Les Livres août 1892

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Mercvre, « Les Livres », Mercure de France, t. V, n° 32, août 1892, p. 354-366



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LES  LIVRES (1)
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 L’Art Impressionniste, d’après la collection privée de M. Durand-Ruel, par Georges Lecomte. Trente-six eaux-fortes, pointes-sèches et illustrations dans le texte de A.-M. Lauzet (Typ. Chamerot et Renouard). ― V. page 345.
 Le Chevalier du Passé, tragédie moderne en 3 actes, 2me partie de la Légende d’Antonia, par Edouard Dujardin (Vanier). ― V. page 349.
 La Fin des Bourgeois, par Camille Lemonnier (Dentu). ― En ce temps assez peu génial, avoir du « tempérament » est le don suprême : passer pour en avoir est identique, et prouver en avoir, aux yeux de la majorité de la critique et des snobs, s’obtient en écrivant des choses toujours à peu près les mêmes, sur le même plan et dans la même langue. Simple affaire de procédé, à la portée du dernier cancre de lettres. Comme tel industriel s’approprie la trouvaille de l’inventeur en la modifiant un rien, il suffit à l’écrivain de s’assimiler la manière de quelqu’un en l’adultérant vaguement. Or, si le constant souci de faire œuvre d’artiste, trop apparent pour qu’on le lui dénie, défend M. Lemonnier du reproche d’être fécond ― car on le lui reprocherait volontiers ― on se rattrape sur sa « diversité », laquelle dénoncerait à la fois une faiblesse de « tempérament » et un penchant à l’imitation. Raisonnement de sophiste. L’accusation s’applique merveilleusement à nombre de contemporains, qui ne sont divers que parce que, manquant en effet de tempérament, ils subissent toutes les influences. C’est tout juste le contraire qu’affirme la variété dans l’œuvre de M. Lemonnier : la proposition doit être retournée quant à lui, chez qui la diversité naît de la richesse du fonds. Mais dans un œuvre aussi touffu que le sien, qui va de la plus minutieuse analyse aux plus hautes généralisations, il est des rencontres fatales avec ceux que leur défaut de souplesse cantonne à jamais dans un genre, ou les habiles qui savent arriver plus vite et sans fatigue en se spécialisant dans telle fabrication brevetée S. G. D. G. Il ne faut pas oublier que M. Lemonnier écrivait Happe-Chair en même temps que M. Zola Germinal, et il est assez peu surprenant que, dans La Fin des Bourgeois, certaines des affaires brassées par les Rassenfosse rappellent les opérations de Saccard, dans La Curée : le bourgeois et les affaires du bourgeois sont les mêmes partout. D’ailleurs, aucune comparaison possible, sinon, et rien que par place, dans la technique, soit la moins importante partie d’une œuvre. Il ne s’agit plus ici d’un épisode, d’un moment de la vie du bourgeois, mais d’une évolution totale, de la révolution de la bourgeoisie depuis sa naissance jusqu’à sa dissolution. M. Lemonnier montre cette famille des Rassenfosse, d’une souche de sublimes brutes, conquérant la richesse et la puissance par le travail opiniâtre, puis n’ayant plus qu’un seul souci, s’enrichir toujours ― mais par les affaires ― et jouir. Ils spéculent, agiotent, trafiquent, combinent de sales machinations, sans s’occuper des misères du peuple d’où ils sortent, qu’ils pressurent et qui les hait ; mais le vice les sape, la jouissance matérielle, leur bonheur de gavés les corrompt physiquement autant que moralement ; ils s’amoindrissent, déchoient, se désagrègent, s’éteignent en une lignée de dégénérés : c’est la fin des fins ― et s’il reste au monde un peu du sang de cette famille bourgeoise, c’est qu’une de ses filles, Ghislaine, plus saine que les autres, a couché avec un domestique dont elle a un fils bien portant et robuste, qui vivra. ― Œuvre d’une haute signification sociale, forte, bien équilibrée, écrite dans la langue riche qu’on sait. Des épisodes grandioses, et quelques-uns d’un superbe lyrisme. Jean Chrétien 1er et l’aïeule Barbe sont d’inoubliables figures, de même que ces types de dégénérés : la petite hystérique Simone, Régnier le Bossu, le glouton apoplectique Antoine Quadrant.
 A.V.
 Dans la Fournaise, par Théodore de Banville (Charpentier). ― Comme les héros grecs que les dieux frappaient de flèches bienveillantes, Théodore de Banville fut emporté, l’an dernier, subitement, sans que la maladie eût le temps d’altérer cette pensée, unique en notre âge, de fière joie, de fantaisie et de lyrisme. Il aima la joie parce qu’elle était pour lui synonyme de lumière et de beauté ; mais si volontairement il exclut de son œuvre tout ce qui en aurait troublé la glorieuse splendeur, il n’était point sans ressentir autant que les pessimistes déclarés les misères de notre condition. Quelques-uns se sont obstinés à tort à ne voir en lui que le poète des Odes funambulesques, en laissant de côté, je ne sais pourquoi, l’auteur des Exilés et de cette admirable Florise, qu'il faudra bien qu'on joue quelque jour. Cette œuvre posthume, Dans la Fournaise, mettra-t-elle fin à leur erreur têtue ? Je l'espère et n'ose le croire. La Fournaise, c'est Paris ridicule et tragique où grimacent, se ruent et pantèlent les bêtes pitoyables, les hommes hagards et féroces, les dieux qui meurent.
 Il ne sied pas d'apprécier sommairement une suite de poèmes qui résume toute une vie d'art sincère et désintéressé ; mais, avec la douleur ravivée qu'une telle bouche se soit tue, je transcrirai ici une page de ce suprême livre :

