Les cornes du faune

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Edouard Dubus, « Les cornes du Faune », Mercure de France, t. II, n° 14, février 1891, p. 110-114.


LES CORNES DU FAUNE(1)


 Les vrais poètes de ce temps, à la différence des autres, ou de nombreux devanciers, proclament le souci de donner à leurs œuvres un titre qui en suggère l'intime pensée. Aussi, la lecture de ces mots : Les cornes du Faune, évoquera-t-elle immédiatement une série de visions symboliques, où s'épanouira l'amour, en ce qu'il comporte de sensationnel, au détriment sinon à l'exclusion de ce qu'il peut avoir de sentimental.
 En effet, M. Ernest Raynaud s'est proposé de chanter les contentements de la possession physique et les tristesses qui s'ensuivent.
 Son volume, divisé en quatre parties : Paysages, Pastels, les Cornes du Faune, Deuils et Joies (Intermède, fine parodie de la manière de M. Coppée, étant un hors-d'œuvre), débute par une suite de tableautins : jardins, parcs, bosquets, palais, ruines, qu'attriste le regret des amours jolies, et des belles amours, et des étranges amours de naguère et d'autrefois :
  Où donc Lamballe? Où donc Marie aux lèvres pulchres?
  Où Polignac? fleurs sans gaîté qu'on croit de morts!
  O guirlandes qui n'êtes plus que de sépulcres!

 Et plus loin :
  L'Antinoüs, au fond des Versailles perclus,
  Se dresse encor, triste d'un culte qui n'est plus,
  Et de survivre à ceux des rois qui l'ont aimé.

 Toute distraction dans les innombrables jeux plastiques de la nature est impossible ; la dolente obsession un instant chassée revient toujours, là même où l'on croyait la fuir :
  Au bord du lac exsangue, en des fleurs d'hyacinthe,
  Un temple grec, où l'Amour de plâtre n'est plus,
  S'attriste, lui dont la pure gloire est éteinte,
  Que les temps aient été si vite révolus.

 Pourtant, il existe encore une sorte d'amour, qui a pour objet la chair seule, et guère la chair fraîche, affirme le protagoniste qui prend la parole dans Pastels. Regarde-t-il une danseuse : l'art de la ballerine lui importe peu. C'est un détail de costume, et quel détail ! qui le préoccupe :
  Et sous la jupe, à chaque fois qu'elle tressaute,
  Incontinent le pli de l'aine s'aperçoit.


 L'œil qui s'amuse à cela ne s'en contente point. Il s'attarde encore à contempler de petits jeunes gens, qui se présentent ainsi  :
  Leur mine, elle est de mime et s'effémine; au torse
  Pas une soie, ainsi qu'il plairait à la Force,
  Ne veloute de brun le safran de leurs creux.


 Tous ces êtres poudrederizés, maquillés et faisandés, les Cornes du Faune nous apprennent quel culte on leur rendra :
  Moi, j'aime tout entier, au seul gré de la Loi,
  Qui mit un cœur d'éphèbe antique en ma poitrine.


 Après une telle déclaration, peut-on s'étonner de confidences comme celle-ci?
  Aussi, de quels transports est-ce, ô Dieux! que je cueille
  Ces jumelles splendeurs, où, dans les temps voulus,
  La plaisante églantine indolemment s'effeuille.


 De tels paroxysmes de luxure sont vite suivis de châtiments, que M. Raynaud nous confesse dans Deuils et Joies. Ce sont d'abord des langueurs d'une douceur équivoque, de viles satisfaction que commence à désenchanter une vague couscience de leur nature.
  Il semble que je vais tomber en défaillance
  Le bonheur où je suis tient de l'insouciance
  Des fleurs qui n'ont de soin que celui de s'ouvrir.


 Voilà toutes les joies, purement physiques, des lendemains « du bain d'amour dans les chairs roses. » Elles seront brèves, laisseront las, mais non rassasié, celui qui les a subies, et ne tarderont pas à lui révéler leur bassesse :
  Et cette odeur, quoi que j'en aie et que je fasse,
  M'émeut, et traîtrement remet en branlebas
  Mes sens, ô quelle alerte d'eux ! dont je n'ai pas
  Rassasié comme il fallait la populace.


