Les Petites Bruyères septembre 1890

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Jules Renard, « Les petites Bruyères », Mercure de France, t. I, n° 9, septembre 1890, p. 313-315.


LES PETITES BRUYÈRES


I


 Un jour, on m'a dit : « Si tu veux faire ton chemin, il faut aller dans le monde ! » Le soir même, en carcan, je suis parti de bonne heure, sur la pointe (il pleuvait) de mes bottines vernies. Le premier arrivé, j'ai découvert tout de suite le maître de la maison. L'État l'emploie quelque part. Je me suis mis bien avec lui, et nous avons allumé les bougies ensemble, celles du devant seulement, à cause de la tenture qui prend feu « pour un rien ». Je tenais la boîte où il jetait les vieux bouts. Madame s'habillait. Il commença:


II


 « D'abord, pour votre peine, un conseil. Allez vite prendre dans l'antichambre votre chapeau et votre parapluie, et portez-les dans un petit coin que je vais vous « enseigner ». Ils y seront, je l'espère, plus tranquilles, et vous ne courrez pas le risque de retrouver votre chapeau neuf avec des poils roux, et votre parapluie de soie transformé en jonc exotique coupé dans le bois de Vincennes. Sachez qu'il défile, en un hiver, ici, plus de mille personnes. C'est comme chez le commissaire de police. Seulement, on vole « en sortant ».


III


 « Prononcez, au hasard, pour voir, un nom d'homme célèbre. « Cher monsieur, vous dirai-je aussitôt en faisant une bouche de flûtiste, il était encore à notre dernier jeudi. Il n'en manque pas un, et nous l'attendons ». Mais la vérité est que vous en serez réduit à appeler « cher maître » le triste maître de maison que je suis. Heureusement, tous les genres d'esprit se donnent rendez-vous chez moi : le fin, le subtil, l'aigu, le profond, le prime-sautier, le rude et le doux. D'habitude, ils font un tintamarre ! On se croirait dans un salon... sérieux, quand madame est bien gentille. Mais, par exception, ce soir, comme tous les soirs d'ailleurs, ce sera « un fait exprès ». On entendra la bêtise voler, la bêtise hannetonnante.


IV


 « Un homme est distingué et reçu dans le grand monde s'il ne crache pas sur le parquet, s'il ne tripote pas ses chaussettes en causant et s'il s'assure de temps en temps que son pantalon ferme bien. Une femme distinguée est une femme « qui ne se fait jamais remarquer », ou, plus simplement, une femme qu'on ne distingue pas. Ils s'asseyent, bâillent, se lèvent, marchent de long en large, sifflotent des airs. Qu'est-ce qu'ils font là ? Ceux qui ne s'ennuient pas, se raccrochent. C'est dégoûtant. Je suis obligé de me placer devant eux, en Christ, les bras écartés. 


V


 « Ils me stupéfient, viennent chez moi, me regardent à peine, mangent tout mon sucre, et ne me parlent que pour me demander « où sont les cabinets ». Je cloue le tapis afin de les empêcher de secouer leur linge bimensuel ; mais ils danseraient sur mon ventre. Je fausse le piano à l'avance ; mais ils joueraient sur un ratelier de dents fausses. En outre, ils aiment beaucoup le jeu des « petits papiers », ainsi appelé à cause des petites ordures qu'on écarte dessus. Par exemple, qui me mettra dans ma poche la clef des diseurs de vers ? Ho ! les sales gars ! Toutefois, j'ai mon bénéfice, le droit de couvrir, au vestiaire, les épaules croûteuses des plus vieilles dames et de glisser ma main dans leur dos, jusqu'aux reins.


VI


 « Nous avons un ami indispensable. Peut-être trouverait-on, en cherchant bien, une de ses chemises de nuit sous l'édredon de madame. Quand elle chante, il va de l'un à l'autre, en chien de berger, ramène au centre ceux qui s'éloignent, et, le premier jappe avec ses mains, aux bons endroits. Il prend le chouberski par l'oreille, le passe dans la salle à manger, et, très haut, trouve fameux un thé qui n'a encore séché que deux fois sur la fenêtre.
 Puis, quand l'heure s'avance, il dit, inspirant, expirant avec force et lenteur sous sa main en abat-sons : « Si on s'en allait ? allons donc nous-en ; madame est lasse. » Il empêche les gens de rester trop tard et fait vider les lieux. Cet homme-là vaut son pesant d'appointements fixes.


VII


 « Mais, je le répétais encore à madame tout à l'heure, à notre dîner de pommes frites (il faut bien vivre), je veux faire mon chemin ! Vous aussi, n'est-ce pas ? Tant mieux. Permettez que nous fassions route ensemble. On sonne. Voilà, si je ne vous compte pas, le premier de nos imbéciles. Misère de misère ! Ils ne me prêteront donc jamais la paix ! Préparez-vous. Le moment est venu de s'amuser ferme. Aussi, tenez, cher monsieur, si j'étais à votre place, tandis qu'il en est temps encore, j'irais me coucher, et, rentré dans ma chambrette (un lit, une table, une chaise : je vois ça), las d'avoir fait mon tour du monde, je déchirerais, et comme on effeuille un manuscrit d'oraison funèbre sur une tombe poétique, j'émietterais pour les souris mon plastron de chemise en papier gommé. »


Jules Renard


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