Soleil couchant

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 Dans le ciel qui se fait un jeu d'associer
 La douce rose avec des crudités d'acier ;
 Dans le ciel éclatant de sang, d'or et de soufre
 Se tord de désespoir tout un peuple qui souffre ;
 Ce sont les Dieux, les rois, les guerriers, les vainqueurs,
 Ceux qui donnent pour nous tout le sang de leurs cœurs.
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 Des animaux, chevaux, grands lions, aigles roux
 Brillent dans un éclair d'orage et de courroux ;
 Et devant tous les rois apparaît, la première,
 Une figure blanche et faite de lumière,
 Dont le visage clair et pénétré de jour
 Épand une clarté de douceur et d'amour.
 Et les Dieux dans le ciel brûlant qui s'irradie
 Se tordent, frémissants, mordus par l'incendie.
 Sentant s'ouvrir pour eux le gouffre incandescent,
 Ils exhalent enfin leur plainte, et s'adressant
 À l'homme qui n'a plus d'espoir ni de bravoure,
 Cependant que la flamme atroce les entoure
 Et dévore leurs fronts vermeils et leurs cheveux,
 Ils disent : Nous mourons parce que tu le veux !

 P.Q.
 Montmartre, par. C. Chaigneau (Comptoir d'Edition). — L'histoire simple de M. Chaigneau fera la joie des bonnes femmes spirites ; on y parle de couples androgyniques, de force radiante ; la maman d'un jeune homme qui semble à première vue raisonnable revient de l'autre monde pour dicter un message cryptographique et le faire insérer à la 4e page d'un journal ; enfin il y a des apparitions, du bruit sous les meubles, de la télépsychie, des déclamations sur l'âme et l'avenir de l'humanité. — Victor Charme est venu à Paris pour étudier la médecine ; un jour, il escalade la butte par la rue Foyatier et s'extasie ; après plusieurs pèlerinages, il s'appuie contre la rampe, retire son chapeau, et d'une voix claire appelle l'amour et la sœur idéale (il est 10 heures du matin, le moment est précis) ; et voilà que du bout de la rue Saint-Jacques la sœur idéale se met à courir ; elle grimpe les escaliers, se précipite, la petite folle, tant le magnétisme a de puissance ; — comme elle est honnête, cependant, l'honnête jeune homme l'épouse, et tout porte à croire qu'ils feront beaucoup d'enfants.
 M. Chaigneau, pardonnez-moi de me moquer : le grand tort de votre histoire, voyez-vous, c'est sans doute d'être moderne ; les occultistes ont beau nous récréer avec des tourbillons de radiances et le monde des harmonies éternelles, nous n'oublions point qu'ils prêchent en redingote et en tube de soie : nous les trouvons ridicules un peu à la manière des pasteurs protestants. Ce qui fait le prestige des petites princesses de la légende, c'est justement l'incertitude de leur vie ; nous les évoquons au lointain des siècles, parmi des décors irréels et charmants ; elles sont des figures de rêve, les vagues et délicieuses apparitions d'un clair de lune mystique. Devant elles, une jeune institutrice, même peintre de fleurs et songeant de grand art (!), même fille d'un capitaine de cuirassiers tué à Reischoffen, est un être bien matériel, d'une idéalisation bien relative. Si vous ne le saviez comme moi, je vous dirais encore que le prince Charmant n'allait point à la clinique de Lariboisière, qu'il n'écrivait point de thèse sur les « Rétinites symptomatiques » ; malgré votre évident désir de nous intéresser au symbole de ce couple-citoyen, j'ai peur que vous n'ayez manifesté trop de lyrique enthousiasme dans la phraséologie nébuleuse de l'hermétisme. — Vous avez vu trouble, M. Chaigneau ; je ne vous rappelle pas à l'évidence pour vous êtes désagréable, mais examinez donc maintenant votre lanterne ; je suis sûr que vous allez y reconnaître la traditionnelle vessie.
 C. Mki.
 L'Athènes de la Sprée, par Luc Gersal (Savine). — Il s'agit d'une physiologie de Berlin. Sujet délicat entre tous par ces temps de chauvinisme. L'auteur, d'un caractère aimablement bonhomme, semble-t-il, s'est tiré à merveille de ce mauvais pas. Il a vécu longtemps dans les lieux qu'il décrit, a pénétré profondément ce monde toujours factice d'une capitale encore neuve, et il parle après mûres réflexions. Une pointe d'esprit gaulois (du bon), de la diplomatie et une grande science du détail lui permettent de nous montrer le Berlinois justement triomphant sans que nous puissions nous fâcher, et de nous le faire apercevoir ensuite sous ses mauvais jours sans qu'il s'en fâche (espérons-le). Théodore Randal (dont le Mercure a publié dernièrement un remarquable article) a fourni aux études de Luc Gersal des notes complémentaires sur le socialisme en Allemagne très curieuses. En somme, les Croquis berlinois forment une série de tableaux d'intérieur consciencieusement peints, et tous ceux que le Déroulédisme n'aveugle pas pourront faire leur profit de cette œuvre écrite en bon français… sous tous les rapports.
 ***
 Contes à la Reine, par Robert de Bonnières (Ollendorff). — M. de Bonnières, qui aime les sous-titres autant que les sous-entendus, pourrait écrire un conte appelé : « Le Bibliographe, ou Qu'il est utile quelquefois de lire un livre jusqu'au bout devant que d'en juger, ou encore Qu'il ne faut point se fier avec trop de bonhomie à la devise de l'enseigne. Il a inscrit au seuil de son livre deux vers de mauvais augure :
 Héros légers dont les flûtes légères

 Ne doivent rien aux Muses étrangères.

 Quelle âme hardie ne doit pas être l'âme du lecteur qui passe outre néanmoins, au risque d'affronter tout à l'heure un monstre ancien et peut-être immortel, l'esprit français. Mais quelle surprise aussi de ne pas rencontrer la vilaine bête, en gardant tout le long de la route la délicieuse terreur qu'elle ne vienne à apparaître et à faire fuir aussitôt tout charme et toute poésie : il suffit qu'on la devine prête à l'agression pour penser à elle et se réjouir ainsi qu'elle soit absente, ou du moins honteuse d'elle-même et comme terrée. N'ayez crainte : vous n'entendrez point ici le rire matois de Marot et Désaugiers, que d'aucuns préfèrent à la hautaine tristesse de Vigny, le patriotisme intellectuel consistant, comme l'autre, à ériger en mérite supérieur les plus médiocres qualités et les plus haïssables défaillances de la race. Vous éprouverez au contraire, en fréquentant ce recueil de poèmes, un plaisir de nouveau et d'inédit et même d'exotisme, mais d'exotisme chronologique ; la langue que parle M. de Bonnières nous est devenue presque aussi étrangère que l'islandais ou le tamoul : qu'on imagine un contemporain de La Bruyère qui n'eût pas trop oublié le parler de Ronsard et qui, sans archaïsme brutal, choisirait seulement dans le vocabulaire du passé les mots qui nous sont encore usuels, et dans la syntaxe les tournures les plus aisées, les plus logiques et les plus significatives, et nous raconterait des histoires vieilles et nouvelles, les belles légendes qui, depuis l'origine des âges, enchantent les enfants et les hommes, et que chaque génération adapte à sa mode. J'admets que ce soit Perrault qui conte Mulot et Mulotte ou Le Follet : c'est la même sobriété d'images et de couleur. Mais déjà la sonorité des vers avertirait que le poète est d'une autre époque. De jadis il a retenu l'élégance, la finesse et la pureté de diction ; cela et rien de plus. Encore qu'avec raison il se refuse à l'émotion banale et au désespoir facile, il n'affecte point cette méprisable désinvolture gauloise qui raille toute délicatesse de cœur et admire la vie avec stupidité. Quand Sauge-Fleurie, la petite fée, se donne au prince, sachant qu'elle mourra pour avoir aimé un homme, toute à la hâte de goûter la joie unique et meurtrière, elle refuse la couronne, les bijoux et les merveilleux habits en un simple et touchant discours :
 Est-il pour moi besoin de tant d'apprêt ?

