir. Il souhaitait d'être cette exhibition devant un public dont les yeux flambent. Il mit dans Nana son désir de domination, son besoin de parvenir, son impatience d'être quelqu'un. Il a écrit ce livre avec la fièvre de ses convoitises, avec ses angoisses d'ambition surchauffée, ses inquiétudes d'homme en quête de réclame à outrance. Zola, c'est Nana ! Il n'est pas jusqu'au nom qui n'offre — en sa sonorité dissyllabique de tam-tam — une frappante analogie. Nana, c'est Zola. C'est le symbole de sa vie publique, à cette courtisane de lettres, qui s'étala pendant dix ans sur les affiches des murs et dans les manifestes des préfaces, et que consacrèrent les fanfares triomphales des centièmes éditions. Pendant dix ans, Zola accapara exclusivement les librairies comme Nana le trottoir, démembrant, pillant, saccageant les réputations de confrères, faisant la retape jusque dans les rédactions exotiques, promenant sur la Chaussée le quadrige de sa gloire de mi-carême, de pharmacien de Sainte-Menehould, de savonnier du Congo. Aujourd'hui la gloire flambe encore, mais la mèche commence à charbonner. Les sympathies s'éloignent. Les princes s'envolent. C'est la baisse, le tour des entrepreneurs de démolitions, des gros négociants de Bercy : Zola, ce sera Nana jusqu'au bout, Nana mourant abandonnée dans une chambre d'hôtel, aux premières lueurs d'incendie d'une révolution ; il mourra, lui, dans la débâcle de son talent, les chairs dissoutes, liquéfiées par la basse prostitution, aux cris de guerre des romanciers symbolistes et des poètes décadents. Est-ce qu'il ne patauge pas déjà dans les ruisseaux marécageux du feuilleton ?
 C'est parce qu'il a mis en jeu sa personnalité qu'il a fait de Nana une œuvre vivante et attachante : c'est son chef-d'œuvre. Il a donné tout ce qu'il avait, il s'y est vidé. Ses moyens s'y décèlent plus éclatants. Le but qu'il poursuit s'éclaire tel : réunir, sous le prétexte d'un roman, tout ce qui a rapport à la condition du type choisi, grouper autour de lui tous les épisodes, tous les faits-divers inhérents à son milieu. Étant donné que Zola avait comme type choisi la fille, il devait décrire les lieux fréquentés par la fille : les théâtres, un soir de première,les courses ; il devait accidenter sa vie de parties de campagne, de suicides, de dîners en des gargotes louches, de nuits d'hôtel meublé, de rafles de police, de sorte que le roman devient un parfait manuel de la profession.

