Les Rainettes

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Jules Renard, «Les Rainettes», Mercure de France, t. III, n° 23, novembre 1891, p. 270-271


LES RAINETTES


 Assis sur le banc planté devant la porte, ils échangent leurs souvenirs sans remords et se racontent des histoires, toujours les mêmes, qui ne se passent en aucun temps, en aucun lieu.
 Tandis que les rainettes infatigables roulent au loin leurs r, le plus âgé chevrote d'abord. Comme il fait nuit, chaque apparition de fantôme a son succès d'effroi. Les gamins écoutent, accroupis entre les vieux et le fumier verni de lune.
 — « Êtes-vous crédules de ça? »
 — « On en voit tant. »
 — « Y en a-t-il, des étoiles! »
 — « Si on allait se coucher? »
 Il restent encore. D'une pipe, régulièrement, une bluette de flamme s'échappe et s'éteint vite, toute seule sur la terre contre les astres de là-haut. Un géranium se penche au bord d'un pot cassé, et par ses becs-de-grue égoutte son odeur.
 Le feu d'une voiture file entre les acacias de la route :
 — « Qui donc que c'est? »
 — « C'est le garde-port qui rentre. »
 La voiture s'éloigne et la curiosité cesse avec le bruit.
 Les rainettes continuent leurs appels stridents, si clairs qu'elles semblent quitter les buissons humides les feuilles vertes comme elles, se rapprocher du mur, et, bruyantes, entrer au creux des pierres.
 Il faut pourtant aller se coucher : demain on tire le chanvre.
 Les veilleurs baillent, enfin se lèvent. Quelle douce soirée!
 Ils dormiraient dehors. Au matin, on les trouverait là, engourdis, blancs de rosée.
 — « Bonsoir »
 — « Bonsoir ... soir .... oir .... »
  Ils s'enfoncent dans l'ombre. Quelques femmes, des jeunes, allument une lanterne par peur de buter. Les portes se ferment, poussent leur long cri d'angoisse dont frissonnent les hommes en retard.
 Et les rainettes même, lasses de lutter, leurs roulades étant vaines, vont prudemment céder au silence.

Jules Renard.


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