 N'aimez-vous point la belle solitude…

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Lazare ressuscité, désormais
 Certain du néant qui rassure,
boit, mange, fornique et se plonge dans la crapule ; cependant passe saint Pierre qu'on mène pendre, tranquille et ravi, malgré le supplice prochain et les injures de la foule, et celui qui sait la tombe vide songe que l'autre fut le plus aimé :
 « Qu'importe que la Mort le leurre
 Puisqu'il ne le saura jamais,
 Et que, mort dans la joie immense
 Qu'on ne trouve qu'entre tes bras,
 Jamais tu ne l'éveilleras,
 O Dieu d'amour et de clémence ! »
 Mulot et Mulotte, bien qu'ils aient accepté la vie avec résignation et n'aient point trop pâti d'elle, refusent à la fée de tenter la chance d'une nouvelle jeunesse. Ils sentent obscurément l'angoisse d'être des hommes, et leur réponse est aussi poignante qu'un aphorisme de Schopenhauer. Mais la plus exquise pièce de ce livre, la seule où le plaisir ne vit point inquiet et précaire par l'appréhension du monstre, c'est L'Epitaphe d'une Courtisane. On a gravé sur la stèle un Peigne, un Miroir, un Collier et des vers où il est dit combien Vénus fut dure à celle qui sommeille là :
 Aussi plus que le rude glaive,
 Les lourds paniers, les socs tranchants,
 Ces menus objets sont touchants
 Sur ce monument qu'on élève,

 Et plus que l'humide filet,
 La rame votive ou la Parque.
 Ce collier qu'a noué la Parque,
 O vaine, ô faible Æa, me plaît ;