III


 Supérieur est l'art de M. de Goncourt, qui ne vise point seulement à monnayer sa gloire en mettant quelque complaisance à gratter le prurit sexuel des masses. Il ne s'adresse point à un public spécial de gares et de stations balnéaires. Il ne se soucie guère d'une clientèle de quincailliers et de vétérinaires dont la compréhension intellectuelle ne se hausse pas au delà des chroniques de Lepelletier et des contes de la Mère l'Oie. Encore veut-il, à côté d'amuser — si tant est qu'il y tende — instruire.
 Son œuvre témoigne davantage de curiosité psychique, de commisération pour les misères humaines. Il veut - et c'est le mot de sa préface — donner à réfléchir.
 Sa méthode est toute rationnelle, empirique, et si les prétentions scientifiques qu'il affecte font sourire les Géraudel et les Pasteur officiels et officieux, gens qui ont, comme chacun sait, l'épigramme prompte et le dédain facile, il n'en est pas moins acquis que ses romans se recommandent à l'attention par leur valeur documentaire, l'acuité de leur analyse, l'originalité de leurs aperçus. Ils sont à considérer au même titre que la relation d'un impartial témoin des faits.
 C'est prudemment qu'il instrumente, non avec cette verve brouillonné de Zola presque toujours mal informé, n'effleurant que superficiellement les choses, mais avec le sérieux et l'autorité d'un expérimentateur prudent et avisé.
 Et tout d'abord, pour mieux étreindre, il embrasse moins. Son ambition n'est pas de parcourir tous les cycles possibles d'une existence de prostituée. Il s'astreint à une catégorie spéciale, à une classe délimitée, soucieux d'en dégager un type. L'objet de ses études ne sera ni la lorette, ni la demoiselle de magasin, ni la pierreuse des boulevards du Nord, mais la fille de maison.
 Aussi bien, nous saisissons ici un souci d'ordre, de classification où transparaît l'historien.
 Ces milieux bruyants où s'agite et tourbillonne Nana ne sont guère du fait de M. de Goncourt, plus assagi, requis plutôt par l'ombre des bibliothèques, le calme du chez soi, le silence du cabinet. C'est un monde plus humble, plus recueilli, qui verra l'évolution d’Élisa. L'auteur nous la montre successivement dans les terroirs vagues de la Chapelle, dans les oubliettes de province, dans les déserts prostitutoires de Grenelle, finalement dans une façon de silo répressif, à Noirlieu, où elle achève de mourir, étranglée de mutisme.
 Nana ne s'explique pas plus que les prétentions académiques de Zola. Fille d'alcooliques, nourrie de charcuterie, de viandes douteuses et de vins pauvres, elle a la santé des chairs, la chevelure opulente, toute une floraison physique qui étonne. Roulure d'ateliers et de faubourgs, sans la moindre éducation, elle se trouve tout à coup — sait-on comment ? - en état de tenir un bout de rôle aux Variétés. Elle le tient mal, soit !.. mais encore cette prétention d'entrer au théâtre, même non fondée, exige-t-elle des nerfs, du chien, une certaine vivacité d'intelligence et comme qui dirait un esprit d'aventure ; d'autant que les filles de joie de la catégorie de Nana ne se recrutent guère à la Goutte d'or. La plupart exhibent d'authentiques brevets d'institutrices, d'autres détiennent aux plis de leurs jupes un peu de l'odeur du couvent où elles furent éduquées ; quelques-unes même (et ce sont les perles) ont au fond de leur mémoire l'usage des cours de la Légion d'honneur.
 La fille Élisa s'explique davantage. M. de Goncourt a d'ailleurs le souci de nous exposer préalablement la recette de ses personnages. Il nous fait assister à la confection de ses héros. Nous savons de quels éléments ils se composent, de telle sorte qu'une fatalité préside à leurs actes. Chez eux, les vertus et les vices ne sont plus qu'une sécrétion, qu'un produit au même titre que — c'est l'expression de Taine - le vitriol et le sucre.
