Les fumées

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Rachilde, « Les Fumées », Mercure de France, t. I, n° 4, avril 1890, p. 110-112.


LES FUMÉES



 Les fumées montent comme des folles vers la clarté du pays bleu ; elles partent en guerre, les fumées, contre l'implacable azur.
 ... Oh ! Les fumées furieuses, les fumées désespérées, les fumées mauvaises, les fumées inutiles, les fumées malades, les fumées humbles.


 Les longs mufles tendus des usines lancent des tourbillons noirs striés d'étincelles rouges, crêpe lourd d'un deuil larmé de sang, et les spirales effroyables montent, montent à l'assaut du jeune éther, de l'éther divin, éternellement radieux. Elles se ruent dans le vide, les fumées furieuses, s'étalent pour salir, se replient pour souiller plus profondément, se condensent pour engendrer les foudres. Elles déploient l'étendard sombre des cités écrasées par le travail, elles hurlent, elles se tordent, elles cherchent les étoiles pour les voler, comme les pauvres, farouches, volent les pièces d'or... Et le soleil, au matin, les dévore peu à peu, les dissout, les déchire de ses rayons railleurs ; elles deviennent brumes tristes ; ce nuage léger qui fuit l'aurore s'en va loin, n'importe où, pleurer sur des montagnes inconnues toutes les misères dont est plein...


 Les voilà, sortant du champ de bataille, les fumées désespérées, faites d'âcres senteurs de poudre, blanches, à reflets écarlates, puis d'un violet sinistre, balançant leurs aigrettes chaudes aux sommets des arbres tremblants. Les voilà, les rapides, les coléreuses, elles montent, montent, portant des clameurs de victoire ou de terreur. Quelquefois, elles sont toutes jaunes en passant sous le soleil, elles ressemblent à de la chair étendue, à un épais drapeau taillé dans une viande livide éclaboussée d'éclats de bronze... Et le soleil, le soir, prend les fumées désespérées, les rousses, pour s'en nimber à son couchant !...


 Elles se lèvent lentement des marécages malsains, les fumées mauvaises et sournoises ; à leur tour, par les temps du renouveau, les crépuscules tièdes, elles montent en vapeurs suffocantes, portant la fièvre de la terre, tous les miasmes pestilentiels, se dégageant des pourritures secrètes ou des tas de fleurs expirées. Elles sont douces, enveloppantes, comme la fantaisie d'une femme. Elles se réunissent mollement, elles partent pour aller étouffer dans une étreinte caressante l'azur qui rit, le soleil qui se moque... Et le soleil les arrête à mi-chemin, les pulvérise pour les jeter, au printemps, en poignées de pollen sur les grandes prairies vierges...


 Elles montent,les fumées inutiles ; toutes, aussi, elles montent, courageuses, indépendantes, les unes ballottées sur le caprice des vents du nord, les autres frêles, ténues, mais féroces comme des blasphèmes d'enfant. Il y a les soupirs d'amour et les soupirs d'agonie durant les nuits d'hiver. Deci, delà, un flocon blanc pur : l'haleine d'un poète qui se réchauffe en soufflant dans ses doigts transis. Un flocon bleuâtre : la fumée du cigare que savoure l'athée. Un flocon pourpre : l'asphyxie de la fille abandonnée, buée fusant meurtrière par la vitre cassée trop tard. Oh ! les fumées inutiles !... Surtout, par-dessus tout, les inutiles fumées d'encens ! Elles montent, elles montent... Et le soleil hautain fait suinter sur les cités maudites les pleurs des révoltés, les sanglots des prières, les larmes d'amour, en un brouillard froid...


 Comme une nuée diaphane, elles montent par les larges cheminées des hospices, les pâles fumées malades, et les quintes de toux des poitrinaires, les tisanes bouillantes, les respirations courtes des opérés, montent, montent péniblement, se traînant, navrantes, témoignant des tortures inouïes qu'endurent les malheureux punis d'avoir voulu vivre. Oh ! les fumées désolées !... Et, indifférent, le soleil en arrose, l'automne, l'asphalte de nos boulevards : c'est la pluie lugubre de novembre, qui abat les feuilles, une pluie valétudinaire...


 Elles ne sont point montées jusqu'au jeune éther triomphant, les humbles fumées !... Non, elles sont retombées sur les roses fraîches en rosée les exhalaisons des roses flétries. Et les derniers petits souffles des vieux petits oiseaux ont semé, sur les mousses, des gouttelettes amères que le soleil a bues sans les voir !...


 ...Les fumées remontent comme des folles vers la clarté du pays bleu, elles repartent en guerre, les fumées, en guerre contre un implacable azur !...

Rachilde.

 Mars 1890.


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