 Car ce Collier que l'on t'envie,
 Ce Miroir, ce Peigne ont été,
 Plus qu'eux et comme ta Beauté,
 Instruments d'une dure vie !
 Ne dirait-on, pour la grâce, un fragment de l'Anthologie grecque, et peut-on ne pas goûter, sans se reconnaître balourd, cette pitié presque ironique et point déclamatoire ?
 P.Q.
 Le Policier, par Oscar Méténier (Charpentier). ― Les œuvres de Méténier s'adressent au grand public. Ce ne sont pas exclusivement des lectures d'amateurs comme celles de Rosny ou de Lemonnier, et telles que l'auteur les a voulues nous devons les juger, sans parti pris, c'est-à-dire en nous plaçant au point de vue du grand public, lequel existe puisqu'il achète. Or, le Policier n'est pas seulement une œuvre intéressante comme lecture… de lecteur, ce livre nous découvre un Oscar Méténier nouveau, un Méténier anarchiste ! En s'aidant de la candeur de quelques vieux clichés, en faisant à quelques doux principes romantiques et romanesques certaines petites concessions, l'auteur du Policier vous flanque ni plus ni moins la société bourgeoise la tête en bas… et le triomphe, c'est qu’elle ne s'en aperçoit pas en le lisant. C'est fini du clan pleurnichard et imbécile des héros de Richebourg, de Montépin, de Bouvier, etc. Le beau ténébreux est remplacé par le marlou, la jeune fille vertueuse mais persécutée se trouve heureusement rafraichie par la noceuse du Moulin Rouge, et quant au père noble, il n'apparaît que pour servir de prétexte à l'apologie de l'assassinat. Je ne sais pas si c'est prémédité chez Méténier, en tous les cas cette totale absence de moralité du fond est bien faite pour nous ravir si la trop grande crânerie de la forme nous déconcerte parfois.
 A retenir du Policier un abattage monstre de la préfecture, et la manière délicieuse dont l'auteur dit : ce « brave garçon » en parlant d'un souteneur de Montmartre.
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 La Chanson de la Bretagne, par Anatole Le Braz (Rennes. Caillière). ― M. A. Le Braz est un poète breton, et il a voulu, dans son livre, nous donner la sensation de son pays, âpre et doux, farouche et mélancolique à la fois. Souvent il a réussi : dans la Chanson de la Bretagne il y a maints beaux vers descriptifs, qui nous évoquent de graves, et aussi de gracieux paysages où passent des hommes énergiques et vigoureux en même temps que naïfs et tendres. Mais les meilleurs poèmes de M. Le Braz sont, nous semble-t-il, ceux qu'il a écrits sur des thèmes populaires : on sait combien la Bretagne et riche en légendes ; et de ces légendes est venue une inépuisable littérature de contes et de chansons. De quelques-unes de ces chansons, M. Le Braz a fait des poèmes pleins d'un charme un peu mystérieux, et aux thèmes dont il s'est servi il a su donner une forme délicate, tout en leur gardant leur fraîcheur et leur simplicité. La légende de la Lépreuse, celles de Jeanne Larvor, de Jeanne Lezveur, de Jean l'Arc'hantec, plusieurs Sônes, sont la plus agréable partie de ce livre dont nous aimerions à voir disparaître quelques taches : où, par exemple, l'auteur nous répète trop souvent qu'il est Celte, où il y a çà et là des métaphores excessives et des images peu exactes, et où certaines strophes, d'une langue lâche, ressemblent un peu trop à des strophes improvisées. Nous ne doutons pas que M. Le Braz ne puisse se corriger de telles fautes.
 A.-F. H.
 Portraits d'Écrivains, par René Doumic (Paul Delaplane). ― Les écrivains étudiés sont : Alexandre Dumas fils, Emile Augier, Victorien Sardou, Octave Feuilet, Edmond et Jules de Goncourt, Emile Zola , Alphonse Daudet, J.-J. Weiss. L'auteur, très consciencieux, doué de l'objectivité qui fait le vrai critique, analyse avec impartialité et perspicacité le caractère des écrivains et juge libéralement la valeur de leurs œuvres. Cela suffit à le faire estimer. L'estime devient de l'admiration lorsque je songe qu'il a eu le courage de lire tout Dumas fils, tout Augier, tout Sardou… ― de l'admiration, et de l'épouvante à l'idée qu'une tâche semblable, vu le malheur des temps, aurait pu m'incomber. J'aime encore mieux lire M. Doumic, bien que nous n'ayons peut-être pas une commune idée esthétique. Le chapitre V excepté, je ne ferais pourtant que peu d'objections à son très subtil dépeçage des Goncourt.
 R. G.