 Toute fille placée dans les conditions d'Élisa agira comme elle inévitablement. Fille d'une sage-femme de la Chapelle, elle est de bonne heure initiée à ce que d'ordinaire les enfants ignorent de l'amour ; avenante et passive, engluée de paresse, elle se déprime encore de deux fièvres typhoïdes ; battue par sa mère, une façon de détraquée, elle songe à fuir, juste au moment où survient chez la sage-femme une fille publique de ses clientes en pension dans une maison de province. Elle conçoit de suivre cette fille ; elle la suit, et la voilà à son tour pensionnaire de la maison de Bourlemont.
 Plus tard, elle revient à Paris, à Grenelle, où, dans une maison, elle se toque d'un pioupiou.
 Je vous vois d'ici sourire. Les bien informés savent que cet amour de l'uniforme ne sévit que parmi les filles vicieuses dont ne saurait être Élisa, et que chez ces filles encore les bottes prévalent. L'infanterie manque effectivement d'allure et de prestance décorative. Mieux séduisent les cavaliers, avec tout le cuivre et le faux or de leur clinquante chaudronnerie.
 Vous sourirez davantage à l'épisode du cimetière où Élisa tue son pioupiou, qui veut la prendre, parce-que c'est sur une terre friable faite d'une poussière d'ossements, où Élisa la prostituée, la fille en carte, repousse un viol, où Élisa, la basse ouvrière des dernières besognes, la machine inconsciente d'amour, se redresse subitement et se révolte à l'idée de fonctionner, parce que c'est parmi des tombes.
 Faut-il, de ces invraisemblances, conclure autre chose, sinon que M. de Goncourt dénote ici l'amour du rare et de l'imprévu, qui fit de lui, dans notre société moderne, l'initiateur de l'art japonais et de l'art du XVIIIe siècle, la subtilité de vieux civilisé qui le pousse à s'éprendre de collections uniques et de bibelots étranges ?
 Et partout le long du livre éclate son goût d'anecdotes bizarres. Où entre Élisa, les filles nous sont évoquées avec un relief saisissant. Deux lignes, et les voilà animées d'un flot de pourpre, toutes frémissantes de sang chaud et de chair vivante, prises sur le vif, dans un geste qui les révèle, dans une attitude qui résume leur tempérament.
 Et puis le roman d'Élisa a une portée sociale. M. de Goncourt lui a donné les allures d'un plaidoyer. Il s'en est servi pour protester contre la pénalité du silence continu dans les prisons.
 Je sais bien que Zola, lui aussi, a tenté de donner une valeur philosophique à son livre. Il a, çà et là, de petites phrases incisives sur la mouche d'or, mais quel truc de féerie démodé ! Ne s'avise-t-il pas de nous suggérer Nana comme un instrument de vengeance entre les mains de la divinité ! Oui, Nana devient la verge avec quoi le bon Dieu fouette, pour la punir, une bourgeoisie corrompue, une noblesse plus riche en vices qu'en scrupules. C'est pour cela qu'elle pourrit les hommes, Nana ! c'est pour cela qu'elle ruine les familles, qu'elle désorganise la société ! C'est une des dix plaies d'Égypte, une petite peste que le bon Dieu envoie, en guise de carte de visite, aux mortels, pour se rappeler à leur bon souvenir, et les morigéner quelque peu de leur vie de désordres et de leurs sottes dépravations. Mon Dieu ! c'est une théorie comme une autre, mais elle n'est justiciable que des seuls abonnés du Journal des Débats, et c'est avec de pareilles billevesées que les aïeules, au soir, endorment les petits enfants.
 Donc, résumons. Si Zola surtout amuse, Goncourt davantage instruit ; si celui-là s'adresse de préférence à l'imagination et aux sens, celui-ci veut avant tout émouvoir l'esprit et le cœur.
 Huysmans, lui , s'attaque aux nerfs.

