Les Frères Zemganno

De MercureWiki.
 
Ernest Raynaud, « Les Frères Zemganno », Mercure de France, t. I, n° 4, avril 1890, p. 135-137.


AU THÉATRE LIBRE

les frères zemganno

 La critique s'est montrée sévère pour les Frères Zemganno. Ç'a été, dans les feuilles bien pensantes inféodées au « Georgeohnetisme » et au « Sarduvisme », un tolle général. Les Aristarques de la presse ont froncé le sourcil. Les moins âpres, tels que MM. Sarcey et Vitu, ont prononcé le mot de fumisterie ! Quelques-uns se sont fâchés rouge de ce que des mains profanes, non artistes, eussent osé tripatouiller le chef-d'œuvre redoutable d'Edmond de Goncourt, et ont crié au sacrilège !


 Des mains non artistes, certes ! j'en conviens, celles de M. Méténier. L'auteur de Madame la Boule n'apporte dans ses écritures ni le souci, ni la nervosité qu'il convient. Il n'est pas le sensitif en quête du vocable rare, déterminant, du mot qui peint, apte à comprendre pleinement les Goncourt et à faire passer, par suite, sur la scène, ce frisson spécial qu'ils ont mis dans leur œuvre ; mais il est homme de théâtre : il a des habilités spéciales, de la facilité, de l'entregent. Il sait et il pratique toutes les roueries de nos moins scrupuleux feuilletonistes, qu'il menace d'ailleurs dans leur gloire. À le connaître, il est charmant. Son exubérance de voix, son en-l'air de gestes vous tirant, quand il parle, un bouton ou un revers d'habit, toute la chaleur de son débit, toute l'animation de ses yeux, en font une personnalité. On sent une conviction. Il donne l'illusion d'un littérateur opiniâtre et féroce. Et tout cela va, chez lui, de pair avec une entente prodigieuse de la réclame, un agencement merveilleux du succès. C'est l'oiseau rare des éditeurs !
 Pour lui surtout, cette transposition des Frères Zemganno était ardue. Il s'est tiré de la difficulté avec bonheur. M. Alexis dut être ici bon conseilleur. Il a compris qu'il fallait le moins possible changer l'œuvre du maître. La pièce ! c'est simplement trois tableaux découpés dans le vif du livre avec l'ingéniosité rare qu'on va voir :


Ier acte


 Les frères Zemganno ont inventé un tour nouveau, qui doit leur conquérir Paris. Ils s'en entretiennent avec leur directeur. Survient la Tompkins, qu'on sent amoureuse de Nello. Rapidement, elle passe, constatant le dédain gouailleur, l'ironie audacieuse du jeune homme. On nous l'a suffisamment fait entrevoir excentrique et nerveuse. On conçoit que son dépit sera autre chose que résigné ; elle file avec un regard féroce où s'attisent des projets de vengeance.



IIe acte.


 Le Cirque d'Été. Les frères Zemganno vont entrer en scène. Leur nouveau tour est un saut perpendiculaire à travers un tonneau de toile. Ce tonneau, on l'apporte. La Tompkins, muette, vire autour. À la flamme noire de ses yeux, on devine qu'elle médite de lui substituer un tonneau de bois. Elle sort. À peine les frères Zemganno se sont-ils élancés en scène (la représentation se passe à la cantonade), qu'on entend un grand cri, puis les clameurs d'une foule surprise. Par suite de la substitution de tonneau, Nello a manqué son tour et, en retombant lourdement, s'est cassé les deux jambes. On l'apporte en scène sur une civière. La toile tombe.



IIIe acte.



 Convalescence de Nello. Gianni se désole, et quand il a compris que son frère ne pourrait plus faire de la gymnastique, il l'assure qu'il y renoncera lui-même et qu'il se résoudra à jouer avec lui, du violon, le derrière sur une chaise.
 On le voit, c'est la simplicité, c'est le nu du roman avec, autant que possible, les phrases mêmes de M. de Goncourt, çà et la, plaquées ; c'est le roman, mais sans plus les délicatesses d'analyse, les richesses descriptives ; et dans cette transposition, des nuances subtiles se sont évanouies, tout un parfum d'intimité s'est évaporé. Il y manque, à cette pièce ! la vie. Oui ! il y manque, à cette pièce ! l'âme du roman.
 Toutefois, pour qui a savouré l'élixir rare des pages du maître et qui s'en est grisé, cette représentation laisse un charme. Elle fut pour moi, qui l'ai considérée comme la mise en images de l'œuvre captivante. D'autant que MM. Grand (Nello) et Antoine (Gianni)ont eu d'heureux gestes, des inflexions inspirées, et par instants, la vivacité captieuse du livre. Quand à Mlle Sylviac , elle a silhouetté la Tompkins avec l'énergie farouche, le piquant exotique qui convenait.
 De là deux courants bien distincts dans la salle. La sympathie des lettrés, suivant en eux-mêmes les péripéties du roman rappelées par des équivalents scéniques, et l'ennui des autres, cherchant à saisir le sens d'une chose dont ils n'avaient sous les yeux que le symbole.
 Sarcey lui-même n'a pas vu que l'intérêt de la pièce gisait non dans la traîtrise de la Tompkins (ah ! oui, la grande scène d'amour à la Sardou, la courtisane froissée qui, après avoir supplié, se révolte… tu connais çà aussi, toi, Dumas !) mais dans la touchante amitié des deux frères.
 Peut-être faut-il chercher aussi dans les raisons qui ont fait que la pièce a été mal accueillie, ce bruit fâchent suscité autour d'elle par des reporters malavisés.
 Avec des soins minutieux, on nous avait narré la gestation du drame, les nuits blanches, les cigarettes, les démarches de MM. Alexis et Méténier, les lectures émouvantes faites, la nappe ôtée, chez MM. Daudet et de Goncourt. On assurait que dans le grenier d'Auteuil, des habitués avaient maculé d'une effusion lacrymale la soie de leur gilet, et l’Évènement s'était, le matin même de la représentation, imbibé, comme eux, de pleurs ineffables. Tout cela avait inutilement surexcité les nerfs des spectateurs.
 Et puis, on nous avait promis une mise en scène somptueuse, des décorations uniques, des cavalcades, quoi encore ?… des maillots ! Hélas ! nous n'avons eu, en fait des maillots, que celui d'Antoine, et cela n'a pas même fait braquer les lorgnettes. Pourtant cet acte du cirque a paru le meilleur (ô éternel cabotinisme !). La représentation en sourdine, les fanfares à la cantonade, les applaudissements lointains, ont intéressé. La galopée des spectateurs effarés accourant sur la scène, après la chute de Nello, a fait haleter la salle. C'était d'un réalisme saisissant. Mais ce n'était là qu'un effet de gros mélodrame.
 En somme, cette représentation a été curieuse. Si elle n'est pas appelée à faire date dans notre histoire littéraire, elle aura eu ce résultat heureux d'accaparer quelques jours l'attention publique au profit du premier (sans conteste !) de nos romanciers contemporains et de deux jeunes dignes d'estime, laborieux et sincères, pour qui sont tous nos vœux.


Ernest Raynaud.



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