 La Bohème diplomatique, par le comte Prozor (Perrin). — M. le comte Prozor, qui, par de consciencieuses traductions les premières faites en notre langue, contribua fort à propager parmi nous les oeuvres d'Ibsen, nous donne aujourd'hui un roman où sont dessinées de manière assez vive et assez amusante quelques silhouettes de ces importants nomades, bohèmes aristocrates, qu'on nomme diplomates, et où nous aimons à lire, attribué à l'un deux, un tel aveu: « Est-ce que les ambassadeurs savent seulement ce qui se négocie par-dessus leurs têtes ?.. A moins qu'ils ne l'apprennent par un journal... Rouage inutile, mon bon ami, rouage inutile… »
 A.-F.H.
 Le Rythme poétique, par Robert de Souza.( Perrin et Cie). — Dans le marais poétique où chacun coasse selon la force de ses poumons et le caprice de son génie, il est de mode depuis quelques années de discuter les questions de métrique, de parler nombre, rhythme, assonance, allitération, hiatus, apocope, quelquefois à tort et à travers ; mais toujours chacun de ceux qui parlent est rongé par le désir secret et légitime d'imposer à autrui comme une règle absolue sa méthode particulière de chant. Le reste des hommes passe le long des berges et ne comprend rien à tout cela ; pour lui toutes ces bêtes bruyantes sont des grenouilles, de simples grenouilles, et à moins d'être soi-même grenouille on ne peut distinguer nettement une rainette d'une grenouille-taureau. Au contraire de la plupart d'entre nous, M. de Souza connaît la valeur des mots techniques qu'il emploie, et son livre est fortement soutenu par de bonnes lectures et de sagaces réflexions personnelles. J'avouerai cependant qu'il intéresse plus comme une tentative désintéressée que comme une oeuvre d'utilité pratique et immédiate. Qu'un philologue considère l'évolution du vers français depuis son origine jusqu'à nos jours, qu'il constate l'apparition, la mort ou la survivance de telle ou telle forme, sans avoir d'autre souci que de dire comment les choses se sont passées : soit, le chercheur et le savant profiteront à le lire, s'il est consciencieux et bien informé. Qu'un esthète survienne qui essaie d'interpréter les faits recueillis par le philologue et montre que ces accidents ne sont accidents qu'en apparence, et que les formes abandonnées ont péri soit par vice congénital ou bien parce que ceux qui les employèrent manquaient de talent, qu il prétende découvrir le pourquoi, j'y consens encore. Mais ce qui me semble aventureux et vain, c'est d'édifier par avance, même en partant de l'évolution antérieure, la théorie d'un vers futur. Jamais les arguments les plus spécieux, les plus logiques, ne détermineront la naissance d'une oeuvre : un poème est une création organique et vivante, et nul ne peut dire ce qu'il sera avant qu'il ne soit, pas plus qu'on ne connaît exactement l'art de faire des enfants mâles ou femelles.
 Nous nous heurtons d'abord à deux lois contradictoires, toutes deux rigoureusement exactes : « Le rhythme n'est perçu que par la répétition », et « Tout rhythme trop souvent répété devient une habitude et n'est plus perçu en tant que rhythme. » Selon que l'une des deux lois s'impose plus vivement au poète, l'ordonnance sévère ou la liberté l'emporte, et, pour nous restreindre à ce siècle, nous avons successivement le vers monotone du premier empire, le vers parfois désarticulé outre mesure des romantiques, puis le retour du Parnasse à plus de régularité, et enfin les velléités actuelles d'émancipation. M. de Souza, tant qu'il interprète les faits anciens ou présents, est en général un observateur avisé et un esthète délicat (encore pourrait-on lui chercher noise parfois; p. ex. le vers de Racine est peut-être, contrairement à ce qu'il pense, d'une variété plus réelle que celui de La Fontaine). Mais des qu'il en vient à formuler une loi positive, cette loi est insuffisante ou discutable. Selon lui: « Ce n'est que le jeu des accents forts et des accents faibles qui peut achever d'animer le mouvement rythmique.» Par accent, M. de Souza entend l'accent oratoire et non le simple accent tonique : ne voit-il pas qu'ainsi, il songe seulement à l'élément pathétique du vers, ce par quoi il cesserait d'être une transposition de la vie pour devenir la vie elle-même, et qu'en acceptant cette loi unique on arriverait à la négation même de l'art, tandis que certaines déclamations du vers rendues obligatoires non par la passion ou la logique, mais par une nécessité musicale voulue du poète, créent vraiment un autre monde par une audacieuse transfiguration de la vie?