IV


 Intime spécialement se révèle l'art de J. K. Huysmans. Dans Marthe, il ne s'est pas suffisamment évadé de la double influence de ses aînés. Il écrit, plein de leur Préoccupation, hanté de leur faire, de leurs procédés, du souvenir de leur gloire. Il y a chez lui, bien qu'à la fin Goncourt l'emporte, une espèce d'hésitation : de là en son œuvre un manque d'équilibre, de santé morale.
 Je n'oublie pas que son livre sur la fille est le premier en date, et cela me sert à constater sa bravoure et son indépendance.
 Marthe, encore qu'elle soit l'aînée, tient de Nana et d'Élisa, mais elle n'a ni le relief de l'une ni l'intérêt de l'autre. C'est que Huysmans est impuissant à s'objectiver. Il n'est apte qu'à noter ses propres sensations, et l'on voit dès les premières pages de son livre que, sous le prétexte d'une monographie de la fille, il tient journal de ses états d'esprit.
 Une sorte d'idylle entre Marthe et Leo (lisez Huysmans), qui normalement ne devrait être qu'un hors-d'œuvre, devient, par ses proportions, l'intérêt local du roman, qui n'est plus l'histoire d'une fille mais la relation d'un collage. On y assiste aux développements embryonnaires d'une idée qui préside à tout l'œuvre de l'écrivain, et qui se manifestera tout à l'heure dans les Sœurs Vatard et En ménage, un des plus beaux livres de notre littérature.
 Entre temps, Huysmans se rappelle qu'il a voulu raconter une fille, et il nous conduit dans une maison de tolérance, mais ici même les sensations qu'il décrit sont purement subjectives ; ce qu'il n'oublie, c'est, par exemple, l'hésitation- d'un monsieur à rentrer dans le débit par peur d'être vu, et attendant pour ressortir que l'omnibus soit passé et que la rue soit vide. Toujours Leo (lisez Huysmans) apparaît brusquement entre les lignes, au coin des pages, crache une phrase amère, vomit un dégoût, et met derrière les agitations fantômales de l'héroïne l'écran de sa personnalité.
 Comme Nana, Marthe se fait actrice, mais c'est à Bobino ; comme Nana, elle devient agenouillée et mousseuse de haute marque, ayant salons et riches entreteneurs, mais cela dure dix lignes que Huysmans expédie avec une hâte visible et sans doute pour ne pas mentir à son sous-titre. Comme Huysmans, Marthe est triste et farouche. Elle prend en pitié ses amants parce que bourgeois portant des chemises de soie fine, et dont les banalités l'écœurent (!). Comme Huysmans, elle a des révoltes âpres, constate ses chutes avec des exclamations romantiques et pressure rageusement ses plaies en digne apôtre du pessimisme.
 Mais le manque d'objectivité, le manque d'imagination de l'auteur, on ne songe pas à s'en plaindre, le fond intéressant moins chez lui que la forme, le piquant des détails, l'humour et l'endiablerie des tropes, l'outrance de la syntaxe et la verroterie d'un style le plus éclatant qui soit.
 Sa langue vit et de quelle ardeur ! Il a des crudités de Batave exprimant tout, ne reculant pas devant certaines particularités honteuses qu'assume Teniers, débordant de sensualités gloutonnes à la façon de Rubens et de Jordaëns.
 Il a des petites phrases qui flocquent, impertinente comme des drapeaux de victoire, d'autres qui glissent avec des prestesses d'anguille. Il a des mots qui vous déconcertent, qui vous rabrouent et vous rudoient à la façon des gendarmes ; d'autres qui vous soufflent une haleine chaude au visage, vous prennent la main, vous mettent dans l'oreille un chuchotement honteux de coin de rue, déchaînant la bête ; et du remuement des pages montent d'accablantes touffeurs, d'empoisonnées fragrances, toute une lourdeur de ciel d'orage qui énerve.
 Ce n'est plus, comme chez Zola, l'odeur des germes robustes, une exaltation de vie, le travail des fumiers dans les étables, l'effusion d'un trop plein de sève, le rut puissant et sain, non ! c'est l'accumulation, dans les cellules nerveuses, de l'électricité mauvaise que dégage la vie au gaz, c'est cette sorte d'exaspération que donne l'abus du tabac et des alcools, c'est cette fièvre du sang qui porte au crime et qui va se résoudre, selon l'heure, en suicide ou en viol.

V


 Je m'arrête, encore que le sujet soit diablement étoffé et susceptible d'autres développements. Il me suffit d'avoir indiqué des nuances, sans me dissimuler ce que certains détails de ce badinage ont d'un peu spécieux. Mais ce spécieux — écueil inévitable de tout parallèle - a cette excuse que s'il exagère les différences c'est pour les mieux faire sentir, outre qu'il n'échappera pas à personne que ce parallèle était tout indiqué, entre trois écrivains inégalement géniaux, mais qui ont d'autres points communs que la couverture citron de Charpentier, entre trois écrivains dont les œuvres notoirement dissemblables (étant originales) témoignent au fond de tendances analogues et qui, aux mutuelles répercussions chromiques, forment une trilogie sympathique dans la progression mathématique suivante : Huysmans — Zola — Goncourt.

Ernest Raynaud.

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