 Alors s'éveillent et crient tous les appétits mal endormis ou mal étouflés de la chair. Des visages et des corps, qu'il est impossible de posséder, viennent obséder l'imagination et le souvenir  :
  Son image vient s'accouder sur mon sommeil,


est-il écrit d'une amazone.
 Et toutes les désirées ou les aimées apparaissent avec la seule royauté de leur sexe :
 Toute la bête vit au fond des yeux païens

de celle-ci. Cette autre est parfaitement sotte et indifférente à l'amour qu'elle inspire :
  Et voici qu'elle laisse aller la file d'oies
  De gros rires, à me conter les vaines joies
  De sa vie, où mon sentiment n'entre pour rien.


Alors un cri de révolte s'échappe des lèvres de l'amant :
  O pouvoir m'affranchir du fol amour que j'ai
  Des corps charmants évoluant dans leur souplesse!


 Il veut devenir :
    ce moine qui se lève
  Et passe, ayant muré tout son corps au dehors,
  Avec, aux yeux, la seule image de la mort.


 Mais ces héroïques résolutions s'évanouissent en fumée. C'est folie d'entreprendre la lutte contre les impérieuses habitudes qu'on s'est données. Il suffit d'un rire éclatant, de l'odeur énervante des bois pour réveiller dans leur fureur les vieux désirs éperdus.
 Quel parti prendre?
  Redevenir plutôt la brute d'autrefois,


 Mais une âme désolée s'est trouvée dans cette brute, et le mensonge de l'étreinte ne lui suffit plus. Seulement, elle est en proie au juste désespoir d'avoir irrémédiablement manqué sa destinée, et il ne lui reste un refuge que dans la mort, la mort sans courage ni grandeur, comme la désire un sybarite :
  Les soirs exquis n'ont plus d'oreillers pour mes rêves;
  La belle fleur que j'ai cueillie était trop brève.
  O quand — simplement comme un qui s'endort — mourir!

*
* *


 De cette analyse des Cornes du Faune, il ressort que M. Ernest Raynaud, dédaignant le facile rassemblement de pièces disparates sous une étiquette quelconque, a composé une œuvre d'une rigoureuse unité. Chacune des parties de son volume concourt à l'exposition de la thèse morale qu'il lui a plu d'assumer, et toutes sont développées, les unes par rapport aux autres, en proportions harmoniques.
 S'il est fait mention ici d'une thèse, savoir : la brève déception des joies de l'amour charnel, ce n'est pas à dire que le poète se soit soucié de démontrer quelque proposition. La poésie n'a rien à prouver, rien à enseigner : — c'est affaire aux sciences et à leurs méthodes, — elle a pour unique devoir de procurer l'émotion esthétique.
 Celle-ci ne résulte ni de la vigueur des raisonnements, ni de l'ingéniosité d'analyses psychologiques, ni de l'éloquence même. Elle dépend essentiellement de la variété et de la qualité des sensations de son et de couleur au moyen desquelles sera suggérée une idée dans l'esprit du lecteur. Que cette idée soit plus ou moins élevée, selon les hiérarchies inventées par les morales, il importe peu. Être le lien commun des sensations créées par l'œuvre d'art, voilà le seul rôle qu'elle ait à jouer.
 Il n'y a donc point à discuter ici, en moraliste, si M. Raynaud a eu tort ou raison d'imposer à son livre en qualité de dominante la considération morale exposée plus haut. Il s'agit de constater si toutes les sensations de son et de couleur créées par l'auteur convergent exactement vers elle, et de négliger à son égard toute autre préoccupation. Or, l'analyse des Cornes du Faune établit,sans qu'il soit besoin d'insister, qu'on se trouve en présence d'une œuvre dont l'esthétique est irréprochable.
 Nul raffinement de musique verbale n'a été négligé. Allitérations, césures, rimes, rythmes, tout concourt à donner à la sensation auditive la caractéristique voulue.
 Quant aux sensations de couleur, c'est-à-dire quant aux spectacles symboliques évoqués par les mots, qu'on en juge par cet exquis poème :

  L'ample étendue est bleue et d'or de tous côtés,
  Sa cuisse nue et son beau torse de héros
  Opposent leur albâtre aux pourpres exaltées
  Des rubis dont palpite, auprès, le « brasero ».