P. Q.


 Balzac socialiste ( Extrait de la « Revue socialiste »), par Robert Bernier (Sevin). — Il y a quelques années, on feuilletait les auteurs célèbres , anciens et modernes, pour trouver en leurs œuvres des traces de la manie alors dominante, l'anti-cléricalisme; et on en trouvait — jusque dans Pascal, jusque dans Bossuet! Aujourd'hui que la mode est au socialisme, il sied que ces mêmes auteurs nous soient affirmés tels que des socialistes, — au moins inconscients. Dirais-je de ce genre d'étude qu'il me semble particulièrement inutile? Si je voulais prouver Balzac monarchiste ou théocratique, catholique ou athée, anarchiste ou républicain, — par un habile choix de phrases j'en viendrais à bout facilement, et je convaincrais les gens faciles à convaincre. D'ailleurs , comme tous les hommes d'une très vaste intelligence, Balzac devait avoir, non pas une, mais cinq ou six cents opinions: que le socialisme se trouvât dans cette collection, cela est fort admissible, — et, en son ingénieuse et paradoxale étude, M. Bernier a raison.

R. G.


 Nobles et Noblesse, par De Nimal (Savine). — Recueil de faits et surtout d'anecdotes touchant l'ancienne noblesse française et la nouvelle. Des appendices intéressants; beaucoup de renseignements curieux; encore plus de scandaleux racontirs. L'auteur n'a pas compris ceci: une société aristocratique est à peu près au-dessus des lois; elle n'a que des usages et vit dans une relative anarchie: c'est pourquoi les vices et les passions (aussi bien que l’héroïsme et le libre esprit d'initiative) s y développent très heureusement, — loin des vertus moyennes et des vices moyens, également vomitoires.

