Les Petites Bruyères

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Jules Renard, « Les petites Bruyères », Mercure de France, t. I, n° 2, février 1890, p. 57-59.


LES PETITES BRUYÈRES

1


 Écrire des maximes, c'est relever chaque jour, comme un épicier d'ordre, les petites recettes de son esprit.


2


 Faire un volume entier, ou seulement tenir toute une conversation sans parler de ces dames, voilà une originalité à prendre, un tour de force à exécuter. Sinon, parlons en tout de suite et que ça finisse.


3


 Et d'abord, nous pensons leur être agréable, et même leur faire un brin de cour (étrange métaphore ! pourquoi pas une botte ?), en numérotant ces quelques notes au moyen de chiffres ordinaires, pour ne pas dire arabes, car il a été fréquemment constaté que les chiffres romains les déroutent, et qu'au delà du nombre XXX elles ne savent plus trop où elles en sont.


4


 Quand une femme vous dit: « Oh monsieur ! moi, je comprends tout ! » traduisez poliment : « Je suis une vieille folle, et, pour offrir des pantoufles à mon amant, j'économise sur les polichinelles de mes enfants et le tabac de mon mari. »


5


 Il est convenu que les poètes, les romanciers, tous les hommes d'art ne travaillent que pour la femme. Ils ont grandement raison et se trouvent vite récompensés par la façon décisive et délicate à la fois et savante dont elles jugent l'œuvre écrite ou peinte.
 Elles disent : « Il y a des choses drôles », ou bien : « c'est joliment troussé », ou bien encore : « est-ce assez chic ! ». Les plus sincères, les enthousiastes, celles dont l'admiration va sans détour à nos cœurs naïfs et vains, se tapent sur le genou avec force et disent : « c'est épatant ! » ―


6


 Je connais un jeune homme d'une grande prudence et d'une sévère méthode. À chaque fin d'amour, il prie sa dernière maîtresse de lui signer ce petit billet : « je reconnais que notre rupture s'est faite d'un consentement réciproque, conformément aux règles les plus droites de la galanterie, et avec une entière bonne foi de part et d'autre. » ― C'est daté, et ensuite fermé avec cinq cachets de cire. Il se croit ainsi garanti contre le vitriol, et peut-être qu'au jour de son mariage il mettra tons les petits billets dans la corbeille.


7


 On voit par les rues des choses orgueilleusement peintes. Elles se font en outre remarquer par une allure interjectionnelle, selon le mot d'Edgar Poe, c'est-à-dire, sans doute, qu'elles sautillent sur le trottoir comme des points d'interjection dans un vers de théâtre. Quand elles baissent la tête, ce qui ne leur arrive jamais, on s'aperçoit que ces choses sont des femmes. Elles ont sous le nez un trait éclatant et dur : c'est leur bouche. Mais il semble plutôt que ce soit une fente de tirelire. Il suffit d'y jeter un louis qui tombe sur leur cœur, sensible comme un pèse-lettres, pour avoir aussitôt un petit flacon d'amour bien imité et ressemblant à s'y méprendre à de l'amour de femme honnête, et, par là, elles méritent de manger leur pain quotidien, et le nôtre.


8


 Vous vous dites : « Enfin, voilà donc une femme sérieuse, nouvelle pour moi et que j'aimerais, réfléchie et même grave, une femme qui ne rit pas à propos de tous les riens ! »
 Mais non : elle a les dents d'un bleu de Prusse très-foncé, et la préoccupation de ne pas les faire voir.


9


 « J'adore le beau ! » dites-vous, madame. Quel beau ? Le beau quoi ? Le beau Léandre ! car enfin, vous n'en doutez pas, pour la femme, l'art, c'est l'artiste ; d'où il résulte que :


10


 à Paris, en Province et même à l'Étranger, il y a dans tout ménage bourgeois un artiste qui le ronge au cœur.


Renard


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