  Le basilic fleurit à ses deux mains croisées
  Et, pantelante comme un cœur au haut des piques,
  Sa lèvre unit pour la prière et les baisers
  Tout le sang du Calvaire aux roses de l'Attique.

  Le col blanc que Nisus aimait chez Euryale
  Ploie un peu sous le faix du front impérial
  Où s'alanguissent les miels blonds du doux Jésus.

  Si l'Ange se révèle au geste qu'est le sien,
  Toute la Bête vit au fond des yeux païens,
  Langueurs! qui mieux qu'Éros ou que Jésus vous eût?



  Ceux que n'auront point charmés les évocations de ces quatorze vers au point de leur en dissimuler la technique n'auront pas été sans y remarquer une manière un peu nouvelle de rimer. Les pluriels se marient aux singuliers; les terminaisons féminines aux masculines; enfin la succession, consacrée par un vieil usage, des rimes masculines et féminines n'est pas observée.
 Si la rime a pour seul but de satisfaire l'oreille, l'alliance de pluriels et de singuliers, dans les mots à terminaison identiquement masculine ou identiquement féminine, n'a rien que de légitime. Dans ce cas, ce sont toujours des syllabes de même quantité qui sont accouplées, et, pourvu qu'elles aient la même articulation, en d'autres termes : qu'elles possèdent la consonne d'appui, elles seront irréprochables : « Héros » et « brasero » s'accorderont à merveille.
 Quant à la rime entre un mot à finale masculine et un mot à finale féminine, elle paraît devoir être absolument rejetée, par cette raison : que le nombre des vibrations sonores de l'une ne se trouve en aucun rapport avec les vibrations sonores de l'autre. « Côté » et « exaltées » ne riment pas. Dans chacun de ces mots, la dernière syllabe est bien tonique, mais dans le premier elle est brève, tandis que dans le second elle est longue.
 En ce qui concerne la succession des rimes, la question est controversée et paraît devoir demeurer insoluble. Ronsard, après n'avoir tenu aucun compte de la régle aujourd'hui classique : « que les masculines et les féminines doivent se succéder implacablement », finit par s'y astreindre,
 M. Raynaud pourrait arguer en faveur de sa manière que certaines terminaisons masculines donnent à l'oreille l'illusion de féminines ; telles sont : air, eil, et autres analogues.
 D'ailleurs, il y aurait mauvaise grâce, en ce moment, où notre poétique française est bouleversée de fond en comble, à trop approfondir la technique des Cornes du Faune. Si l'auteur a quelque peu violenté la rime, tout au moins a-t-il toujours respecté l'assonance, qui est un mode légitime d'accoupler deux vers.
 Il a cru aussi, et grâces lui en soient rendues ! que les rythmes les plus variés trouvaient leur compte et dans notre vieil alexandrin, et dans le poème à forme fixe. Il a composé tout son volume en sonnets, estimant qu'il n'est pas besoin de chercher de nouveaux vêtements littéraires lorsqu'on possède depuis le distique jusqu'au chant royal pour habiller, selon la nuance qui lui convient, chacune de ses pensées.
 M. Ernest Raynaud, bien qu'il ait délaissé la poétique de ses deux premières œuvres : le Signe et Chairs profanes, est encore plus traditionnel que novateur; un beau souffle d'art passe à travers les Cornes du Faune : c'est plus qu'il n'en faut pour la joie des lettrés.

Edouard Dubus.



(1) Par Ernest Raynaud (Bibliothèque artistique et littéraire).


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