R. G.


 Expiation, par Guy de Charnacé (Savine). — Ce roman est de la plus ridicule banalité; pour preuve de notre dire, nous en citerons le premier alinéa: « Les hommes de ma génération se souviennent encore du drame lugubre où sombra la carrière d'un des jeunes diplomates les plus distingués du règne de Louis Philippe. Le cercueil d'une jeune femme, admirablement belle, mariée in extremis, et celui d'un enfant nouveau-né, se dirigeaient un soir, à la lumière des torches, vers le cimetière d'un village italien. Un homme accablé par la douleur et par le remords suivait, seul, le funèbre convoi. A la même heure, une autre femme, sœur de cette morte, victime, elle aussi, de cette triste situation qui fit si grand bruit en 18.., tombait presque sans vie dans la dernière scène. »

A.-F. H.


 Comic-Salon, par Willy, dessins de Christophe (Léon Vanier). — A Henry Gauthier la providence a ajouté Vil-art, et c'est par un sentiment de respect excessif pour un illustre poete qui se nommait tout simplement Gautier que l'auteur de Comic-Salon signe Willy des œuvres peu recommandables. Dans la science du calembour M. Willy est d'une érudition profonde, et il n'est pas une page de lui où l'on ne constate qu'il ait beaucoup lu et retenu; malheureusement, il ne sait pas faire un choix, et c'est, surtout, aux auteurs anciens des plus mauvais almanachs qu'il emprunte. Il doit à son savoir le bon accueil que lui fit la presse quotidienne, mais il nous étonne que, doué d'un talent aussi productif, il s'adresse avec un désintéressement inopportun à certaines revues sans rubriques pour son emploi. C'est là une erreur dont il reviendra. M. Willy, dans ses écrits, ménage ses lecteurs. Comic-Salon, par exemple, engendre plutôt cette mélancolie qui est de la tristesse indifférente que le rire qui distrait et détourne des travaux graves. Ce genre de lectures est utile surtout à ceux qui écrivent et qu'inspirent les toutes petites vanités de ce monde. Il arrive parfois que l'on se trompe sur la valeur des styles, et je dois à M. Willy de reconnaître aujourd'hui combien je me suis mépris vers mes douze ans sur l'impor- tance d'une publication périodique, la Lanterne de Boquillon, que je lisais assidûment à cause d'opinions républicaines et anti-cléricales que j'affichais au lendemain de ma première communion. Je parlerais volontiers des dessins de M. Christophe, mais mon ami Albert Aurier fait ici la critique d'art et je ne veux pas empiéter sur son domaine.

J. L.


 Les Illuminés, par Jac Ahrenberg et Fernande de Lysle (H. Simonis Empis). — Scènes de la vie des Hihulites, dit le sous-titre; et peut-être le seul intérêt de ce roman est-il de nous révéler l'existence d'une secte de salutistes, de méthodistes aux prédications ambulantes, dans les Villages perdus et les neiges de la Finlande — L'histoire, qui pourrait être curieuse, est parfaitement insignifiante, écrite pour les jeunes filles de six ans, et d'une moralité incontestable ; paysans, maquignons, pasteur ivrogne, amourette contrariée, vieux serviteur débitant des proverbes et coup de fusil pour le dénouement, — Mme Fernande de Lysle, dont je me garderai de médire, — j'ai toujours peur de m'attaquer à une jolie femme, — présentera sans doute sa petite affaire à la commission des livres de prix ; je ne crains point pour elle, mais, si j'étais l'éditeur, quand même, j'ajouterais des images.
 C. Mki
 Soleil d'Afrique, par Jean de Villeurs (Lemerre). — Le colonel de P... est, au dire de M. François Coppée dans la Préface de ce livre, un "superbe colonel". Peut-être ; mais, comme poète, il n'a aucun talent, et il devrait bien s'abstenir de montrer au public les niaiseries que, sous le pseudonyme de Jean de Villeurs, il écrit entre deux commandements.
 A.-F. H.
 Les Ames noires, par Georges Poulet(Lemerre). — Si l'auteur de ce livre y montrait quelque part les dangereuses qualités d'artiste et de poète, il serait infailliblement poursuivi, sous le chef d'outrages aux bonnes moeurs, et s'en irait pour de longues années dans les geôles de notre libre République. Mais des vers tels que
 Car la semence humaine est la même en tous lieux...
 Le vol
 Sachons donc arrêter le travail qui s'opère
 Dans les flancs fécondés par un amour ardent.
 Qui nous retient la main?….
 Père
cette apostrophe à Pasiphaé :
 Etreins de tes cuisses vermeilles
 Les flancs de ton beau lévrier…
 Pasiphaé
l'apologie du vampirisme:
 J'aime les vierges refroidies
 Que la Mort jalouse a roidies…
 Vampire
le proxénétisme maternel offrant à un jeune cavalier une gamine de quinze ans :
 S'abandonnant sans les comprendre
 A tes baisers les plus savants…
 .....................................
 Si tu la veux, je te la vends.
 Courtage
toutes ces petites drôleries trouveront la magistrature indulgente et tacitement sympathique, à cause dé leur louable et obstinée platitude. Dieu est grand ! s'écrierait Raoul Ponchon.
 P.Q.  RÉÉDITIONS
 Versiculets, par Alfred Poussin, Préface de Jean Richepin, Notice d'Alfred Vallette, avec deux Portraits de l'auteur (dans 50 exemplaires de luxe, un seul dans les exemplaires ordinaires), par Evert van Muyden(Genève : imprimerie Centrale Genevoise, — Paris : Léon Vanier). — Je ne sais pas de livre qui reflète mieux son auteur que ces Versiculets dont voici une troisième édition, et c'est une histoire tragi-comique que la leur : ils la racontent eux-mêmes. Chaque fois qu'il les réimprime, Poussin les élague et y ajoute ; ainsi ont disparu de la seconde édition quelques pièces assez factices qu'on lit dans la première, et il est exact de dire que la troisième, encore expurgée, n'est plus faite que de moment d'une vie — déjà longue. Il n'est point jusqu'aux continuelles modifications des dédicaces qui ne soient significatives de quelque incident — accident serait plus juste — de cette vie à la fois bohème et très ordonnée. Et le livre offre un mélange de naïveté, de pessimisme sans amertume, de fierté parfois défaillante, d'amour de l'art, de détestation du Mufle, de mélancolie point pleurnicharde, d'esprit ça et là. Poussin eût excellé dans un genre secondaire bien délaissé aujourd'hui, l'épigramme. En Voici deux :

Le Silence d'or
Je vous demandais, Excellence,
Un louis sur votre trésor ;
Mais, sachant bien que le silence est d'or,
Vous jugez bon de garder le silence.


A un Grec de la Décadence
Je ris bien lorsque tu flagelles
Musset, qu'on admire partout :
Ses vers inspirés ont des ailes,
Et les liens n'ont que des ficelles
Et des pieds à dormir debout.


 La prosodie d'Alfred Poussin, tout à fait simple, ne relève de personne, et s'il a des vers malheureux, par exemple celui-ci :
 J'embrassai tout enfant le culte d'Apollon,
il en a qui dénotent sinon la Science, du moins le sentiment du rythme. Mais les Versiculets valent surtout en tant que confession : chacune de leurs courtes pièces est une échappée sur une vie absolument unique en notre ère bourgeoise ― ainsi, du reste, que l'auteur lui-même le reconnaît :
 Si ma conduite est étrange et permet
 A quelques-uns de la trouver blâmable,
 ― Je leur réponds Pour couper court et net :
 Je ne suis pas votre semblable.
 A.V
 L'Anarchie dans l'Évolution socialiste.Esprit de Révolte, par Pierre Kropotkine (au bureau de la Révolte, 140, rue Mouffetard). — Deux brochures de propagande montrant la nécessité et l'imminence d'une révolution nouvelle.
 P.Q.


(1) Aux prochaines livraisons : Baisers d'Ennemis (Hugues Rebell) ; La Dragée haute (Féline de Comberousse) ; Les Vibrations (Amédée Amoric) ; Dicts et Symboles (Gaston Le Poil) ; Vers l'Etoile (Emile Vitta) ; L'Adolescent confidentiel (Michel Féline) ; L'Invisible (J. de Tallenay) ; Une transformation de l'Orchestre (Charles Henry) ; La jeunesse de demain ( F. Vanden Bosch) ; Les Dons funestes (Charles Saunier) ; Printemps sombre (Charles Cudell) ; La Passante (Adrien Remacle) ; Tryptique des Châtelaines (Tristan Klingsor) ; Contes chrétiens ; Le Baptême de Jésus, ou les quatre degrès du scepticisme (T. de Wyzewa) ; Rimes de Mai (Henri Corbel) ; La Bataille de Tire-tes-Grègues (Maxime Oget) ; Deux Gloires (F. de Julliot) ; Les Grands Enterrements (Bazouge) ; La Fin des Dieux (Henri Mazel) ; et les livres annoncés déjà.



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